1 - Dialogue ou influence : Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, ekphrasis de Sphinx ?

Le peintre a-t-il pu par ses oeuvres offrir des sources d’inspiration au dramaturge Ibsen ? La différence d’époque entre l’écrivain et le peintre conclut à exclure toute hypothèse de ce genre jusque dans les années 1890. Munch avait commencé à défrayer la chronique dès son premier grand tableau, L’Enfant malade, en 1885, mais Ibsen n’est revenu à Christiania qu’en 1891 et ce n’est qu’à cette date qu’il a pu voir les tableaux du jeune peintre tant décrié. Ses derniers drames montrent une ouverture aux nouvelles orientations artistiques, et il n’est pas exclu qu’Ibsen ait pu subir à son tour l’influence de cette nouvelle génération qu’il avait tant marquée. Le problème se pose en particulier pour sa dernière pièce, à la lumière des propres écrits de Munch.

L’importance des auto-citations dans les dessins inspirés de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts s’explique par une quantité considérable d’analogies entre les oeuvres qui a conduit le peintre à penser qu’il avait pu être une source d’inspiration pour Ibsen. Munch aimait en effet à rappeler qu’en octobre 1895, lorsque le dramaturge était venu visiter son exposition chez Blomqvist à Christiania, il s’était fortement intéressé aux tableaux accrochés. La Frise de la Vie ne figurait pas dans son entier, mais les oeuvres les plus chères à l’artiste ainsi que la série de l’Amour – quinze tableaux, « ‘impressions de la vie de l’âme, qui en même temps forment un développement dans la lutte entre l’homme et la femme que l’on appelle l’amour ’»806.

Dans son petit opuscule de 1929, Genèse de la Frise de la Vie, Munch prend le soin de relier son chef-d’oeuvre à la production d’Ibsen, et relate l’intérêt particulier du dramaturge pour certains de ses tableaux  (annexe 4). Cet épisode est mentionné à plusieurs reprises dans les notes personnelles du peintre – notamment repris en quelques phrases rapides dans T 2419 - mais avant tout le fait qu’il soit consigné et accompagné d’un dessin sur la pièce dans la brochure de la Genèse de la Frise de la Vie témoigne de l’importance qu’accorde rétrospectivement Munch à l’oeuvre d’Ibsen dans le développement de sa pensée et de son art. Pour la première fois, cependant, apparaît également la possibilité d’une réciprocité d’influence, venant bouleverser notre vision d’une relation somme toute classique, de l’admiration unilatérale d’un artiste pour un maître d’une génération précédente. Dans une note privée, l’artiste va plus loin :

‘« Pour un tableau Les Trois femmes, il [Hauge] n’a eu que des injures - un tableau qui a très certainement stimulé Ibsen pour sa symbolique de Quand les morts se réveillent Les Trois femmes la femme idéale la putain et la Nonne »807

Quel est donc ce tableau dans lequel Munch voyait l’équivalent de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts ? Comme la plupart des oeuvres majeures du peintre, Sphinx – Les Trois stades de la femme existe en plusieurs versions808. La première date de 1893-94, mais celle qu’Ibsen a pu voir chez Blomqvist est celle de 1895, qui aujourd’hui se trouve au musée de Bergen, legs de la collection Rasmus Meyer (fig. 139)809. La composition inscrit trois femmes et un homme dans un paysage hérité de la côte d’Åsgårdstrand. A gauche, la jeune fille en blanc contemple la mer. Au centre de l’image, une femme nue, campée avec assurance sur ses deux jambes écartées, est adossée à un arbre dont les branches couronnent sa chevelure flamboyante. Elle fait face au spectateur ; son visage maquillé, son sourire provocateur et ses bras repliés derrière la tête sont autant d’invites sensuelles. Elle forme l’axe pivotant du tableau, entre vie et mort, espoir et douleur. En effet, à droite, la femme en noir montre le visage figé et les yeux creux de la souffrance, tout comme l’homme qui, séparé des femmes par un tronc d’arbre mort, s’éloigne, les yeux fermés, une fleur de sang à la main.

