4 - De la transposition à la paraphrase littéraire

Ces deux oeuvres montrent la fragilité de l’équilibre souvent atteint par l’artiste, mais parfois également rompu, entre dialogue et appropriation artistique. En effet, si le recours à son univers propre peut concourir à une création commune issue des deux oeuvres, il peut également entraîner l’artiste sur le chemin inverse de celui qu’il a suivi dans les premières oeuvres inspirées par Ibsen : alors qu’il soumettait la forme plastique à l’expression textuelle, Munch ici soumet la fiction à l’expression de sa propre création. Lorsque l’image n’a plus pour vocation la transposition visuelle d’un récit, mais qu’elle est utilisée comme simple commentaire de la situation, ou que le récit inversement est exploité comme variante littéraire de l’image, quel statut possède le dessin dans un rapport qui est opposé à celui de l’illustration ?

Un certain nombre de dessins consacrés à Quand nous nous réveillerons d’entre les morts méritent une étude, car ils portent – une fois n’est pas coutume – la marque de la volonté de l’artiste de leur statut illustratif, et ainsi éclairent d’un jour nouveau le glissement de Munch du texte à l’image : comment, partant de la fiction, il la délaisse en cours de route pour renouer avec son propre univers.

Quand nous nous réveillerons d’entre les morts est la seule pièce pour laquelle l’artiste a signalé des passages précis à illustrer : unique cas de mise en rapport concret, entre texte et image dans le cadre du livre, une feuille insérée entre les pages de l’édition en sa possession788, datée entre 1912 et 1918 (fig. 33). Placée à la fin de la grande scène entre Irène et Rubek au deuxième acte, elle est donc la production qui se rapproche le plus du concept de l’illustration au sens strict, et se voulait une tranposition visuelle de la situation décrite immédiatement à côté, du moins pour l’un des deux croquis. Dans la partie gauche figurent en effet Irène et la Nonne (une vision hors du contexte dramatique), à droite l’image restitue la confrontation entre Irène et Rubek. L’artiste est allé jusqu’à cocher dans la marge de l’ouvrage des lignes précises : à la fin de la scène, qui est aussi celle de l’acte II, Irène et Rubek sont interrompus par Maja et Ulfheim qui partent chasser. Maja, qui a retrouvé sa liberté, souhaite à Rubek une « bonne et calme nuit d’été dans la plaine ». Rubek prend alors conscience de ce qu’il a laissé échapper :

‘« RUBEK 
Une nuit d’été dans la plaine. Oui, c’est cela qui aurait été la vie.
IRENE, brusquement, avec une expression sauvage dans les yeux
Veux-tu une nuit d’été avec moi, dans la plaine ? »’

Tout en appelant Rubek « Mon bien-aimé Maître et Seigneur », Irène porte la main à sa poitrine où elle a caché un poignard, mais s’arrête brusquement, car « la tête de la Diaconesse est apparue, à peine visible, entre les buissons à gauche. Ses yeux sont pointés vers Irène ». C’est cette didascalie qu’a cochée l’artiste.

Quelques lignes plus bas, lorsque Rubek reprend :

« RUBEK
Une nuit d’été dans la plaine. Avec toi. Avec toi. (Ses yeux rencontrent les siens) Oh, Irène – cela aurait pu être la vie – Et nous l’avons gaspillée. – Nous deux.
IRENE
Nous ne voyons l’irrémédiable que lorsque – (s’arrête net)
RUBEK
Lorsque ?
IRENE
Lorsque nous nous réveillons d’entre les morts »,

Munch a annoté en marge « Sommernatt », « nuit d’été ». Quelques pages plus haut, dans la même scène, il avait également coché plusieurs passages correspondant aux parallèles qu’il faisait entre son oeuvre propre et celle du sculpteur : les répliques de Rubek :

