2 - Influence des travaux d’illustration et de scénographie dans les oeuvres ultérieures.

De même que les similarités thématiques et formelles ont pu conduire à conclure un peu hâtivement à l’influence alors qu’il n’y avait que communauté, nombreux sont les tableaux de Munch qui ont été considérés comme chargés de l’atmosphère d’Ibsen : les autoportraits En tumulte intérieur et Le Somnambule, la scène Sur la véranda sont autant de toiles mises en parallèle avec des oeuvres littéraires mais qui en réalité appartiennent foncièrement à l’univers de Munch. Les exemples de réalisation initiée de façon concrète et directe par la lecture d’Ibsen sont en réalité peu nombreux, et là encore l’influence est très variable.

Peu après son retour en Norvège, Munch réalise pour la décoration de l’aula de la nouvelle université d’Oslo, entre 1910 et 1911, plusieurs fresques836. L’artiste songe d’abord à une série de portraits de grands penseurs - parmi les propositions, le groupe des Génies (fig. 6) figurant Socrate, Nietzsche, Ibsen - et de personnalités norvégiennes, puis il abandonne cette idée pour des scènes entre narration et allégorie, qui construisent « un monde des idées déterminé et autonome, et dont l’expression visuelle soit à la fois typiquement norvégienne et universelle », articulées autour du thème de la connaissance, conçue en tant que maîtrise par l’homme des « forces puissantes et éternelles » de la nature : le temps figure par le face-à-face sur les murs latéraux entre le passé, incarné par le vieil homme de L’Histoire, qui assis sous un imposant chêne parle à un jeune enfant, et l’avenir, dans la mère sereine entourée de ses enfants d’Alma Mater 837. Entre eux, le panneau central représente un immense Soleil 838 dont l’éclat alimente les scènes adjacentes, les Hommes s’éveillant, les Génies volant et les Femmes moissonnant à la chaleur des rayons. La simplicité extrême d’une composition concentrique et le spectre multicolore donnent à l’astre une force hypnotique. Cette célébration mystique d’une divinité solaire mère de toute vie839 est intimement liée à la mythologie nordique, et traduit la dimension à la fois nationale et universelle que Munch entendait donner à ses fresques de l’aula. Mais pour l’artiste, elle est également référence à la pièce d’Ibsen, Les Revenants :

‘« Printemps était le désir de lumière et de chaleur du mourant, le désir de vie. Le Soleil de l’Aula était dans Printemps le rayon de soleil à la fenêtre. C’était le soleil d’Osvald »840.’

Le soleil est en effet un élément essentiel au rôle tant dramatique que symbolique dans l’écriture des Revenants ; le désir de chaleur et de lumière d’Osvald ponctue la pièce comme un leitmotiv lancinant – ‘« Jamais un rayon de soleil. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu le soleil une seule fois, pendant mes séjours ici’ » - et devient une ultime supplique qui conclut la chute : « Maman, donne-moi le soleil ».

Munch s’attelait au Soleil trois ans après avoir étudié à loisir la pièce des Revenants, et il est peu douteux qu’il ait pensé à la référence littéraire dans sa genèse. Peut-on conclure pour autant que Soleil soit l’aboutissement pictural de sa lecture de la pièce ? Comme l’artiste le dit lui-même, la valeur symbolique du Soleil de l’Aula existait déjà dans Printemps, une de ses toutes premières oeuvres. Pour autant, le problème ne peut être écarté, car l’empreinte des Revenants, publié en 1881 et immédiatement revendiqué comme livre de toute la nouvelle génération, a pu s’inscrire plus ou moins consciemment chez le jeune peintre et aboutir quatre ans plus tard à la composition de Printemps - une composition qui sera reprise dans nombre de scènes, dont bien plus tard La Mort du bohème, reconstitution imaginaire de la mort de Hans Jæger lors d’un radieux jour de printemps.841

Il est également possible que les impressions visuelles et sensibles de l’artiste, telles qu’elles sont retranscrites dans les notes déjà étudiées, rédigées quelques années après Printemps, portent la marque de l’écriture ibsénienne. Mais la dialectique d’Ibsen – le désespoir du jeune homme malade, le besoin de soleil en tant que force de vie - n’a pu que réveiller des sentiments déjà éprouvés par l’artiste dans son enfance. Qui plus est, la tendance cyclothymique que laisse entrevoir la note écrite est un phénomène psycho-culturel inhérent aux pays nordiques, que le drame n’a fait que cristalliser. Ce que Munch nomme « l’atmosphère Osvald » est d’ailleurs loin d’être le fait des seuls pays de haute latitude, et on trouve au moins deux parallèles troublants dans un pays beaucoup moins en manque de soleil : la peinture de Munch est étrangement semblable au Soleil de Giuseppe Pelizza da Volpedo842. Quant au dénouement des Revenants, il évoque la fin relatée de Borromini, qui s’étant jeté sur son épée, se serait écrié : « la lumière, la lumière ! » avant que de mourir. Ibsen avait d’ailleurs vécu à Rome assez longtemps pour qu’on puisse imaginer qu’il connaissait cette anecdote, qui a pu le frapper par l’analogie avec ses propres mythes culturels. A la lumière de ces deux exemples italiens, on peut se demander si la célébration mystique du soleil qui empreint le Journal de San Michele d’Axel Munthe est due à la nationalité suédoise de l’auteur ou à son environnement méditerranéen. L’influence de la série de dessins du Lac Léman de Ferdinand Hodler relevée par A. Eggum843 achève de détruire le mythe d’un culte du soleil uniquement scandinave. L’influence d’Ibsen sur Munch n’a donc pas été directement inspiratrice, mais plutôt celle d’un catalyseur, le peintre admirant le poète pour son art d’exprimer avec profondeur et justesse des sentiments universels, plutôt que de révéler des vérités insoupçonnées. Cette capacité de mettre en mots ce que le peintre lui, mettait en image, a contribué à la lecture autobiographique. C’est flagrant dans Les Revenants, cela l’est également dans Hedda Gabler.