La complexité du sens du tableau est attestée par le nombre de titres divers afférents : La Femme, Les Nornes, Alruner, Les Gouttes de sang sont quelques propositions de l’époque, mais les deux titres aujourd’hui utilisés restent Sphinx et Les Trois stades de la femme. Le premier titre, Les Nornes, se réfère aux trois soeurs du destin de la mythologie nordique, incarnation de la naissance, du mariage et de la mort ; on aurait en effet pu voir dans ce tableau, comme dans La Danse de la vie la narration diachronique de la vie d’une femme, qui de jeune vierge rêveuse et pleine d’espoir, devient une femme sensuelle puis une vieille femme blessée. Mais le titre Sphinx – Les Trois stades de la femme, et la phrase de Gunnar Heiberg – « Toutes les autres sont une. Tu es mille » - que Munch a utilisée comme sous-titre à son tableau dans son catalogue d’exposition de 1894810 éclairent sur son intention de dépeindre plus la complexité psychologique de l’être que son évolution chronologique.

Peut-on voir dans le tableau de Munch Sphinx – Les Trois stades de la femme (1895) une réelle source d’inspiration pour le drame qu’Ibsen écrivit trois ans plus tard, et considérer avec Svenæus cette allégorie des trois femmes comme ‘« le cadeau du jeune Munch au vieil Ibsen ’»811 ? La question d’une éventuelle influence a fortement intéressé les exégètes, tant ceux d’Ibsen que ceux de Munch ; ce point reste l’aspect le plus étudié de la relation entre les deux artistes. Il est pourtant bien difficile de se prononcer avec certitude , dans la mesure où Ibsen, qui n’avait pas pour habitude de citer ses sources, n’a jamais fait mention dans ses notes, souvenirs ou correspondances, ni de sa rencontre avec Munch en 1895, ni d’ailleurs d’une quelconque relation avec le peintre. Michael Meyer, qui reste une autorité à la fois comme traducteur et comme biographe d’Ibsen, passe totalement sous silence cet épisode, et ne consacre à Munch, dans son Henrik Ibsen de plus de huit cents pages, que quelques lignes mentionnant ses portraits du dramaturge ! Il est vrai qu’à l’époque du livre, la relation entre les deux artistes était encore assez peu connue, et M. Meyer ne considère pas aujourd’hui comme impossible que la visite d’Ibsen à l’exposition de Munch ait pu l’inspirer pour son drame812. Daniel Håkonssen non plus, qui voit dans la pièce un signe d’Ibsen de « sa connaissance des tableaux d’Edvard Munch du milieu et de la fin des années 1890 »813, et note les correspondances entre « l’emploi fortement stylisé des couleurs » des personnages féminins dans la pièce et dans le tableau.

G. Svenæus, qui commence son excellente monographie sur Munch par un parallèle avec la pièce d’Ibsen, prend cependant la version du peintre pour argent comptant :

‘« Als Dramatiker sind Ibsen und Munch hier einander zutiefst verwandt, und in diesem Fall ist Munch zweifellos der Anreger. Ibsen hat den dramatischen Stoff entdeckt, den Die Frau in drei Stadien komprimiert in sich birgt, und mit intuitiver Sicherheit folgt er dem Pendeln dieser Todssymbolik. (...) Dem noch jungen Edvard Munch wird die ehrenvolle Aufgabe zuteil, Ibsen zu inspirieren, als dieser im Begriff ist Abschied von der Kunst und dem Leben zu nehmen ».814

Dans le catalogue de 1975, P. Hougen reste beaucoup plus circonspect, et retranscrit le texte de Munch sans commentaire autre que celui-ci : « Avec le recul des ans, il aimait à penser que ses tableaux de l’exposition de 1895 avaient donné à Ibsen des impulsions décisives »815. En revanche, l’historienne de l’art américaine Mary Wilson adhère avec enthousiasme à la thèse de l’influence et se déclare convaincue que Sphinx a été « ‘une des sources d’inspiration de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts ’»816 : « ‘I have no doubt that when Ibsen wrote When we dead awaken, he had the three women in Munch’s painting in mind as he created the visual images of Maja, Irene and the Nun’ ».817 Selon elle, le personnage qui porte la marque la plus flagrante de l’influence du tableau reste Irène : « ‘The visualization of Ibsen bears so striking a resemblance to her counterpart in Munch’s painting that there can be little doubt that this was the source of inspiration’ ».818 M. Graen semble admettre également l’influence directe du peintre sur le dramaturge : « ‘Der wichtigste Beleg für den engen Austausch von bildende Kunst und Literatur ist Ibsens Schauspiel Wenn wir Toten erwachen von 1899 und Munchs Gemälde Sphinx von 1894. Hier wird deutlich, wie sehr Munch im Kreis der Schriftsteller geschätzt war und wie befruchtend sein Dreistadienbild auf einen so anerkannten und besonders im Kreis der Berliner-Boheme bewunderten Schriftsteller wie Ibsen wirkte’»819.

