3. Entre re-création et manipulation

Ces dessins de scènes diverses de Peer Gynt sont des variantes graphiques, dans le contexte de l’illustration, d’un ancien tableau. Les modifications formelles adoptées lors du processus de copie de la composition ont conféré à ce nouveau dessin le statut d’illustration. Le fait même que l’artiste ait re-créé sur une nouvelle feuille sa composition, s’il n’est pas en soi suffisant, participe du moins à l’attribution d’un statut autonome à cette nouvelle oeuvre, aussi dépendante soit-elle du tableau pris comme modèle. Un nouveau pas est cependant franchi lorsque l’artiste ne cherche même plus à reproduire ses compositions, mais prend d’anciennes oeuvres qu’il se contente de manipuler. Le domaine de la gravure lui en offre une possibilité aisée, et Munch utilise un ou plusieurs tirages d’une gravure antérieure dont il ne fait qu’altérer ou ajouter certains éléments, considérant ces modifications comme suffisantes pour rendre l’image littéraire. Les aménagements inconscients que l’artiste opérait dans une reprise du motif dictée par les préoccupations littéraires doivent dès lors laisser place à des retouches ponctuelles, réfléchies et donc chargées d’une signification précise, ce qui nécessairement restreint la liberté d’improvisation.

Pour la scène entre Skule et le scalde Jatgeir des Prétendants à la couronne, Munch abandonne le contexte dramatique – « une grande halle dans le palais royal d’Oslo. Le roi Skule préside un banquet avec sa hird et ses chefs » - pour se concentrer sur le portrait des deux hommes et leur confession mutuelle. Skule avoue le doute qui le taraude sur sa légitimité de roi, et interroge Jatgeir sur sa vocation d’artiste, que celui-ci explique par sa souffrance : « ‘J’ai reçu le don du chagrin, et alors, j’ai été scalde ’». Par l’emploi habituel de ses ‘pathos formulae’ personnelles, l’artiste a voulu pour restituer le désarroi qui domine cette conversation faire appel à sa propre iconographie de la tristesse, celle qu’il a matérialisée dans Mélancolie (fig. 38) : la souffrance de l’homme assis sur le rivage trouve sa signification dans la vision du couple qui se promène à l’arrière-plan. L’artiste avait déjà eu recours à l’emprunt iconologique, puisqu’il reprenait dans le contexte d’un drame moderne la figure de l’homme penché, triste, la tête appuyée sur le coude, héritée de la Melencolia I de Dürer que Klinger avant lui avait déjà mis au goût du jour. Mais la signification du modèle originel avait été délaissée au profit de l’expressivité plastique, et le parallèle entre le sentiment de mélancolie et le mythe du génie de l’artiste présent chez Dürer avait été occulté dans le tableau.776 Toutefois, lorsque l’artiste entend reprendre la composition dans ses illustrations, c’est essentiellement pour des raisons thématiques qui font resurgir le sens initial du motif de Dürer, tout en l’ingérant dans la composition personnelle du tableau.

Munch reprend donc quinze ans plus tard une gravure réalisée en 1901, Mélancolie III, et procède sur un tirage (fig. 146) à des ajouts à la gouache destinés à restituer le contexte des Prétendants : un second personnage apparaît à gauche, debout, à la place du bateau et du couple au fond, faisant disparaître toute problématique de jalousie amoureuse au profit de la conversation intellectuelle. Quelques retouches transforment la maison en église et indiquent vaguement une ville à l’arrière-plan.

La manipulation était-elle une tentative considérée comme infructueuse, ou ne s’agissait-il pour l’artiste que d’une opération intermédiaire ? Toujours est-il qu’une nouvelle gravure (fig. 147) voit le jour, où la composition est reprise – curieusement inversée – mais entièrement recréée, ce qui permet dans cette nouvelle d’atteindre non seulement l’équilibre entre contexte dramatique et expression symbolique personnelle, mais également une unité avec les autres gravures de la même pièce qui aurait indiscutablement été rompue. L’artiste exploite également les qualités du bois qu’il a choisi pour illustrer cette pièce. Dans un nouveau décor – une plaine vide et désolée - la brume créée par les fibres de la planche enveloppe les personnages dans une atmosphère étrange, comme si la nature elle-même était mélancolique. Cette symbiose entre l’état de tristesse des acteurs et celui de la nature s’apparente tant avec le vocabulaire de Munch qu’avec celui d’Ibsen, en particulier dans sa dernière pièce, et Munch réutilisera plusieurs fois la composition de Mélancolie dans ses illustrations de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (fig. 148) ou opérera une synthèse entre cette oeuvre et Cendres (fig. 149).