Les Revenants utilisaient un archétype que Munch et Ibsen avaient traité, comme beaucoup d’autres artistes. Dans Hedda Gabler, la situation dépeinte est beaucoup moins universelle, et la lecture à tendance autobiographique de l’oeuvre par l’artiste est assez logique dans la mesure où elle découle d’un certain nombre de coïncidences entre l’action dramatique et le vécu de Munch. C’est pourquoi, la plupart des études sur notre sujet mettent à juste fait en relation les esquisses scénographiques avec la série picturale de La Meurtrière effectuée à la même époque. Le simple parallèle est cependant insuffisant, et nécessite une définition exacte de la nature du rapport – inspiration ou non de l’un ou l’autre - entre ces deux travaux, dont les éléments corrélatifs dépassent largement la simple affinité thématique.

Le personnage d’Hedda dans l’esquisse de la dernière scène (fig. 24) est pourvu de traits évoquant les portraits-charges de Tulla Larssen. Le traumatisme de l’épisode sanglant de 1902, qui a été une des causes de l’exil volontaire de l’artiste en Allemagne, est en 1907 loin d’être estompé ; au contraire, la dépression dont il avait semble-t-il été le facteur déclenchant s’est développé en psychose paranoïaque qui à cette époque prend des proportions inquiétantes. A la lumière de la crise aiguë qui aboutira l’année suivante à l’internement de l’artiste, on peut se demander si le travail effectué sur Hedda Gabler constitua une catharsis, ou au contraire en replongeant Munch dans le souvenir du drame, s’il n’accentua pas la régression et ne précipita pas la crise.

Dès 1905, Tulla Larssen apparaît dans l’oeuvre de Munch de façon omniprésente, sous des traits toujours plus déformés, comme si le peintre était poursuivi par son image monstrueuse : les caricatures avouées des dessins ou les portraits-charges des gravures (les quatre Tête de femme de 1905844 évoquent de façon toujours plus affirmée l’oiseau de proie, insistant sur les traits acérés, le nez crochu, la bouche amère) montrent une physionomie aux antipodes du visage fier et aristocratique qui apparaît dans les photographies ou peintures antérieures à 1902. Mais le souvenir obsessionnel de l’artiste ne donne lieu à aucun tableau d’envergure sur le sujet avant 1906. L’épisode n’est traité qu’indirectement à travers la représentation de L’Opération 845 de l’artiste hospitalisé : Munch apparaît couché au centre de la composition, nu, dans une diagonale en raccourci, sous le regard d’un public se pressant aux vitres de la salle d’opération.

La première version de La Meurtrière 846 (ultérieurement intitulée La Mort de Marat), au chromatisme et au traitement très particuliers, a longtemps posé problème ; elle est maintenant datée de l’été 1906, puisque Schiefler la mentionne dans son journal dès le 10 septembre :

‘«  Dann war da noch ein ‘Mord’, wo der ermordete Mann am Boden liegt, während die Frau steht im Hintergrund »847. ’

Munch ne commence concrètement les esquisses scénographiques d’Hedda Gabler que quelques mois plus tard, dans le sillage des Revenants, pendant l’hiver 1906-1907. Mais à l’été 1906, il a déjà accepté le principe de la collaboration - qu’on lui a soumis dès le printemps - et travaille sur la frise du foyer.848 Il est donc raisonnable d’imaginer qu’il a relu attentivement les deux pièces pendant son séjour estival à Bad Kösen, et que la composition du tableau curieusement axée sur le personnage féminin s’explique par sa lecture.

Entre septembre 1906 et mars 1907, c’est-à-dire pendant les six mois correspondant à la collaboration de Munch pour Hedda Gabler - collaboration intermittente mais régulière dans l’élaboration du décor, des esquisses scénographiques, la réalisation de la frise du foyer et la présence aux répétitions - plusieurs versions successives de La Meurtrière 849 voient le jour, dont la monumentale Mort de Marat (fig. 158) dans laquelle l’artiste restitue pour la première fois de façon explicite le caractère sanglant de l’épisode, et redonne au corps de l’homme une certaine importance par la puissante diagonale en raccourci de L’Opération . Cette version est justement contemporaine des dernières semaines d’activité, plus intense, de Munch aux Kammerspiele : Schiefler note le 16 février 1907 une visite qu’il est allé faire à Munch lors d’une répétition ; au cours de la conversation, l’artiste a mentionné une jeune fille lui servant de modèle pour le tableau d’un meurtre (annexe 12). Un mois plus tard, après le début des représentations, Schiefler rend visite à Munch à son hôtel : « ‘Er malt dort ein grosses Bild, auf dem vorn ein hoch aufgerichtetes nacktes Weib, in ganzer Gestalt von vorn, steht, während dahinter die Leiche eines ermordeten nackten Mannes liegt. Er nennt es den Tod des Marat’ ».850