V. Ystad, spécialiste d’Ibsen, est plus mesurée. Elle note les parallèles entre les deux oeuvres, mais ne pense pas « ‘que nous devions pour autant considérer la pièce comme une ekphrasis directe ou comme une transposition dramatique’ »820.

Pour A. Eggum, qui réactualise la question dans le dernier catalogue Munch og Ibsen, la question d’influence se pose en sens inverse : « ‘la question est de savoir si Munch, comme Heiberg, n’aurait pas de son côté été inspiré pour sa représentation de la nature changeante de la femme par le livre Les Figures féminines dans les drames d’Ibsen, écrit par l’amie de Friedrich Nietszche Andreas Lou Salomé, traduit par Hulda Garborg, avec une préface de l’ami de Munch Arne Garborg, dans laquelle il affirmait que toutes les figures féminines d’Ibsen se complétaient comme dans un cycle et vues ensemble formaient l’être féminin’ »821.

Il est vrai qu’Ibsen n’a pas attendu de découvrir le tableau de Munch pour proposer une vision ternaire de la femme. Nombreuses sont les pièces antérieures à 1895 où apparaît la triade féminine jeune fille innocente / femme passionnée ou sensuelle / femme âgée ou de douleur. Elle se dessine en filigrane parmi la myriade de personnages dans Peer Gynt (1867), avec la pure Solveig, les sensuelles Ingrid et Anitra et la pauvre mère Åse ; Munch ne s’y trompe pas, qui réutilise la composition de son tableau pour ses illustrations de Peer Gynt. On la devine également dans Hedda Gabler (1891) avec Théa, Hedda et la tante Julie, dans Solness le Constructeur (1892), avec la douce Kaja, la passionnée Hilde et la triste Madame Solness. Elle s’affirme dans l’intrigue de John-Gabriel Borkman (Frida, Madame Wilton et Gunnhild) pour s’imposer comme thème central de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts.

La division des femmes en ces trois catégories n’est d’ailleurs pas propre à Ibsen, et se retrouve chez plusieurs auteurs. C’est en définitive une vision assez classique au XIXe siècle, où à l’opposition binaire traditionnelle entre la Vierge et la Putain, opposition soigneusement entretenue par l’Eglise qui avait régi pendant des siècles les mentalités et les oeuvres de création, s’est greffée un troisième personnage, celui de la Veuve. En 1859, le jeune Zola propose à son ami Baille une classification, qu’il conteste, et qui est donc traditionnelle : celle de la « fille à parties », la veuve et la vierge. Celle-ci, « ‘fleur d’amour (...), amante pure du poète qui le console dans ses rêves dorés ’» n’est plus pour lui qu’une vision abstraite car le mariage bourgeois l’a pervertie. Il conclut : « ‘La noceuse est à jamais perdue, la veuve m’effraie, la vierge n’existe pas ’».822

Proche de la Veuve par son austérité, le personnage de la Nonne apparaît dans l’art symboliste : on le trouve dans les poésies d’Obstfelder, les sculptures de Barlach, de Georg Minne. Loin des nonnettes charitables qui ont peuplé la littérature populaire, le personnage devient ambivalent et acquiert une dimension fantomatique, inquiétante, qu’Ibsen reprend dans sa pièce.