Le souci de reconstitution dramatique n’est pas allé jusqu’à opérer une caractérisation des personnages, et tant dans la gravure finale que dans le tirage modifié, la physionomie des deux hommes est délibérément gémellaire, l’artiste axant son interprétation sur le propos de l’auteur qui, au-delà des différences de statut et de vocation, voit leur fragilité commune. L’investissement narcissique n’est pas non plus absent de cette représentation, et la scène peut également se lire comme un double portrait littéraire, celui de Munch et Jappe Nilssen. L’intimité qui liait Munch à son parent et ami poète, étant autant intellectuelle qu’affective, et leur correspondance comporte plusieurs allusions à leurs longues conversations sur l’art. La lecture biographique est également étayée par celle du tableau Mélancolie, particulièrement complexe : on y voit généralement la douloureuse situation de Nilssen, engagé à l’époque dans une relation amoureuse triangulaire. Mais Munch aurait aussi bien pu peindre sa propre situation, très similaire. La stylisation morphologique ne contribue pas à déterminer l’identité du modèle, mais au contraire cultive l’ambiguïté ; le tableau est de fait un autre exemple de la tendance de l’artiste à opérer une fusion de plusieurs modèles différents. La formule d’A. Eggum selon laquelle Munch utilise un tiers « ‘comme point de départ pour enrichir une image objective avec ses réminiscences personnelles’ »777 s’applique de façon tout aussi pertinente dans son rapport à l’oeuvre littéraire.

Les reprises d’anciennes oeuvres et leur modification témoignent de la réelle volonté de l’artiste d’établir une sorte de dialogue entre les deux mondes pour atteindre une fusion artistique. La tentative d’inverser les rapports – au lieu d’insérer son motif propre dans le contexte dramatique, insérer les personnages dans son contexte graphique - considérée par Munch comme un échec dans Les Prétendants, est réitérée dans les commentaires faits en toute intimité et liberté sur John-Gabriel Borkman. Une des versions de La Marche de Borkman (fig. 150) est un dessin issu d’un frottage d’une gravure sur bois, un Paysage hivernal réalisé en 1913778, auquel a été ajoutée au fusain la figure de Borkman, coupée en buste dans le coin en bas à droite de l’image. La physionomie du personnage est inspirée d’une autre version de la scène, mais dont le traitement particulièrement tragique779 - les orbites noircies, raturées des sourcils jusqu’aux paupières, parfois le trait descendant jusqu’aux joues comme des larmes de sang, l’aspect émacié du visage - a été adouci, le symbolisme laissant place à la caractérisation réaliste. La transposition du paysage comme décor de la pièce d’Ibsen est pertinente, et a pu être envisagée après les divers dessins sur la scène, dont les sapins lourds de neige et les feuillus dénudés rappelaient le paysage de la gravure. Ici, tant la petite maison qui apparaît dans le fond grâce à son toit blanc que la forêt au centre de l’image sont en accord avec le texte, et offrent une composition reposant sur l’équilibre des formes et des valeurs, la large masse du sapin à gauche faisant pendant aux trois maigres troncs à droite. La silhouette de Borkman aurait pu s’insérer avec bonheur dans ce paysage, n’eût été la masse enneigée d’un buisson au centre au premier plan, contrepoint formel naturel dans le paysage de la gravure, mais qui dans l’illustration se heurte à l’ajout du personnage. La transposition n’est guère satisfaisante ici ; elle est réitérée dans la dernière scène, La Mort de Borkman. Dans un autre tirage (fig. 151), l’artiste a cette fois oblitéré tout le quart de la gravure en bas à gauche, supprimant le problématique monticule de neige, et a par-dessus dessiné au crayon gras la masse gisante de Borkman, n’en traçant que les contours parfois indéfinis et suggérant le visage et les mains par des traits nerveux, horizontaux. L’ajout de ce corps étranger à l’image existante, visible assez nettement car l’artiste n’a pas cherché à camoufler la ligne de jonction par les contours de la silhouette, est à l’image du caractère intrus du corps dans une nature déserte. La masse blanche de l’homme s’affirme ainsi contre le noir du ciel et des arbres dans la partie supérieure, mais se mêle plus ou moins distinctement aux traits blancs du sol. Contrastant avec les courbes de la silhouette, les stries du bois apparaissent en lignes droites et horizontales, comme l’évocation du vent qui balaie la scène. L’opposition entre le dynamisme du monde naturel et le poids immobile du corps trouverait son expression grâce à la technique de la gravure mais, malgré la reprise au crayon de l’enchevêtrement des lignes, l’unité reste malgré tout rompue par la juxtaposition de deux techniques et l’expérimentation est plus louable que concluante. L’artiste n’en était pourtant pas à ses premières armes dans le domaine de la technique mixte impliquant la gravure sur bois, et certaines oeuvres, comme son affiche de 1897 reprenant Tête d’homme dans les cheveux d’une femme780 ou une des versions de Madone de 1902781, ont atteint dans la combinaison des techniques lithographique et xylographique une unité – au point parfois de rendre leur identification difficile - et une expressivité remarquables. Ici, le résultat n’est pas l’enjeu essentiel dans cette création polymorphe où l’expérimentation technique le dispute au désir de mise en référence littéraire.