‘« Je suis devenu mondialement célèbre dans les années qui ont suivi – Le Jour de la Résurrection est devenu plus important – et plus étoffé dans mon esprit » ;’ ‘« Et de la terre émergeaient des êtres avec des visages d’animaux – des femmes et des hommes – comme si je les connaissais réellement » ; ’ ‘« Je l’appelle le regret d’une vie gaspillée – Il est assis là et plonge ses doigts dans l’eau courante pour les purifier, - et il souffre à l’idée qu’il n’y arrivera jamais » ; ’

la réplique d’Irène

‘« parce que tu es mou et hébété et plein d’indulgence pour toutes tes pensées et tes actions – tu as tué mon âme – et maintenant tu te représentes avec tes regrets et ta prise de conscience, (sourit) et tu crois que cela suffit à régler les comptes » - ’

s’applique quant à elle certainement plus à la lecture biographique que Munch en fait, non en ce qui le concerne, mais pour son couple d’amis : dans la marge, il a écrit « Stachu og Ducha », explicite parallèle à la passion douloureuse entre ses amis Przybyszewski et Dagny Juel, qui comme les héros de la pièce, se terminerait tragiquement. 789

Le passage étudié constitue donc le paroxysme dramatique de la pièce, augmenté de la révélation de la mystérieuse signification du titre ; atmosphère ambivalente, dans laquelle la prise de conscience déchirante de la part des deux protagonistes s’éclaire d’une lueur d’espoir dans une nouvelle réunion, lorsqu’ils décident de partir en quête de cette nuit d’été.

L’illustration de Munch reprend la scène dans une composition axée autour des deux amants assis l’un contre l’autre, presque dos à dos, sans se regarder : Rubek tourne légèrement la tête dans la direction d’Irène, et l’on comprend qu’il s’adresse à elle tandis qu’elle l’écoute, tête baissée. Légèrement en retrait, la Diaconesse, debout, est le témoin silencieux de cette conversation douloureuse. Sa présence est significative ; en l’insérant, l’artiste ne cherche pas à rendre l’action dramatique – Irène sur le point de poignarder Rubek, interrompue par la Diaconesse – ni l’atmosphère dominant le moment choisi – le bref instant de communion à la chute de l’acte. En revanche, il représente simultanément l’irruption de la Diaconesse à la fin de la scène et l’atmosphère prévalant jusque là, gardant de cet acte l’image de l’homme et la femme inaccessibles l’un à l’autre, tous deux accablés par un destin inexorable symbolisé par la figure droite et silencieuse de la Nonne. Le dessin est épuré et linéaire, les personnages tracés en quelques traits fins, comme dans l’autre version de la même époque, T 2419 (fig. 148). On y retrouve Rubek et Irène assis chacun de son côté, mais la distance entre eux s’est accrue et leur solitude intérieure n’en est que plus visible. La diaconesse a disparu, laissant le couple face à lui-même. Le décor a quelques affinités avec les indications de l’auteur pour le deuxième acte – « ‘le paysage s’étend comme une étendue sans fin, sans arbre, qui se termine par un large lac de montagne’ ». Bien que Munch dans la courte note écrite au-dessus du dessin, qui relie la pièce à sa rencontre avec Ibsen en 1895, intitule la scène Irène et Rubek à la source 790, nulle source n’apparaît. C’est au contraire un décor maritime : la jetée et les arbres au loin, la ligne sinueuse du rivage et ses énormes rochers sont les attributs de la côte d’Åsgårdstrand qui accompagnent la plupart des scènes de la Frise de la Vie. Munch restitue différemment la valeur symbolique accordée dans le texte à l’élément de l’eau en tant qu’élément purificateur - l’action de Rubek qui dans la scène se lave les mains, correspond à sa régénération morale qu’il entreprend au même moment – bien que l’action ne soit pas pour autant dénuée d’ambiguïté par la charge de la référence biblique.

Ce transfert du décor d’un lac de montagne vers un décor maritime est loin d’être anodin, puisqu’il remet en cause toute la logique dramatique, mais aussi la symbolique du décor de la pièce, dont l’évolution en trois endroits différents, suivant l’ascension de la montagne - au sanatorium en bas au premier acte, près de ce lac sur le plateau désert au second acte, sur les sommets au dernier – accompagne la libération spirituelle des protagonistes. Pourquoi donc modifier le décor, puisque récit et écriture sont ainsi bouleversés sans que cette modification apporte en contrepartie un surcroît d’expressivité ? En réalité, le choix est exclusivement dû au vocable relevé dans le texte, cette « nuit d’été » qui relie toute une série de tableaux de la Frise de la Vie, et qui fait basculer l’artiste dans son propre univers pictural, dans lequel il entend insérer la scène. Celle-ci devient une transposition de Mélancolie : l’homme accablé, assis au premier plan devant le rivage. L’artiste lui a pour les besoins de la trame ajouté son pendant, Irène, dont la silhouette blanche assise sur les rochers est héritée du tableau Inger sur la plage 791.