Thème également plus spécifiquement fin-de-siècle, ce concept que toutes ces différentes espèces féminines ne s’opposent pas, mais se fondent et s’entremêlent dans la nature même de la femme. C’est sa multiplicité qui ensorcelle l’homme : « ‘La femme est une maudite énigme, que personne ne peut résoudre, et c’est pourquoi je la méprise !’ » s’exclame le héros de La Chambre rouge.823 Une nature versatile que la femme est censée elle-même revendiquer, dans des livres dont les auteurs restent masculins, pour exemple Ainsi parla Zarathoustra :

«  Aber veränderlich bin ich nur
Und wild und in allem ein Weib,
Und kein tugendhaftes :
Ob ich schon euch Männern
‘die Tiefe’ heiße oder ‘die Treue’
‘die Ewige’, ‘die Geheimnisvolle’ ».824

Dans ce contexte, Sphinx n’est qu’une des nombreuses oeuvres à affirmer la multiplicité de la femme. Le thème est prisé dans la littérature décadente (Hans Jæger l’emploie à loisir dans son Amour malade de 1893) au point qu’il devient assez banal au tournant du siècle pour faire partie des poncifs de la conversation : « ‘Je dis vous, non point par trop de respect, mais parce que je suppose que vous êtes plusieurs femmes’ », s’entend ironiser la jeune vierge Ellen Elson dans Le Surmâle 825.

De même, le motif des trois femmes a parcouru l’histoire de la peinture depuis des siècles. Si les trois Grâces, les trois Parques ou les Jugements de Pâris se sont fait rares, le motif n’a pas entièrement disparu, et on retrouve des triades dans les oeuvres de la fin du siècle, comme les Jeunes filles au bord de la mer de Puvis de Chavannes. Si la représentation des trois femmes en groupe ne cherche pas toujours la caractérisation individuelle, celle-ci se dessine dans une thématique très semblable à celle de Munch dans le dessin immédiatement antérieur, Les Trois fiancées de Jan Toorop826 : au centre, la jeune fille virginale, incarnation de « ‘la volonté pure et belle, (...) la souffrance idéale’ » ; la fiancée de gauche, aux yeux élargis par la peur, représente « la souffrance spirituelle », tandis que celle de droite appartient au monde sensuel par son expression « matérialiste et profane ».827

Le thème des trois âges de la femme revient également au goût du jour, comme dans les Trois femmes à l’église de Wilhelm Leibl ou de Vita Somnium Breve 828. Böcklin, dont les personnages aux silhouettes voilées et hiératiques ont pu inspirer Ibsen, peuple aussi ses tableaux de triades féminines. Il est un des peintres que Munch admirait le plus pour son « feu sacré »829, et L’Eveil du printemps 830nous paraît une source directe d’inspiration pour Sphinx. Dans ce tableau de 1880, trois femmes se tiennent autour d’un Pan jouant de la flûte : Flora, la femme en blanc qui, en retrait à gauche, cueille une fleur sous un ciel de printemps ; séparée d’elle par Pan, une rivière et des arbres feuillus, baignée de lumière, le corps nu à peine drapé d’une femme qui regarde en souriant le spectateur, se tenant contre un arbre, tandis que dans le coin droit, une femme vêtue de noir, adossée à un tronc d’arbre dénudé, regarde devant elle, pensive. La caractérisation des personnages et le symbolisme de la nature chez Sphinx semblent directement hérités du triptyque de Böcklin, mais l’atmosphère est beaucoup plus lourde, les deux personnages que Munch a placés à droite – la femme en noir et l’homme – ayant abandonné toute sensualité pour se parer du masque de la douleur. De l’allégorie bucolique, aux accents botticelliens, de Böcklin, Munch fait une inquiétante et pessimiste danse de la vie, imprégnée de la vision fascinée et méfiante de la femme régissant la fin du siècle.

Tout comme Munch avait lui-même plusieurs sources d’inspiration pour son tableau, Ibsen ne manquait pas non plus d’exemples de triade féminine pour son drame – si tant est qu’il en eût besoin. En outre, si les parallèles entre la dernière oeuvre du dramaturge et le tableau de Munch sont indéniables, et vont bien au-delà du simple motif ternaire - leur caractérisation même est étonnamment similaire – la juxtaposition entre les personnages ne peut être systématique.