La représentation des personnages nus qui s’impose au fil des versions abandonne la figuration narrative pour l’image symbolique, accentuée par une composition toujours épurée qui aboutira à la simplicissime croix de la dernière Mort de Marat de 1907851. Le nu comme rappel du caractère sexuel de la relation et du crime, mais également comme expression du pathos, révélation de « l’état d’émotivité intense »852 des protagonistes transfigurés en héros tragiques. La scène renoue avec la représentation d’Eros et Thanatos omniprésente dans La Frise de la Vie : la meurtrière est « ‘comme toutes les figures féminines solitaires de Munch, une sentinelle menaçante, (...) mortelle parce qu[e] sexuelle’ »853. Une sentinelle menaçante, c’est bien ainsi qu’apparaît Hedda dans les esquisses, et plus encore dans le dernier acte, lorsque « ‘laissant le sauvage émerger derrière le vernis de la sophistication’ »854, elle attend son destin, fière et rigide. Comme la Meurtrière, elle ne cherche pas à fuir ou cacher son acte, mais faisant face au spectateur, les mains pendant le long du corps, accepte résignée les conséquences de son acte.

Une des versions du tableau a été appelée par l’artiste lui-même, non sans ironie, une Nature morte, à cause des objets figurant sur la table au premier plan : un chapeau et une coupe de fruits. G. Svenæus et P. Hougen855 ont voulu voir dans le chapeau une référence directe à Hedda Gabler, dans lequel l’incident à propos du chapeau de Mlle Tesman - pris par Hedda pour celui de la bonne - révélait le décalage social entre l’héroïne et son entourage. Mais R. Rapetti, dans l’analyse qu’il fait du tableau856, explique la présence du chapeau par sa mention dans les notes biographiques de l’artiste relatant le drame. Tulla Larssen était connue pour ses tenues fantasques, et elle apparaît en effet dans les caricatures affublée de chapeaux emplumés.

En revanche, une étude semble constituer le chaînon manquant entre la série des Meurtrières et Hedda Gabler, et contient une référence directe à la pièce. Femme debout dans un intérieur (fig. 159) est un dessin de larges dimensions au fusain et pastel. Ebauche d’une version narrative de la scène, elle a composition semblable à la première version de La Meurtrière, la femme se tenant au fond, cernée vers la fenêtre par la table et le lit. Le traitement de la pièce est assez réaliste, avec divers objets et une large plante à gauche. Les accessoires sur la table ont changé, et sont agrandis démesurément. Surtout, la corbeille de fruits – élément de l’épisode de 1902 - a laissé place à un verre et un livre ou un manuscrit, cerné d’un trait rouge tout comme la main de l’homme . Ces nouveaux objets évoque immédiatement l’intrigue d’Hedda Gabler : Løvborg étant caractérisé d’une part par un ancien penchant pour l’alcool – qu’Hedda tente de réveiller - d’autre part par son manuscrit, dont la destruction provoque le suicide de son auteur puis, en chaîne, de l’héroïne. Le dessin n’est malheureusement pas daté, et n’a pas été achevé ; s’il s’avérait être, comme il le semble, contemporain des toutes premières versions de la série, il constituerait la preuve d’une réelle influence de la pièce sur la création picturale et serait l’oeuvre transitoire entre lecture et peinture ; quoi qu’il en soit, le dessin est un exemple de tentative de syncrétisme entre les deux oeuvres.

Malgré les similitudes formelles et surtout l’étude chronologique, la série de La Mort de Marat n’est cependant pas une restitution picturale d’Hedda Gabler. Paradoxalement, le choix de la référence historique davidienne au détriment du titre initial de La Meurtrière consacre l’affirmation de la lecture biographique. Dans La Mort de Marat, le titre s’impose a contrario de l’image comme de la dramatique : c’est la meurtrière qui occupe l’essentiel de la composition, mais c’est l’homme victime qui est le sujet du tableau. La scène parle du drame de l’artiste, non de celui d’Hedda. Pour autant, l’artiste garde à l’esprit les parallèles avec la pièce. En mars 1908, Munch écrit à son ami Gierløff :

‘« Mon enfant et celui de ma maîtresse La Mort de Marat (j’ai dû le porter en gestation pendant neuf ans) – c’est une peinture qui m’a donné du mal - ce n’est d’ailleurs pas un chef-d’oeuvre, plutôt une expérimentation. Tu peux informer l’ennemi que cet enfant est maintenant baptisé, et qu’il est accroché aux Indépendants ».857

Munch reprend ainsi la métaphore utilisée par Ibsen pour évoquer l’oeuvre de Løvborg, entreprise grâce à Théa : « l’enfant » en tant que création issue d’une symbiose spirituelle entre homme et femme. La métaphore est filée tout au long de la pièce, trouvant son paroxysme dans la destruction du manuscrit, lorsque Hedda avoue sa haine : ‘« Maintenant je brûle ton enfant, Théa ! (...) Je brûle ton enfant et celui d’Ejlert Løvborg. Maintenant je brûle - maintenant je brûle l’enfant ’».