Mais la position de l’homme est accentuée par rapport à celle du héros de Mélancolie. Voûté, tête baissée, un bras soutenant sa tête, l’autre coude reposant sur les genoux, il opère un syncrétisme des formules de Mélancolie et Cendres.

Les libertés prises avec la pièce pour un dialogue toujours plus unilatéral entre oeuvre et image étaient encore permises par cette démarche inhabituelle de mise en rapport direct entre les deux oeuvres : soit par l’insertion dans le livre, soit par la légende, l’artiste rééquilibrait ce que l’iconographie mettait en danger et revendiquait le statut d’illustration. Lorsqu’il reprend la pièce beaucoup plus tard sur le carnet T 195 (entre 1927 et 1930), les croquis réalisés en autant de reprises de La Frise de la Vie, montrent la progressive dissolution de ce lien ténu.

Le drame d’Ibsen traitant de sentiments évoqués aussi bien dans Cendres – l’amertume et la trahison amoureuses - que Mélancolie – la souffrance de l’artiste, l’immensité de la nature à côté de laquelle les tourments humains sont dérisoires - T 195-65 (fig.149) est encore un syncrétisme réussi du contexte dramatique et des deux tableaux : le décor est donc partagé entre le rivage maritime à gauche et la clairière rocailleuse de la forêt de Cendres – un décor qui est aussi, en réalité, celui de Sphinx. Une forêt qui n’est plus faite de troncs morts, mais d’arbres touffus et vigoureux. Au premier plan, Rubek a repris la pose de T 2419, tandis qu’Irène se tient droite, face au spectateur. Sa nudité indique son caractère de modèle, sa posture diffère de celle de Cendres : ses mains ne reposent pas sur la tête, mais légèrement au-dessus, ce qui confère à tout son maintien un caractère hiératique ; la pose frontale, totalement figée – les jambes serrées l’une contre l’autre, les pieds en danseuse, les bras levés – et l’inexpressivité du regard font d’Irène une figure déshumanisée dont Rubek accablé se détourne. Leur incompatibilité générique est marquée formellement par la disproportion de taille entre les personnages et par le graphisme, qui noircit la figure de Rubek par un réseau de hachures plus ou moins serré, en contraste avec la silhouette claire d’Irène, où le trait se limite aux contours anatomiques, se découpant contre la forêt. La scène devient pure expression symbolique du drame vécu : celui du mythe de Pygmalion, mais un mythe inversé ou, au lieu de donner vie à sa création, Rubek a changé un être humain en statue : c’est le drame de l’artiste que de posséder « le regard de la Gorgone »792 qui déshumanise ce qu’il voit. Munch a admirablement retranscrit cette référence latente, au prix de la compréhension dramatique, libérant la scène de tout oripeau réaliste pour la situer dans le monde symbolique et mythologique.

C’est lorsqu’il sait adapter l’expressivité symbolique de son écriture à la trame fictionnelle des pièces d’Ibsen que Munch atteint cette augmentation iconographique qui est la justification de l’illustration. Mais les croquis succédant à celui-ci et utilisant le biais de la transposition amorcent déjà la rupture de ce fragile équilibre et entraînent l’artiste vers un simple dialogue avec lui-même dans lequel le texte n’est plus qu’un outil : T 195-78 et 79, malgré le traitement plus narratif – ou peut-être pour cette raison – appartiennent avant tout au registre de Cendres.

La ponctuation régulière du carnet T 195 par des dessins indiscutablement inspirés par la pièce (T 195-64, T 195-80,87,157,158) ainsi que celle de John-Gabriel Borkman (T 195-117, T 195-119) portent à étudier de près tous les croquis du carnet : l’homme assis sur un fauteuil, accablé (T 195-63,67,68), est-il Rubek ? La femme qui prend une pose de modèle (T 195-82)793 est-elle une évocation du passé d’Irène ? Ces hypothèses, non retenues dans le catalogue de 1975, restent très plausibles au regard des dessins qui les environnent. De même, on remarque, dans cette série d’une certaine unité stylistique, la réapparition de compositions de plusieurs tableaux de la Frise de la Vie, dont le thème s’accorde avec certains sentiments exprimés par les protagonistes de la pièce.