Ces essais de fusion au sens littéral d’oeuvres personnelles et de la fiction littéraire restent ponctuels. Ils consacrent l’évolution de l’artiste qui se tourne toujours plus vers son oeuvre et cherche à unir deux créations indépendantes plutôt que de donner corps à une nouvelle oeuvre inspirée par le matériau littéraire auquel elle serait soumise. Les exemples d’équilibre atteint ne se trouvent cependant pas dans ces manipulations aboutissant à des oeuvres hybrides, mais dans les créations nouvelles où l’artiste a consenti à reprendre dans le contexte d’Ibsen son oeuvre propre ; sur la même scène de la Mort de Borkman, une autre version (fig. 152), directement héritée par la série des Nuits étoilées est beaucoup plus convaincante.

La série, qui évoque tant thématiquement que stylistiquement Les Nuits étoilées de Van Gogh782, naît dès les années 1890 mais trouve son accomplissement dans le paysage d’Ekely dans les années 20 (fig. 153)783. Elle décrit une nature immense et majestueuse, adoucie par la couverture uniforme de la neige, baignée dans une monochromie d’un bleu profond que n’interrompent que les lueurs scintillantes de la ville dans le lointain et du ciel étoilé, où la présence humaine est réduite à une seule ombre qui, du perron, se dessine sur le sol enneigé – vraisemblablement l’artiste, spectateur à distance, exclu ou exilé volontaire de l’agitation de la vie sociale, qui paraît bien dérisoire dans l’immensité de la nature. OEuvres dans la plus pure tradition germanique, mais bien loin du ‘« sentiment romantique de la pitoyable insignifiance humaine face aux pouvoirs terrifiants de la nature’ »784, les Nuits étoilées expriment au contraire la sérénité mélancolique de l’homme dont les souffrances s’apaisent dans le sein bienveillant d’une nature maternelle.

Un sentiment bien proche de celui qui domine le dénouement du drame de John-Gabriel Borkman, dont les dernières lignes - « ‘Un mort et deux ombres – voilà ce qu’a fait le froid’ » - s’accordent trop bien au monde pictural de Munch pour que celui-ci ne s’y arrête pas. Une des versions de la première scène de l’acte IV785 fait également l’objet de résurgences formelles du tableau, mais l’atmosphère dramatique tout autre ne permet pas d’atteindre la symbiose entre texte et image et la puissance expressive du dessin au fusain T 2421. Munch reprend la vue d’Ekely, mais d’un angle plus rapproché, vue que l’artiste avait certainement en s’éloignant de sa maison et en procédant jusqu’au fond de sa propriété. La ville illuminée s’impose au centre de l’image ; elle correspond parfaitement à la dernière tirade de Borkman, qui dans une dernière vision décrit son royaume constitué de bateaux navigant, d’usines en marche, toutes manifestations du génie humain. Puis l’homme s’affaisse et la nature reprend ses droits. Comme dans le croquis T 195-99, les trois ombres des personnages se profilent sur le sol enneigé ; cette fois-ci cependant, les êtres humains ne sont plus visibles, le procédé reprend la valeur expressive qu’il avait dans Nuit étoilée.

La date donnée dans le catalogue de 1975, entre 1916 et 1923, semblerait indiquer l’antériorité de ce dessin au croquis de T 195-99, et surtout à la série des Nuits étoilées de 1923-24. Mais la datation de 1916-1923 a suffisamment été battue en brèche en ce qui concerne les autres dessins – notamment T 2116 (fig. 31) et T 2110, datés grâce au journal de Ravensberg en 1910786 - pour être prise avec les plus grandes réserves. Il n’est pas totalement impossible que l’illustration de la mort de Borkman ait été l’occasion pour l’artiste d’étudier le paysage d’Ekely, ce qui aurait abouti ultérieurement aux Nuits étoilées, mais outre que la datation 1916-1923 est plus intuitive qu’argumentée, cette hypothèse est infirmée par la domination iconographique du tableau. Le travail du ciel (contrairement à celui de T 195-99) est directement hérité de la série ; également plus proche d’elle que du texte, l’ombre portée de Borkman en désaccord avec l’action dramatique, Borkman gisant sur le banc pouvant difficilement projeter la même ombre que les deux femmes debout qui l’observent.