Le triangle féminin au coeur duquel Rubek se trouve est en effet constitué d’Irène, la créature éthérée à l’écart du monde, la rêveuse, dont la pureté a autrefois inspiré à l’artiste sa meilleure oeuvre ; face à elle, Maja, dont le nom évoque la Déesse romaine de la Fertilité, est sensuelle et pleine de vie, et abandonne l’existence morne et étouffante que lui impose son époux pour suivre le dionysiaque chasseur Ulfheim ; enfin, silencieuse mais omniprésente, la Nonne, l’ombre d’Irène, annonciatrice de la mort – d’abord psychique puis physique d’Irène et Rubek.

Cette caractérisation est exprimée visuellement, dans un colorisme qui semble très proche de celui du tableau de Munch : Irène est « ‘une dame mince, vêtue d’un cachemire fin, couleur blanc crème’ », dont la silhouette fait contrepoint à celle de la Diaconesse, en noir naturellement. Maja, « ‘au sourire plein de vie et aux yeux gais et brillants », « vêtue d’un élégant costume de voyage’ » au premier acte, le troque contre « une jupe courte (...) qui ne va que jusqu’aux genoux » et des « solides bottes de neige ». La nudité du personnage de Sphinx n’est pas reproduite – le théâtre ne permettant pas toutes les licences de la peinture – mais l’insistance de l’auteur sur la courte jupe a son importance, tout comme son visage lorsqu’elle apparaît au dernier acte « rougissante et excitée », poursuivie par le faune Ulfheim.  

Pourtant, le parallèle ne peut être poussé jusqu’à son terme entre les femmes d’Ibsen et celles de Munch. Dans le trio de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, Maja est la plus jeune, et c’est sa jeunesse qui la rend assoiffée de vie, elle qui étouffe auprès d’un homme plus âgé, mélancolique et amer, peu préoccupé par son bien-être. La description de Maja « assez juvénile, avec un visage plein de vie et des yeux gais et brillants, avec pourtant une suggestion de lassitude » la présente comme une jeune femme gaie et fraîche, peut-être une victime, certainement pas une femme fatale. Le rapport même entre Rubek et Maja est à l’avantage de l’homme, et évoque plus les tableaux tardifs du Séducteur de Munch que le pouvoir destructeur de la femme de Sphinx.

De la même façon, Irène est loin d’être l’exacte réplique de la jeune vierge, et possède également des traits de la femme du milieu. Ibsen reconnaissait qu’elle devait avoir « au moins quarante ans »831 ; après son passé de modèle chez Rubek, elle s’est acharnée à se détruire par une sensualité marchande, exposant sa nudité non pour l’art, mais comme objet de concupiscence aux clients de halls de variété. S’accusant également d’avoir tué deux de ses maris ainsi que tous ses enfants dans des phrases assez sibyllines, elle représente, plus que Maja, le danger de la sensualité. C’est d’ailleurs comme « la femme perdue », dont « ‘la vie spirituelle est celle de la sensualité et au bord de la folie’ »832 que le personnage est perçu à la première lecture. Son discours comme ses actions montrent que sa distance au monde confine parfois à la folie ; dans sa « tendance à la schizophrénie »833, elle porte en elle les doubles représentations de la Vierge et la Putain, déchirée qu’elle est entre la peur et le désir de sensualité. Elle accuse Rubek d’être son bourreau, lui reprochant de n’avoir jamais vu en elle la femme, mais avoue avoir porté sur elle une épingle pour le tuer s’il s’approchait d’elle : Irène, plus qu’Hedda Gabler, reprend le mythe de Salomé, non pas tant celle de l’Histoire sainte que celle d’Oscar Wilde, qui tue Jean-Baptiste parce qu’il ne répond pas à son amour. Mais sa souffrance morale l’apparente aussi à la femme de douleur de Sphinx : Irène ne cesse de répéter qu’elle est morte, et qu’elle porte son propre deuil – jusqu’au jour de la Résurrection. Les trois femmes de la pièce peuvent dès lors se lire comme les personnifications des états d’âme d’Irène, les Trois stades de la femme, tour à tour innocente créature éthérée, puis brûlant d’un désir de sensualité inassouvi, enfin femme de douleur, se considérant comme morte. En attendant que les morts se réveillent, Irène conserve l’apparence d’une statue. Elle qui a donné autrefois vie à la sculpture de Rubek, semble avoir été dévorée par la création, et est devenue elle-même statufiée : « ‘Son visage est pâle et ses traits tout aussi figés.... ’» Qu’a de commun cette « statue de marbre » selon les mots de Maja avec la jeune fille rêveuse de Sphinx, qui contemple avec confiance la vie qui s’offre à elle ? De vie, il n’est plus trace ici, Irène est « une revenante », « une morte vivante », qui « ‘comme l’invité de pierre de Don Juan revient parmi les vivants dans une vengeance meurtrière’ ».834