L’artiste nous autorisant à utiliser la même métaphore, nous appliquerons celle-ci à sa lecture : l’étude de la pièce d’Ibsen a été décisive, non qu’elle ait fécondé, mais en ce qu’elle a accouché l’artiste de sa série picturale. La collaboration de Munch, en le confrontant quotidiennement à la thématique dramatique, a agi comme facteur déclenchant de créations qui dépendant en réalité d’événements personnels obsessionnels, auraient vu le jour quoi qu’il en soit, mais peut-être beaucoup plus tard. Hedda Gabler a offert à l’artiste l’occasion d’initier une série picturale qui l’accompagnerait durablement, tout en retraçant son évolution psychique. Après la version de 1907 suivrait un silence de plusieurs décennies, mais le thème réapparaîtrait dans les années 30 : tout d’abord dans une série de versions plus narratives se rapprochant du sujet historique858 puis, dans une esquisse montrant la même réceptivité aux récits que dans les commentaires littéraires, l’artiste a imaginé la scène de la condamnation de Charlotte Corday. En revanche, l’oeuvre envisagée comme une éventuelle Paraphrase d’Hedda Gabler 859, est exemplaire de la difficulté à établir concrètement l’étendue de l’influence littéraire : cette rapide huile sur panneau, représentant une femme debout, droite, mains jointes, sur le seuil d’une maison dont la porte ouverte laisse voir le perron, ne présente pas d’éléments autres qu’une similarité stylistique des figures féminines et qu’une « atmosphère » pour justifier cette attribution, qui tout en étant plausible, reste essentiellement intuitive.

Par ailleurs, peut-on considérer que la nouvelle forme artistique abordée par l’artiste grâce à sa collaboration avec des théâtres – la scénographie – a eu des conséquences profondes sur son écriture picturale ? On ne peut s’empêcher de noter la facture relativement classique des esquisses, à la différence des peintures qui leur sont contemporaines et qui, quant à elles, témoignent d’expérimentations stylistiques. Peut-être le caractère relativement conventionnel des esquisses comme de la frise Reinhardt est-il dû à la déception de l’artiste peu de temps auparavant, par le refus d’une commande.860 Au moment où Picasso donne à l’histoire de l’art les Demoiselles d’Avignon, Munch fait lui aussi des expérimentations stylistiques dans des oeuvres comme Consolation, Amor et Psyché 861 et Mort de Marat, utilisant une composition architecturale, faite d’un entrecroisement de verticales et horizontales brisé par des diagonales - « un certain pré-cubisme » selon l’artiste - rendue particulièrement expressive par l’utilisation de coulées aléatoires de peinture. L’écriture expérimentale du peintre est distincte des travaux de scénographie, mais ceux-ci laissent leur empreinte dans le traitement de l’espace. A. Eggum remarque dans La Mort de Marat, et surtout dans toute la série de La Chambre verte, que le lieu et le décor sont traités de façon très théâtrale :

‘« Les pièces où se déroulent les scènes respectives ont un impact artistique ; elles semblent être des coulisses rapprochées. En fait, les traits principaux sont préparés dans les esquisses de Munch pour la mise en scène berlinoise des Revenants en 1906 : la silhouette féminine matérialisée, les personnages isolés les uns des autres, la fonction dramatique lourde des meubles, l’espace confiné de la boîte »862.’

C’est surtout dans l’importance dramatique accordée aux objets que se reflète, nous semble-t-il, l’influence de l’écriture ibsénienne. Dans le cycle de La Chambre verte, « ‘l’action est gelée, les passions sont refroidies (...) De plus, l’animation picturale octroie aux meubles une dynamique qui est refusée aux personnages ’»863. Le symbolisme déguisé du décor et du mobilier, une des caractéristiques essentielles de la dramaturgie d’Ibsen, trouve ici son équivalent pictural dans la part active que jouent les objets comme autant d’acteurs à part entière du drame. Chez Munch, l’évolution se révèle flagrante entre le rôle purement formel des objets, utilisés comme repoussoir au premier plan, dans Printemps ou Nuit à St-Cloud 864 , et la véritable action dramatique de la table et du canapé de Désir, ou le rôle explicatif - sorte de « paratexte » pictural - de la table de La Meurtrière. Cette personnification des objets n’est pas née soudainement des travaux de scénographie : leur utilisation narrative existe déjà dans Le Lendemain 865 de 1894, où les verres et bouteilles sur la table au premier plan expliquent la scène présente ; mais c’est après Les Revenants que les scènes à huis clos voient des compositions dans lesquelles objets, espace et volume scéniques peuvent se voir octroyer le premier rôle dramatique : chambres où murs, plafond et mobilier se resserrent autour des personnages866, parfois au point que ceux-ci doivent se recroqueviller pour s’y loger ; accessoires qui déterminent le sens de la scène, comme la couverture rouge sang de Cléopâtre et l’esclave, ou s’emparent de la composition, telle l’immense table servie du Mariage du bohème 867 .

Si les travaux de scénographie ont laissé leur marque sur la syntaxe picturale de l’artiste, ouvrant de nouveaux horizons sur le traitement de l’espace et du décor, c’est plus modestement dans l’apparition de nouveaux motifs que les travaux d’illustration ou de lecture visuelle ont agi sur l’oeuvre peint. Dans ce domaine, Les Revenants et Hedda Gabler avait essentiellement comme réactivation de sujets déjà vécus. Mais le travail graphique peut également être source de nouvelles créations, et provoquer l’invention de nouveaux motifs qui s’implantent durablement dans le vocabulaire pictural.