L’artiste a-t-il voulu respecter plus fidèlement le texte dans la gravure qu’il réalise sur la scène787 ? Seulement deux ombres apparaissent dans le paysage nocturne, vraisemblablement pris du même angle de vue que T 2421 ; pourtant, une tout autre atmosphère domine. La partie inférieure de l’image est creusée en bandes horizontales assez larges, qui laissent transparaître cependant les masses sombres de deux ombres. Au contraire, la partie supérieure est pour l’essentiel laissée vierge, les veines du bois sillonnant l’image horizontalement, donnant l’impression d’une brume hivernale. Le ciel étoilé, lumineux et plein d’espoir du dessin a disparu, et le paysage se découpe sèchement sur l’obscurité. Les lignes sont anguleuses, à droite le sapin enneigé s’est changé en un arbre dénudé, aux branches dressées comme autant de griffures dans le bois, tandis que la ville se devine par des formes abstraites creusées en petites touches isolées. Le choix de deux ombres au lieu de trois permet une parfaite adéquation au texte ; néanmoins, on ne peut s’empêcher de trouver dans le dessin au fusain une atmosphère beaucoup plus proche de celle du drame, car l’artiste au prix de libertés avec la situation a pu conserver la puissance expressive du tableau source d’inspiration. L’ombre de Borkman se dresse face à celles des deux soeurs, toujours l’une contre l’autre et l’une plus petite que l’autre, comme si sa mort permettait enfin aux trois protagonistes de renouer un dialogue interrompu pendant tant d’années. La paix qui empreint ce dessin est bien celle que recèlent les dernières phrases du drame, lorsque les deux soeurs se réconcilient. L’équilibre de la composition, la gradation harmonieuse des valeurs dans le tracé au fusain, la douceur des formes arrondies des arbres, des ombres et du ciel, restituent l’atmosphère d’apaisement mélancolique et la dimension métaphysique présentes tant dans les Nuits étoilées que dans le dénouement de John-Gabriel Borkman.

Notes
776.

Le thème de la Mélancolie dans l’art a été abondamment traité, mieux que quiconque par Panofsky. Pour une étude interdisciplinaire du sujet, cependant, voir l’anthologie éditée par J. Radden, The Nature of Melancholy – From Aristotle to Kristeva, Oxford University Press, 2000, 373 p.

777.

« Le personnage au premier plan eut pour modèle Jappe Nilssen, écrivain débutant, âgé de vingt et un ans, ami et parent de Munch, qui pendant l’été passé à Åsgårdstrand, eut une liaison passionnée avec l’artiste Oda Krohg, l’épouse de Christian Krohg et de dix ans l’aînée de Jappe.

Les pages du journal de Munch concernant cette période mêlent les remarques sur l’amour tragique de son ami et ses propres souvenirs de sa liaison, six ans plus tôt, avec une autre femme mariée, au même endroit et au même âge. Ces notes presque frénétiques, rappelant ses expériences érotiques chargées d’angoisse, tout comme ses notes ultérieures, indiquent que Munch utilise les sentiments de son jeune ami comme point de départ pour enrichir une image objective avec ses réminiscences personnelles ». A.Eggum in cat.1991-92, Paris-Oslo, pp. 224-225.

778.

Paysage hivernal, 1913, gravure sur bois, 501x743, G/t 655.

779.

Borkman marchant dans la neige, encre, plume et lavis, 293x224, T 2054.

780.

Affiche d’exposition au Diorama de Christiania, 1897, poster lithographique imprimé en rouge, vert, noir et or, 63.5 x 47, MM B 2242.

781.

Madone, 1902, lithographie et gravure sur bois en couleur, 55.7 x 35, Collection Epstein, USA (#136.4).

Sur ces deux oeuvres, voir E ; Prelinger & M. Parke-Taylor, The symbolist prints of Edvard Munch, New Haven-Londres, pp. 99-105 et 152-155.

782.

Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, septembre 1888, huile sur toile, 72.5 x 92, localisation actuelle inconnue.

Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, juin 1889, huile sur toile, 73 x 92, New York, Museum of Modern Art.

783.

Nuit étoilée I, 1923-24, 139 x 119, M 9 (fig. 153) ;

Nuit étoilée II, 1923-24, 119 x 98, M 32.

784.

R. Rosenblum, Peinture moderne et tradition romantique du Nord, Paris, 1996, p. 114.

785.

Borkman sur le perron, 1927-30, encre, 208x170, T 195-99.

786.

T 2110 n’est pas mentionné dans le journal de Ravensberg, mais il est exécuté sur un papier identique à T 2116, ce qui pour les conservateurs du musée Munch, est un indice presque certain d’une création contemporaine.

787.

John-Gabriel Borkman, gravure sur bois, 370x400, G/t 677.