Le dessin suivant immédiatement Irène et Rubek-Cendres 794 reprend le double décor de la scène, mais remplace le couple par un homme de face au milieu des arbres, tandis qu’un couple se promène sur la plage : syncrétisme des thèmes et compositions de Mélancolie et Jalousie – deux oeuvres au sujet en définitive très proche. Cette intrusion de Jalousie dans le monde d’Ibsen est certainement dûe à la lecture biographique que Munch en fait, puisque le tableau mettait en scène le couple de « Stachu et Ducha » tel que la scène illustrée immédiatement avant par l’artiste lui évoquait. Jalousie était un tableau des relations quelque peu perverses entre le couple ; les témoignages, que la confusion (ou la partialité malveillante, comme celle de Strindberg) rend sujets à caution, semblent indiquer que Przybyszewski réclamait un ménage à trois dont il était le premier à souffrir795, le tiers représenté dans le tableau étant parfois interprété comme Munch, mais en fait plus vraisemblablement Strindberg. Cette relation ambiguë est assez proche du jeu aigre-doux auquel se livrent Rubek et Maja, dans lequel une certaine jalousie le dispute malgré tout à la lassitude conjugale. Jalousie est également le sentiment dominant chez Irène, lorsqu’elle fait la connaissance de la jeune épouse de l’homme qu’elle aime. Le parallèle a d’ailleurs déjà amené l’artiste dans une de ses toutes premières illustrations, une vision des trois femmes de la pièce fortement héritée de Sphinx (fig. 72), à représenter Maja près d’un arbre, tendant la main comme pour cueillir une pomme – image explicite sur laquelle repose la version principale de Jalousie (fig. 63).

Pourtant, malgré les parallèles, l’artiste n’a pas cherché à exploiter les possibilités que lui offrait le drame. De fait, il est difficile d’identifier précisément la scène, de toute évidence allégorique et hors du contexte dramatique : s’agit-il vraiment de Rubek, jaloux de l’idylle naissante entre Maja et Ulfheim ? Pourtant, ce sentiment est à peine évoqué, et n’a aucun rôle dramatique, puisque la rupture de Rubek et Maja se consomme sans heurt, naturellement, au fur et à mesure que les deux protagonistes (re)trouvent leur alter ego. Le seul personnage réellement rongé par la souffrance amoureuse est en réalité Irène, mais ce n’est pas elle que l’artiste a choisi de placer en tant que victime. Le rivage de Mélancolie, par son lien avec la scène de l’acte II, pourrait également indiquer que le couple est celui de Rubek et d’Irène, mais cette hypothèse se heurte au personnage principal – à moins que la vision du couple soit plus mémorielle que réelle (comme le couple de Mélancolie pouvait être le souvenir du personnage/Munch).

Les affinités thématiques ne suffisent dès lors pas à faire de ce dessin une illustration, et l’image appartient avant tout au monde de Munch. Le même déséquilibre empreint le croquis T 195-85, qui reprend la composition de la Danse de la Vie, même si les héroïnes évoquent les personnages de la pièce, notamment la silhouette de la jeune fille en blanc, transposition exacte de celle d’Irène dans le croquis légendé par Munch Les morts se réveillent 796. Entre ce dessin et celui mettant en scène indiscutablement Irène et la Diaconesse (T 195-87), une variante de Vampire (T 195-86), tableau qui peut également exprimer la passion déchirante de Rubek et Irène, « ‘cette lutte entre l’homme et la femme que l’on appelle l’amour’ ».797