Lorsque Munch réalise en 1896 pour LugnéPoe le programme de Peer Gynt (fig. 10), il choisit d’illustrer un passage précis du texte : celui d’Åse cherchant son fils, accompagnée par Solveig (acte II). La vieille femme et la jeune fille demeurent dans la montagne déserte, à scruter le lointain dans l’espoir de retrouver Peer. « Raconte encore un peu » demande Solveig.

«  ÅSE, elle s’essuie les yeux
Sur mon fils ?
SOLVEIG
Oui. Tout.
ÅSE, elle sourit et redresse la tête
Tout ? Tu serais bientôt fatiguée.
SOLVEIG
Fatiguée, vous le serez plus vite à me faire ces récits que moi à les entendre. »

Le dessin, comme souvent, est à la fois restitution narrative de la scène et visualisation allégorique d’une autre réplique : celle de la scène où Peer attaqué par la force invisible et mystérieuse du Grand Courbe, va être la proie des oiseaux qui s’abattent sur lui, lorsqu’il est de nouveau sauvé in extremis. Le Grand Courbe révèle le secret de l’étonnante invulnérabilité de Peer, clé de la trame entière  : ‘«  Il était trop fort. J’ai vu des femmes derrière lui.’ »

L’affiche de Peer Gynt ne révèle rien d’une éventuelle lecture autobiographique par l’artiste à l’époque. Pourtant, il semble que celle-ci ait déjà été réalisée, puisque le motif resurgit dans l’oeuvre privé à plusieurs reprises : presque immédiatement dans le tableau ouvertement autobiographique de 1897, parfois intitulé Mère et fille (fig. 120) mais représentant en réalité Karen Bjølstad et Inger, comme si en référence à Peer Gynt, Munch avait voulu montrer ses propres anges gardiens ; ensuite, dans les différentes variantes de la gravure sur bois Femmes sur le rivage 868 de 1898, dont la composition est plus proche encore de celle de l’affiche pour l’OEuvre. La silhouette blanche de la jeune fille aux cheveux dorés, vue de dos face à la mer, est une transposition du personnage de Solveig. Cette fois, ce n’est plus l’étourdissante profondeur des montagnes qu’elle contemple, mais l’étendue infinie de la mer, et le décor fétiche de la Frise de la Vie transforme la scène narrative en allégorie du Temps. Tout contre elle, sa compagne semble s’agripper à elle, « ‘comme si elle essayait de s’emparer de sa jeunesse perdue’ »869. Sa silhouette noire et son visage tailladé de quelques traits blancs lui confèrent un aspect fantomatique, annonçant non seulement sa mort prochaine, mais également celle, plus lointaine mais tout aussi inexorable, de la jeune fille qu’elle tient : nouveau Memento mori que ce personnage, dont le visage se rapproche au cours des épreuves de plus en plus de la tête de mort870, et qui porte à une dimension métaphysique la relation plus psychologique qu’avait établi Ibsen entre Solveig et Åse.

Cette symbolique de la continuité de la vie à travers les générations , la jeunesse prenant la relève, se retrouve dans des dessins plus tardifs. Conçu d’abord en 1909, puis repris dans les années 1927-30, le motif de Jeunesse et vieillesse 871 transpose la scène de Peer Gynt dans une thématique mère-fils : tout près de la vieille femme assise se tient un jeune homme, debout. Ces deux êtres, tournés vers le monde extérieur, n’ont pas d’échange visuel, mais n’en sont pas moins liés, comme soudés en un seul bloc. Ces dessins ont parfois été considérés comme des illustrations de Peer Gynt, évoquant la relation entre mère Åse et Peer, mais l’hypothèse, qui s’appuyait sur les similarités formelles entre le croquis et le tract du Théâtre de l’OEuvre, est maintenant abandonnée ; il s’agit en réalité d’un projet pour un monument devant commémorer le Centenaire de la Constitution norvégienne872. Lancé dès 1907 en vue des célébrations de 1914, le concours pour l’attribution de la commande s’éternisa et la proposition de Munch, comme les autres, fut rejetée. Mais ce croquis a donné lieu à l’une des rares expérimentations du peintre en sculpture ; il en envoie une photographie à son ami Schiefler en mai 1910 : «  ‘Vous voyez que j’ai aussi commencé à modeler – c’est un projet du monument La vieille mère Norvège avec son fils ( l’Indépendance de la Norvège )’ »873.

La pièce a donc bien agi en tant que source d’inspiration, bien que de façon indirecte, par la réutilisation de motifs inventés à l’occasion de premières illustrations. Etant données la similarité formelle avec le tract du Théâtre de l’OEuvre, la date du croquis – 1910, date à laquelle l’idée chez Munch d’une illustration de la pièce est en train de naître – ainsi que l’étude contemporaine des Génies, représentant Ibsen comme le plus grand penseur de Norvège, ce projet de monument se lit dans la continuité des travaux du peintre sur Ibsen ; en consacrant Peer Gynt comme chantre de l’esprit national norvégien , il est un hommage implicite à l’auteur.

