III – Prolongements du dialogue artistique dans les oeuvres individuelles

Au cours de la lecture, le peintre par sa vocation est revenu nécessairement à ses propres préoccupations, instaurant une relation bilatérale entre texte et image. L’interprétation personnelle s’est manifestée non seulement dans le traitement des images, mais dans leur choix même, conduisant l’artiste à sélectionner dans l’oeuvre littéraire en priorité les thèmes et les situations qui présentaient des parallèles avec ceux déjà traités pour leur résonance personnelle ou artistique dans son oeuvre peint. Parmi la vingtaine de pièces d’Ibsen, les six choisies par le peintres sont celles qui traitaient de thèmes auxquels il s’était déjà montré particulièrement sensible : la solitude et l’incommunicabilité ; la fragilité de l’existence et ses affres devant les spectres de la maladie, la vieillesse et la mort ; le peu d’humanité de l’être – autant de sujets développés dans sa dialectique picturale avant même qu’il s’attelle aux drames d’Ibsen - au risque de ne choisir qu’une partie de la large palette thématique de l’auteur.

Cette interréactivité constante dans cette production entre oeuvre peint et fiction littéraire n’a de fait pu être possible que par l’existence d’une indéniable affinité spirituelle entre les deux artistes. Quoi qu’en dise le mythe, celle-ci ne s’étend pas à tous les artistes scandinaves, et la sensibilité commune à Ibsen et Munch se démarque profondément de la tonitruante foi de Bjørnson ou de la désinvolture cynique de Hamsun. Les deux artistes se sont retrouvés dans une fragilité avouée, que vient accentuer plus que compenser une lucidité intellectuelle implacable ; mais chez Ibsen elle demeure contrôlée par le filtre de la dérision, tandis qu’elle s’impose chez Munch par la préséance de l’expression émotionnelle. Cette réelle parenté spirituelle qui s’affirme dans le corpus étudié, a-t-elle eu une empreinte plus générale, chez le peintre comme chez le dramaturge ? Les transpositions multiples de ses tableaux de Munch ne sont-elles pas un indice que les rapports de parenté dépassent peut-être la simple affinité ?

Ces questions entraînent dans un chemin dangereux par son ouverture sur une thématique abstraite ; l’étude du corpus de travaux choisi avait justement pour vocation d’établir de façon précise les champs d’application concrète de ce dialogue artistique et d’éviter les considérations générales aboutissant trop souvent à des mises en évidence de parallèles thématiques qui – s’ils peuvent être traités avec plus ou moins de similitudes - se retrouvent pour la plupart chez tout artiste de quelque culture que ce soit. Certaines études sont en effet victimes de l’enthousiasme de leur auteur qui tend à considérer comme preuve d’un dialogue artistique le traitement commun de thèmes aussi universels que le soleil, la mort ou la souffrance amoureuse.

Cependant, notre étude ne peut être complète sans un certain nombre d’éléments de réponse au constat suivant : l’importance de ces travaux – essentiellement graphiques – inspirés par l’oeuvre d’Ibsen, et l’affirmation toujours plus grande de leur caractère plastique, a dû, selon toute probabilité, laisser des traces dans l’oeuvre peint de Munch. Pourtant, aucun tableau dans le titre ou la narration ne comporte une référence avouée à une quelconque pièce. L’importance de l’auteur pour Munch aurait-elle pu aboutir à la création de tant de travaux de scénographie, illustrations et commentaires graphiques sans qu’elle ait persisté dans son oeuvre peint ? Inversement, le peintre, dont la renommée naissait vers 1885, a-t-il pu instaurer une relation réciproque et inspirer les dernières créations de son aîné ?

Maintenant la démarche poursuivie jusqu’ici, nous nous cantonnerons à l’étude des conséquences directes de ces travaux, et nous tenterons de déceler dans les oeuvres individuelles des deux grands artistes des traces tangibles d’influence, laissant la question ouverte des affinités aux spécialistes de la culture norvégienne. Le meilleur exemple de ces épineuses questions de parenté – voire paternité – artistique est l’influence qu’on a voulu voir du tableau de Munch Sphinx sur la dernière pièce d’Ibsen.