Ces croquis exécutés à la suite, comme une « Frise de la vie de Rubek et Irène », ne sont en définitive qu’un jeu de références rapides et éphémères. Même si un lien thématique avec la pièce est indiscutable, ils consacrent en réalité le retour du peintre vers son propre univers. Les parallèles eux-mêmes sont souvent partiels, issus d’un point commun plus que d’une totale identité de destin. Une des raisons de ces transpositions en série apparaît à la lecture du texte de Munch sur sa Genèse de la Frise de la vie. Dans ses souvenirs sur la rencontre avec Ibsen en 1895, l’artiste établit des parallèles thématiques entre Quand nous nous réveillerons d’entre les morts et plusieurs de ses tableaux (annexe 4) : Sphinx en tout premier lieu, mais également Mélancolie et Jalousie, qu’il décrit comme « ‘le Polonais qui gît une balle dans la tête ’». Comme souvent, l’artiste opère un amalgame entre oeuvre, lecture biographique et référence littéraire : le couple de Przybyszewski et sa femme Dagny, qu’il met en parallèle avec les héros d’Ibsen, lui a effectivement servi de modèle pour son tableau de Jalousie, mais le Polonais ne « gît une balle dans la tête » ni dans un tableau ni dans la vie ; c’est sa femme qui a été victime du coup de feu sanglant. Le caractère approximatif des références, tant verbales que littéraires ou artistiques, fruit de l’esprit de Munch plus intuitif et spontané qu’exact, est une des explications de ces va-et-vient entre texte et image dans un cadre nébuleux hors de toute hiérarchie ou logique.

Insertion décroissante dans le contexte fictionnel, puis simple commentaire à la fiction, l’image reprend sa distance avec le texte. Le mouvement circulaire qui a poussé le peintre à abandonner son oeuvre pour se plonger dans celle d’Ibsen, puis subtilement revenir vers son matériau premier, s’achève avec l’utilisation du contexte littéraire en tant que prétexte à exploration de ses propres compositions. Les apparitions de Cendres ou Vampire à côté des illustrations de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts étaient un dialogue à distance, la composition initiale n’étant pas mise en cause. La transposition littéraire de Jalousie montrait déjà une exploration formelle par la fusion de deux tableaux antérieurs, permise par le prétexte dramatique vite abandonné. La même démarche de variantes graphiques autour du thème pictural, marque certains croquis de Peer Gynt, dans lesquels l’épisode littéraire permet à l’artiste de découvrir de nouvelles significations à sa propre composition. La nature de la fiction se révèle en définitive être de peu d’importance, puisque les mêmes tableaux resurgissent quelle que soit la pièce évoquée : Mélancolie est appliqué aussi bien aux Prétendants qu’à Quand nous nous réveillerons d’entre les morts ; également pour cette pièce La Danse de la Vie, Cendres et Sphinx, qui réapparaissent dans Peer Gynt. Délaissant le récit pour se concentrer sur le sentiment archétypal, l’artiste finit par prendre la fiction comme prétexte pour renouer le dialogue - avec lui-même.

Quatre dessins ainsi qu’une hectographie, recensés comme illustrations de la scène de Peer et les filles des pâturages, reprennent ainsi les compositions des tableaux déjà étudiés dans des variantes graphiques stylistiquement et sensiblement très différents. La Danse de la Vie (fig. 140) et Sphinx (fig. 139) sont des visions douloureuses du rapport amoureux, des poèmes symboliques, transcendant le portrait individuel dans une réflexion métaphysique. Les dessins présentés, eux, sont croqués rapidement. L’hectographie, par exemple, a été réalisée pour commenter une situation précise, et n’a pas d’ambition autre que d’exprimer la pensée du moment de son auteur. L’atmosphère est – apparemment - gaie, le paysage souriant, les personnages bien vivants ; le style est léger et réaliste, anecdotique, au bord de la satire, très proche en effet des dessins de Peer Gynt.