L’influence des pièces sur la production picturale de Munch peut donc être soit directe, liée aux affinités thématiques entre les deux artistes, soit s’exercer de façon beaucoup plus diffuse, conséquence de l’étude des pièces par l’artiste à l’occasion de laquelle il trouve des formes plastiques qui réapparaissent plus tard. Le lien se fait plus ténu entre oeuvre dramatique et tableau, car il consiste en une chaîne d’associations d’idées et d’images dont nous avons vu l’importance dans le corpus graphique. C’est ainsi que le double portrait de Lucien Dedichen et Jappe Nilssen de 1926874 présente des similarités formelles avec la gravure retouchée de 1901-1916 en vue des Prétendants à la Couronne (fig. 146). Munch avait déjà portraituré son parent comme la plupart de ses amis, dans un tableau presque grandeur nature875, en pied, debout. Lorsqu’il décide de représenter Nilssen avec son médecin Lucien Dedichen, en 1926, il se souvient sans aucun doute de ses travaux sur Les Prétendants réalisés dix ans auparavant. Comme dans la gravure retouchée, il axe sa composition autour de la figure assise de Nilssen, à droite, et son interlocuteur debout. Nilssen a la même expression de lassitude, assis dans le large fauteuil, tandis que Dedichen semble courber la tête pour rester dans le cadre du tableau, réminiscence de la difficulté à insérer le deuxième personnage dans l’image initiale de la gravure.

Les motifs formels sont hérités, non de la lecture du texte, mais des inventions plastiques de l’artiste à cette occasion, et la continuité ressortit ainsi encore une fois au soliloque artistique de Munch. La référence littéraire agit dès lors comme maillon intermédiaire entre diverses créations plastiques : la gravure sur bois Le Fils 876 reprend le sujet de Fièvre – l’enfant alité entouré de sa famille – avec le stylème de la tête de profil sur l’oreiller de L’Enfant malade ; mais le rôle symbolique des tableaux de famille – eux-mêmes issus de la lecture biographique - suspendus juste au-dessus de sa tête comme rappel du drame de l’hérédité est hérité du décor et des esquisses des Revenants. Exécutée pour Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, l’encre T 1537 (fig. 77) est une scène imaginaire dans un style narratif léger ; elle représente Irène et sa garde-malade non lors de leur véritable entrée scénique, mais telle que Rubek les évoque, se promenant seules dans le parc. Les deux silhouettes blanche et noire, au centre de l’image, apparaissent bien fragiles à côté de l’arbre au tronc large et puissant. Les arbres et les bosquets qui les entourent sont autant de signes d’une nature paisible et généreuse, tandis qu’au fond s’étend le bâtiment de l’hôtel. L’artiste s’est ici souvenu d’un tableau de 1905 peu connu, Cerisier en fleur et jeunes filles 877: dans un parc ensoleillé, deux jeunes femmes au centre de la composition se promènent au pied d’un large cerisier. Ce motif des deux femmes dans le parc va réapparaître dans les années 1916-1920, lorsque le peintre réalise de nombreux paysages du parc de sa nouvelle propriété d’Ekely878, et se modifie sous l’influence des travaux littéraires de l’artiste. A leur lumière, il est difficile de ne pas percevoir dans les silhouettes blanche et noire des Deux femmes sous un arbre dans le jardin 879 de 1919 une réminiscence du couple de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. De même, le tronc noueux et massif de l’arbre du parc où se promène Irène s’éloigne de la représentation munchéenne souvent schématique des arbres, où la ligne fine et droite se fond dans la masse ronde du feuillage. A cette figuration synthétique tributaire de la narration symboliste de sa période fin-de-siècle, l’artiste substitue ultérieurement la restitution expressive des paysages , notamment dans les tableaux qu’a faits l’artiste des différentes saisons dans sa forêt d’ormes entre 1920 et 1923880, où les troncs magnifiques, aux formes puissantes, parfois déformées, donnent à la forêt un aspect effrayant, presque ensorcelé. Déjà, dans L’Histoire de 1911, l’arbre vénérable aux racines immenses était symbole de la pérennité de la vie, mais c’est à Ekely que Munch redécouvre véritablement les joies de retranscrire les mille et une facettes d’une nature toujours en évolution, dont la scène de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts porte la marque881.

Par ailleurs, A. Eggum voit dans le dessin la paraphrase d’une photographie prise dans la clinique du docteur Jacobsen en 1908 : deux infirmières posent côte à côte, bras dessus bras dessous, l’une en blanc l’autre en noir882. Le réglage de l’objectif a été fait de telle sorte que les deux silhouettes sont floues tandis que l’environnement est très net, ce qui donne à la jeune femme en blanc un caractère fantomatique. Le parallèle thématique entre la fragilité psychique de Munch à Copenhague et celle de l’héroïne de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, explique l’emprunt formel pour la série d’illustrations. Comme le peintre avait en 1908 exprimé ses tensions internes dans la visualisation de formes dédoublées et contradictoires, il retrouvait dans les personnages d’Irène et la Diaconesse la même symbolique d’une dualité douloureuse. Mais la question qui se pose est le sujet réel de la photographie de 1908 : le parallèle a-t-il été fait au moment des illustrations – vers 1916 – auquel cas il s’agit d’un emprunt à son oeuvre personnel comme beaucoup d’autres ? Ou l’artiste a-t-il organisé sa composition pour qu’elle devienne une référence littéraire à l’oeuvre déjà connue par l’artiste, et qui n’avait pu que le frapper immédiatement par ses similitudes avec son propre langage ? Il n’est pas totalement déraisonnable de considérer cette photographie comme un commentaire littéraire utilisant un nouveau medium, une photo-illustration, preuve que sa lecture d’Ibsen est moyen pour Munch d’expérimenter tous les moyens d’expression.