Quant à la Diaconesse, elle ne porte pas la souffrance de la femme en noir de Munch. Impavide observatrice de cette danse macabre qui se joue autour d’elle, elle est moins un personnage réel qu’une allégorie.

Par ailleurs, R. Ferguson, dans son analyse de la pièce d’Ibsen, explique les choix artistiques de l’auteur par des éléments autobiographiques plus que par des influences extérieures : voyant la pièce comme une exposition allégorique de la relation du couple Ibsen, il la met en relation avec le séjour fait par Suzannah Ibsen dans un sanatorium en 1877. Dans ses lettres à son mari, Suzannah décrit deux étranges jeunes femmes dont la démarche est statuaire, et mentionne une tunique blanche ressemblant à un surplis. Fergusson insiste sur la dimension de confession autobiographique de la pièce pour l’auteur : « ‘une demande de pardon, (...) un hommage douloureux (...) une dernière confirmation de son besoin absolu de [Suzannah]’ »835.

Il semble dès lors difficile de voir en Munch l’instigateur de la création des trois femmes de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. Que son oeuvre ait été une des multiples sources d’inspiration, cela est très plausible, mais certainement pas plus que de nombreuses autres oeuvres littéraires ou picturales, s’inscrivant dans le contexte général de l’art fin-de-siècle. Tout au plus peut-on parler de réactivation d’un motif déjà connu.

Notes
806.

Note de Munch, MS N 30.

807.

N 68 (non datée). Le style est celui de l’auteur. « høyst sandsynlig » : « des plus probables ».

Le terme « tilskynde » ne signifie pas exactement « inspirer » (« innflytte ») mais « inciter », « aiguillonner », « stimuler ».

808.

Etude symbolique, 1893-94, gouache, 56 x 59, M 1033.

Sphinx, 1894, huile sur toile, 72.5x100, M 57.

Sphinx – Les Trois stades de la femme, 1894, huile sur toile, 164 x 250, Coll. Rasmus Meyer, Bergen.

La Femme, 1918-1925, huile sur toile, 200 x 267, M 633.

La Femme, 1925 ?, huile sur toile, 203 x 317, M 647.

A ces tableaux s’ajoutent naturellement de nombreuses versions graphiques.

809.

Pour une étude détaillée du tableau, voir M. Graen, Das Dreifrauen thema bei Edvard Munch, 1985.

810.

Cité in A. Eggum, « Munch tente de conquérir Paris », p. 191.

811.

G. Svenæus, 1973, I, p. 18.

812.

Il ne s’agit pas d’une position officielle, mais de la réponse que M. Meyer a bien voulu faire à notre courrier lui demandant son opinion sur cette hypothèse.

813.

Daniel Håkonssen, Henrik Ibsen – Mennesket og kunstneren, Oslo, 1981, p. 258.

814.

« Dans l’expression dramatique, c’est ici que Munch et Ibsen sont le plus étroitement liés, et en ce cas précis Munch est indubitablement l’inspirateur. Ibsen a découvert la matière dramatique que Les Trois stades de la femme recèle comprimée, et avec une assurance intuitive il suit les oscillations de cette symbolique de la mort. C’est au jeune encore Edvard Munch que revient la tâche glorieuse d’inspirer Ibsen, alors que celui-ci est sur le point de prendre congé de l’art et de la vie. » (G. Svenæus, 1973, p. 13)

815.

Cat. expo. 1975, Oslo, p. 4

816.