L’image la plus réceptive au contexte dramatique est l’hectographie (fig. 155). Dans une composition transposée de la Danse de la vie, elle retranscrit la dernière phrase de la scène entre Peer et les bergères : «  ‘Elles dansent sur les coteaux avec Peer Gynt au milieu d’elle’ . ». En effet, l’homme au centre fait valser une jeune fille, tandis qu’autour d’eux les deux autres attendent leur tour . Le paysage est bucolique, assez proche des indications de l’auteur (« ‘coteaux bas et dénudés au pied des hautes montagnes’ ») ; les filles sont jolies, bien qu’ordinaires. La fille en noir, bien campée sur ses deux jambes, est quant à elle plus vulgaire que tragique. Le couple n’est également qu’une lointaine résonance de celui de la Danse de la vie : si l’homme paraît grave, la jeune femme est souriante. Par sa coiffure et sa robe fleurie, elle s’apparente en réalité beaucoup plus à un autre personnage du tableau, la jeune fille à gauche. Mais la simple inversion de la position du couple modifie le sens de la triade : la composition n’a plus une partition tertiaire, mais binaire, avec deux personnages clairs et gais à gauche et deux personnages sombres et tristes à droite, composition encore plus nette dans le dessin au crayon et à l’encre (fig. 156), où les deux jeunes filles semblent jumelles. La parabole n’est dès lors plus la même, et l’on suit de gauche à droite le destin de la jeune fille gaie et innocente, qui croit trouver le bonheur en l’homme mais n’en ressort que détruite et aigrie. C’est bien l’histoire de ces jeunes filles, qui s’adonnent à la futilité pour tromper leur chagrin :

‘«  PEER GYNT , dansant avec elles
Le désir s’attriste, la pensée s’amuse.
Dans les yeux le rire, les pleurs dans la gorge » ,’

mais c’est surtout une version plus explicite d’un des multiples sens que l’on peut trouver dans le tableau. La variante littéraire a permis à l’artiste de jouer avec son oeuvre originelle, objet principal de son attention.

La même atmosphère satirique domine dans le dessin au crayon gras (fig. 157) , cette fois une variation sur Sphinx dans un style diamétralement opposé au tableau. Mais de même qu’il manipule les modèles, l’artiste mêle les personnages si bien qu’on ne discerne plus le sujet réel de la scène. C’est très certainement Peer, ce jeune homme sûr de lui, qui aborde avec un grand sourire les trois filles. Son attitude est celle du séducteur confiant, un brin arrogant : campé sur une jambe, il a une main sur la hanche, tandis que de l’autre il arrange sa coiffure. Les trois filles ont encore la sensualité vulgaire des filles des pâturages : leurs poitrines sont soulignées, qu’elles soient dénudées ou qu’elles transparaissent sous la robe. Mais leur silhouette et leur visage ont changé, et aux traits des jeunes bergères se mêlent peu à peu ceux des autres personnages féminins : la jeune fille à gauche, qui a repris l’attitude du personnage de Sphinx dans la version de Bergen, s’éloignant du groupe, rappelle par sa silhouette Solveig guettant Peer dans l’affiche de 1896. La fille du milieu a une robe blanche ouverte sur son corps nu, tout comme Ingrid dans les transpositions de Cendres. Quant à la femme noir, qui semble bien vieille pour être une bergère, elle a la dureté et la laideur fatiguée de la femme troll, qui revient poursuivre Peer au troisième acte.

Les mêmes personnages se retrouvent dans le dessin au crayon798 , mais le personnage de Peer n’est qu’esquissé. L’attention se concentre sur les trois filles, plus proches et reliées entre elles, comme enchaînées par un trait fin à la hauteur des jambes. Qu’elles vivent dans le rêve comme Solveig, dans la jouissance comme Ingrid ou dans l’amertume comme la femme troll, leur sort est le même, semble nous dire l’artiste : condamnées à aimer et être trahies.

A cette variante autour des conquêtes de Peer, s’ajoute celle du dessin à l’encre de Chine799 sur le dilemme du héros tout au long de la pièce : déchiré entre sa fascination pour la pureté de Solveig, son besoin de sensualité et de joie de vivre, qu’il trouve chez l’exubérante mais perfide Anitra, et sa culpabilité envers la dévouée mère Åse, Peer, tête baissée, constate l’inconséquence et l’échec de sa vie.