L’artiste continue dans son oeuvre peint à substituer sujets et personnages d’une même thématique dans son rapport de référenciation littéraire, de poétisation de la vie : une jeune étudiante lui sert de modèle en 1942, et comme souvent il entretient avec elle une relation mi-romantique, mi-paternelle, agrémentée d’entretiens sur l’art ; une lettre d’elle écrivant sa réaction à la lecture de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts montre que l’artiste a dû lui parler de la pièce et l’inciter à la lire883. Pola Gauguin, qui fréquenta Munch dans ses dernières années, rapporte l’influence positive de ce dernier modèle :

‘« (...) 1942 fut une année heureuse, et cela fut dû en partie à une jeune étudiante en droit. Par une belle journée ensoleillée, elle se présenta chez Munch et lui demanda de poser pour lui. Elle avait quelque chose de fort et de sain qui décida Munch à essayer, et c’est ainsi qu’elle fut son modèle cet été-là. Les tableaux qu’il fait avec elle sont pour la plupart restés des esquisses, qui d’ailleurs avaient une fraîcheur particulière. Lui-même disait en plaisantant quand il les montrait ; - Vous ne voyez pas ce que c’est ? C’est Hilde ! Et il ajoutait avec un petit sourire sarcastique : - Et donc est assis là le Constructeur Solness – Avec cette jeune femme timide, tout un lot de jeunes gens envahit Ekely. La vieille maison aux grands arbres devant la véranda du vieil architecte fut peuplée de jeunes qui ensemble jouissaient du soleil et de l’été tandis qu’Eros menait son jeu ».884

A. Eggum identifie le tableau intitulé « Hilde et Solness » par Munch comme Romance dans le parc (fig. 160). Le titre – vraisemblablement donné par les conservateurs du musée Munch – se justifie dans la mesure où le tableau n’est pas une visualisation de la pièce d’Ibsen, mais une scène prise sur le vif à laquelle l’artiste a attribué a posteriori la référence littéraire. Mais des analogies formelles se dessinent avec un des dessins de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts : celui où, dans le parc de l’hôtel, Maja s’accoude à la palissade pour discuter avec Ulfheim (fig. 74). Ici, le même décor – un parc tranquille et ensoleillé, peuplé de personnages seuls ou en groupes, et surtout la pose semblable du couple au premier plan – la jeune fille séparée d’un jeune homme par une balustrade, sur laquelle elle s’accoude – montre que la référence à cette pièce-ci est tout aussi pertinente qu’à Solness885 ; elle a pu être inspirée d’abord par les motifs formels, puis l’artiste a poursuivi la fiction en « trouvant un Solness » parmi les personnages à l’arrière-plan, voire, comme la différence d’échelle entre le motif de l’homme assis juste derrière le couple peut le faire penser, en insérant « son » Solness dans le tableau, transformant une scène de genre en fiction littéraire886.

Les références à Ibsen se poursuivent ainsi dans l’oeuvre du peintre jusque dans ses dernières toiles. A. Eggum a relevé dans les trois Autoportraits à la fenêtre 887 des années 40 des réminiscences de John-Gabriel Borkman, par l’importance symbolique accordée au paysage hivernal en fond agissant comme révélateur de l’état d’esprit de l’artiste. Il n’est pas impossible cependant que le lien existant entre ces oeuvres dépasse la simple affinité, et que la genèse du tableau soit directement liée aux travaux d’illustration de la pièce.

Munch a réalisé toute une série de dessins autour du personnage de Borkman dans son antre, dont beaucoup reste problématiques. Si l’on se fie aux dates attribuées aux carnets, après la série d’illustrations de 1909, Munch n’aura pas repris l’image de Borkman seul dans son antre avant une quinzaine d’années. Plusieurs dessins888 ont été recensés sous réserve comme pouvant être des portraits de Borkman dans le catalogue de 1975. Malgré des datations relativement éloignées et malgré la diversité des physionomies, ils présentent une composition constante - un homme dans un intérieur, tournant le dos à une fenêtre - et s’inscrivent parfois parmi d’autres illustrations de John-Gabriel Borkman.

Le carnet T 243, daté de la fin des années 20889, montre en particulier, parmi de nombreuses scènes de la pièce, le motif de la tête à la fenêtre de façon plus ou moins appuyée, sous différentes variantes. Un des dessins (fig. 161) développe le thème en y ajoutant la valeur symbolique du paysage présente dans le drame. Le buste de l’homme apparaît contre les larges fenêtres situées dans le coin de la pièce, qui laissent voir derrière lui le paysage désolé de l’hiver. La composition rappelle les portraits d’Ibsen au Grand Café, mais à la fenêtre aux rideaux tirés protégeant l’individu du monde extérieur s’est ici substituée l’envahissante vision de la nature environnante. La scène ici ne s’appuie pas sur une logique dramatique, et cette ouverture sur le monde extérieur s’éloigne de la tanière de Borkman dans l’acte II. Le commentaire est un portrait hors-texte, caractérisation symbolique du personnage : la mise à distance des deux acteurs, l’homme et la nature, par l’intermédiaire de la fenêtre crée paradoxalement entre eux un lien étroit, le paysage nu et stérile apparaissant comme le reflet de l’âme désolée de l’homme.