M. Wilson, « Edvard Munch’s Woman in three stages : a source of inspiration for Henrik Ibsen’s When we dead awaken », The Centennial Review, 1980, n°4, p. 500.

817.

« Je n’ai aucun doute sur le fait que lorsque Ibsen a écrit Quand nous nous réveillerons d’entre les morts , il avait les trois femmes du tableau de Munch à l’esprit, tandis qu’il créait les images visuelles de Maja, Irène et la Nonne. » Op. cit., p. 496

818.

« La visualisation d’Ibsen témoigne d’une ressemblance tellement flagrante avec son homologue du tableau de Munch qu’il ne peut guère y avoir de doute sur le fait que celui-ci ait été la source d’inspiration. » Op. cit., p. 498.

819.

« L’exemple le plus important de l’échange étroit entre les arts visuels et la littérature est la pièce d’Ibsen Quand nous nous réveillerons d’entre les morts de 1899 et le tableau de Munch Sphinx de 1894. On voit ici clairement à quel point Munch était estimé dans le cercle des auteurs dramatiques et quelle influence féconde son tableau des Trois stades de la femme eut sur un auteur aussi reconnu et admiré en particulier dans le milieu de la bohème berlinoise qu’Ibsen ». M. Graen, p. 173

820.

V. Ystad, « Livet som kunstverk - Henrik Ibsens Når vi døde vågner », extr. de L. Wærp, dir., Livet på likstrå, Oslo, 1999, p. 62.

821.

A. Eggum, extr. de cat. expo. 1998, Copenhague, p. 28.

822.

Lettre d’E. Zola à J.B. Baille, 1859, citée in R. Jean, p. 32.

823.

A. Strindberg, La Chambre rouge, 1879. Cité in M. Graen, p. 163.

824.

« Mais je ne suis que versatile

Et folle et en tout une femme,

Et en rien vertueuse :

Même si vous les hommes m’appelez

‘la Profonde’ ou ‘la Fidèle’

‘l’Eternelle’, ‘la Secrète’ »

F. Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra, 1883-85. Cité in M. Graen, p. 111.

825.

Alfred Jarry, Le Surmâle, 1902, éditions La Pléiade, p. 215.

826.

Pierre Puvis de Chavannes, Jeunes filles au bord de la mer, Paris, Musée du Louvre.

Jan Toorop, Les Trois fiancées, 1893, Musée Kroller-Müller, Otterlo.

827.

Cat. expo. 1975, Rotterdam, Le Symbolisme en Europe, p.230.

828.

Wilhelm Leibl, Trois femmes à l’église, 1882, Hambourg, Kunsthalle.

829.

Note de Munch, 1891, MM T 128-22r. Dans une lettre à son ami J. Rohde, Munch écrit vers 1892 : « Aussi nul que soit l’art en général ici en Allemagne – je dois pourtant reconnaître une chose – il a l’avantage d’avoir apporté certains artistes isolés qui comptent parmi les plus grands – par exemple Böcklin dont je dirais presque qu’il est au-dessus de tous les peintres d’aujourd’hui ». Lettre non datée (env. 1892) à Johan Rohde, coll. part., transcription archives MM. Citée dans une autre traduction in A. Eggum, 1983, p. 98.

830.

A. Böcklin, L’Eveil du printemps, 1880, huile sur panneau, 66 x 130, Zürich, Kunsthaus.

831.

Gunnar Heiberg a rapporté l’anecdote suivante dans Aftenposten n°230, 1911 : il avait demandé à Ibsen quel devait être l’âge d’Irène. Ibsen répondit qu’elle devait avoir vingt-huit ans, Heiberg pensait qu’elle devait au moins en avoir quarante. Ibsen partit vexé, mais écrivit le lendemain à Heiberg : « Vous aviez raison. (..) Irène a environ quarante ans. » Cité in F. Helland, « Irene : objekt eller subjekt ? », extr. de L. Wærp, p. 147.

832.

Kirke og Kultur, Kristiania, 1900, p. 124. Cité in L. Wærp, p.18.

833.

A. Sæther, p. 342.

834.

F. Helland, p. 140.

835.

R Ferguson, p. 420.