Ces dessins montrent le subtil glissement de l’artiste du monde d’Ibsen au sien propre. Définitivement éloignés de la trame, simples commentaires visuels sur le thème de la pièce extrait de son contexte, ils ne sont que des variantes littéraires du sujet propre à l’artiste, qui en incarnant des personnages autres, servent à mettre en relief le caractère universel de l’archétype décrit par le tableau. Dans ce sens, le terme illustration est ici définitivement impropre, et celui choisi par les conservateurs du musée Munch de « paraphrase » paraît plus pertinent. Cependant, accepter le concept de paraphrase, c’est-à-dire « ‘formulation différente d’un énoncé sans altération de son contenu ’»800, implique de considérer le rapport texte/image comme inversé : non plus l’image, inspirée d’une création antérieure mais adaptée aux exigences d’un texte qu’elle a vocation de transposer visuellement, mais le texte utilisé comme explication d’une image considérée comme source première. En empruntant les personnages à la pièce pour les insérer dans sa propre oeuvre, Munch se nourrit de l’oeuvre d’Ibsen mais en extrait sa propre vérité graphique. Le soliloque artistique qu’il se tient ainsi trouve un parallèle avec celui de Picasso, non en tant qu’illustrateur, mais en tant que copiste parodique, lorsqu’il prend les tableaux des Anciens comme point de départ de séries plus ou moins révérencieuses qui finissent par n’appartenir qu’à lui : tant dans la lecture biographique (dans la série du Déjeuner sur l’herbe, la version de juillet 1961 montre que le peintre porte les traits de Picasso, face à Jacqueline)801 que dans son appropriation des personnages, comme dans la Série 347 où Raphaël et la Fornarina (déjà objets d’appropriation par Ingres) sont embarqués dans une suite d’improvisations tumultueuse n’ayant plus aucune parenté ni stylistique ni thématique avec la source d’inspiration initiale.

Pour autant, chez Munch la mise en parallèle entre tableau et pièce n’est jamais injustifiée. Munch ne va pas jusqu’à des détournements majeurs, ou des abandons purs et simples de la thématique ibsénienne. La démarche reste littéraire, le peintre utilisant les références fictionnelles comme autant de variations discursives autour de la forme première, qui lui permettent d’explorer toutes les possibilités signifiantes de sa composition picturale. Mais le procédé général de transposition d’oeuvres antérieures à des fins illustratives, quel que soit le degré d’insertion dans le contexte littéraire, bouscule quoi qu’il en soit l’un des principaux présupposés de l’illustration, l’antériorité de la source littéraire. Même s’il procède à des aménagements formels à la lecture du texte – aménagements dont l’importance reste à sa discrétion - l’artiste accorde dès lors un statut à l’image qui, par son investissement personnel, ne peut que faire basculer le rapport entre texte et image en faveur de cette dernière, renversant un rapport de forces ancré dans la plus profonde tradition. Munch se situe encore une fois dans une évolution générale, celle qui au tournant du siècle dernier a consacré la naissance du livre d’artistes. La démarche n’est d’ailleurs pas limitée à l’art du livre, Chagall en donnant un bon exemple dans le domaine scénique. Quand en 1911, il réalise le décor de Mourir content pour le metteur en scène Nicolas Evreïnov, il ne fait qu’utiliser un immense agrandissement de son tableau Saoul. Huit ans plus tard, le Théâtre d’Essai de l’Ermitage lui commande des maquettes pour Les Joueurs et Le Mariage de Gogol ; il reprend dans le contexte des Joueurs un ancien motif du tableau Le Saint Voiturier – l’homme assis sur une chaise, la tête rejetée en arrière, motif qui réapparaît de façon récurrente dans les différentes versions de L’Homme à la tête renversée. Un des projets pour une toile de fond représente un Voyageur parcourant la terre à grandes enjambées ; « ‘le motif de cette dernière oeuvre est emprunté à l’aquarelle Pourim du cycle du Gymnase juif, et Chagall s’en était servi déjà six mois auparavant pour un transparent destiné aux fêtes de la Révolution. Avec la légende empruntée à la pièce de Gogol, ‘Hé ! cocher !’, ce motif prend maintenant un sens nouveau’ ».802

Picasso, dont le corpus impressionnant d’illustrations comporte comme chez Munch toute une palette graduée dans l’étroitesse du rapport au texte, peut également importer ses propres tableaux dans le domaine de l’illustration. Les affinités thématiques, à défaut de la restitution narrative, justifient la série de variations qu’il réalise pour Le Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac sur le sujet déjà exploré picturalement du Peintre et son modèle, pour lequel il accorde comme Munch une grande importance au principe de la répétition. La série d’illustrations agit comme ‘« la révélation du contenu latent de toute son oeuvre  [sexualité et mort] », mais également provoque la réapparition d’anciens thèmes ; « sorte de mise en abyme, cette entreprise d’autoréférence vient encore accroître le phénomène de la répétition qui structure la série du Peintre et son modèle’ ».803

Le jugement de G. Bertrand sur ses illustrations de Saint Matorel de Max Jacob est beaucoup plus sévère, qui reproche à l’artiste « une superbe désinvolture », considérant qu’il a traité le texte comme simple prétexte, pour « traiter sans aucune contrainte » ses thèmes personnels : à propos de sa planche Mademoiselle Léonie dans une chaise longue, G. Bertrand s’interroge : « ‘Picasso ne fait-il guère plus, une fois encore, qu’insérer dans une suite d’illustrations, sous le couvert de la représentation d’un des personnages du livre, une nouvelle variation sur l’un de ses thèmes préférés durant toute cette époque ? N’y a-t-il pas quelque supercherie à donner un titre très déterminé804 à une gravure qui eût pu tout aussi bien être intitulée Femme dans une chaise longue, sans que cela porte le moindre préjudice à l’appréciation esthétique de l’oeuvre ?’ »805 En fustigeant la démarche d’un certain nombre d’artistes, G. Bertrand minimise l’importance de la revendication par l’artiste lui-même de son oeuvre en tant que commentaire au texte, mais ses reproches contiennent une part de vérité qui a été profondément ressentie dans notre cas par Munch. Le fait qu’il ait abandonné le projet d’édition des Prétendants à la couronne pour ce motif, et qu’il ait entretenu ensuite un rapport à l’oeuvre d’Ibsen exclusivement privé, est preuve d’une grande intégrité artistique en ce qu’il ne s’autorisait ce jeu d’images que sous la condition expresse d’être, non un illustrateur, mais un lecteur.

Notes
788.

T 2763, trouvée entre les pages 400 et 401 de l’édition Samlede Verker, vol. 5.

789.

Après des années de guerre conjugale, Dagny tenterait de quitter son époux, mais son jeune amant, Wladyslaw Emeryk, l’abattrait d’un coup de feu en 1901.

790.

L’inscription de Munch est interprétée ainsi par S. Biørnstad, avec les incertitudes liées au peu de lisibilité de l’écriture :

« Toute mon exposition que j’ai montrée à Ibsen 1894 [ ? 95 ?]

Blomqvist – la Frise de la Vie –

Le Jour de la Résurrection [ ?] – les portraits caricaturés en animaux – Irène Rubek à la source »

[plus bas : illisible ] (T 2419)

791.

Inger sur la plage, 1889, huile sur toile, 125 x 162, Bergen, Rasmus Meyer Samlingen.

792.

Levy, « Skulptur som intertekst i Når vi døde vågner », Agora, 1993, p. 312.

793.

La différence stylistique entre T 195-75, qui est semble-t-il une réelle étude de modèle, et T 195-82 au caractère plus fictionnel, laisse à penser que la pose de T 195-82 n’est pas retranscrite, mais imaginée.

794.

Jalousie - Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, 1927-30, encre, encre, 208x170, T 19566

795.

La philosophie conjugale de Przybyszewski est exprimée dans l’ordre que le héros de Vigile donne à sa maîtresse : « Tu dois l’embrasser maintenant. Tu le dois. Je donne ma femme à l’artiste, moi le roi. » (Vigilien, 1895 mais daté 16.11.1893, cité in R. Stang, p.111)

796.

Les Morts se réveillent, ca 1930 ?, encre, 338x208, T 217-5.

797.

Note de Munch, MS N 30.

798.

Peer Gynt : Les Conquêtes de Peer, crayon, 215x275, T 1624.

799.

Peer Gynt : Les Conquêtes de Peer, crayon et encre de Chine, 215x275, T 1620.

800.

Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t.11, « paraphrase » p.7815.

801.

Cité in J. Moulin, p. 73.

802.

F. Meyer, p. 131.

803.

M. Gagnebin, « La répétition de la série Le Peintre et son modèle de Picasso », extr. de R. Passeron, Création et Répétition, Paris, 1982, p. 40.

804.

En note à cette citation, l’auteur précise que les titres ont été gravés par l’artiste lui-même dans la marge de ses planches.

805.

G. Bertrand, p.98.