Cependant, la physionomie du personnage, il est vrai peu constante d’un dessin à l’autre, est bien loin des représentations antérieures, et pourrait être l’oeuvre d’un portrait réaliste plutôt qu’une caractérisation fictive. Ce visage allongé n’est pas non plus un autoportrait ; en revanche, les traits sont assez semblables de ceux d’un ami d’enfance de Munch, le médecin Frimann Koren, que Munch portraiture en 1927 à plusieurs reprises après avoir appris sa mort.890 Doit-on dès lors voir dans ce dessin un commentaire de John-Gabriel Borkman, ou le portrait posthume d’un ami qui serait venu se glisser dans la série d’illustrations du carnet T 243 ? Il est assez douteux que Munch ait vu dans les personnalités de son ami défunt et du personnage d’Ibsen des parallèles justifiant une caractérisation du personnage sous les traits du médecin. Mais il est tout aussi peu plausible que l’artiste, en plein travail sur la pièce, en particulier sur l’acte IV où Borkman traverse la plaine ensevelie sous la neige qui annonce sa mort imminente – scène qu’il illustre dans T 243-40, 243-43 et 243-44 – ait pu abandonner le monde d’Ibsen alors qu’il symbolise la mort de son ami par le même paysage. Le terme d’illustration à proprement parler est donc encore une fois abusif, mais T 243-42 est sans aucun doute un témoignage direct de l’influence de la pièce d’Ibsen. La composition née d’un enchaînement de circonstances fortuites réapparaît plus de dix ans plus tard, utilisée délibérément pour sa valeur symbolique, lorsque l’artiste se portraiture lui-même au crépuscule de sa vie : son Autoportrait dans le coin de la fenêtre (fig. 162) des années 40, « ‘de tous les autoportraits de cette dernière période, (...) sans doute le plus impressionnant dans sa rudesse inhabituelle de coloris ’»891 peut dès lors être considéré sinon comme une extension directe de la pièce, du moins comme une dernière référence à son auteur fétiche, sorte d’autoportrait « en John-Gabriel Borkman » inavoué.

Notes
836.

Le terme de fresque est impropre, puisqu’il s’agit en réalité de huiles sur toile, mais Munch l’a souvent employé pour ses peintures murales. Nous nous autorisons à l’utiliser dans « son sens Pickwickien » pour désigner « par ‘fresque’ toute peinture d’intérieur sur murs ou, évidemment, sur plafonds ». (E. Gombrich, 1988, p.12).

837.

L’Histoire, huile sur toile, 452x116.5, Université d’Oslo ;

Alma Mater, huile sur toile, 455x116, Université d’Oslo

838.

Soleil, huile sur toile, 452x226, Université d’Oslo.

839.

En norvégien comme en vieux norrois, « soleil » reste féminin.

840.

Note de Munch, non datée . Citée in cat. 1976, Zürich, p. 14.

841.

La Mort du bohème, 1917-18, huile sur toile, 110x245, M 377.

842.

G. Pellizza da Volpedo, Soleil, 1904, huile sur toile, 155x155, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Moderna.

843.

A. Eggum, 1983, p. 248.

844.

Tête de femme, 1905, eaux-fortes, G/r 107,108,109,110.

845.

L’Opération, 1902-03, huile sur toile, 119x150, M 22.

846.

La Meurtrière ou Le Meurtre, huile sur toile, 70x100, M 183.

847.

« Il y avait aussi [après deux autoportraits] un ‘Meurtre’, où l’homme assassiné gît par terre, pendant que la femme se tient debout à l’arrière-plan ». Journal de Schiefler, 10.09.1907 in Munch/Schiefler I, § 239.

848.

La mention de Schiefler – « Er erzählt, er solle für Reinhardt in den Kammerspielen Ibsens ‘Gespenster’ und ‘Hedda Gabler’ inszenieren » - date de trois jours avant celle du Meurtre : Journal de Schiefler, 07.09.1907, in Munch/Schiefler I, § 235.

849.

La Meurtrière, 1906, huile sur toile, 70x76 ; Nature morte, 1906, huile sur toile, 110x120, M 544. Reproduites in cat. 1991-92, Paris-Oslo, p. 313.

850.

« Il y peint une grande toile, où se tient au premier plan une femme nue, droite, de face, vue en pied, tandis que derrière gît le cadavre d’un homme nu, assassiné. Il l’appelle La Mort de Marat ». Journal de Schiefler, 14.03.1907, Munch/Schiefler I, § 299.

851.

La Mort de Marat, huile sur toile, 153x149, M 4. Fait notable, la toile est signée, datée et localisée : (en haut à gauche) Edv Munch 1907 Berlin.

852.

K. Clark consacre tout un chapitre au nu en tant qu’expression du pathos dans Le nu, Paris, 1969.

853.

«  She is like all Munch’s solitary female figures, a sentinel of menace. Her bait is the promise of joy, but her reward for man’s attentions is his destruction. She is lethal because she is sexual ». E. Mullins, The Painted witch, Londres, 1985, p. 49.

854.

C. Mayerson, « Thematic symbols in Hedda Gabler », extr. de Ibsen, a collection of critical essays, Englewood Cliffs, 1965, p. 135.

855.

Cat. 1976, p. 37.

856.

R. Rapetti, « Bonnard et Munch : l’exemple de La Mort de Marat », extr. de cat. expo. 1991-92, Paris-Oslo, pp. 312-316.

Outre les sources d’influence citées, une autre d’importance nous paraît être le monumental Samson et Dalida de Max Liebermann, que Munch a pu voir à l’Exposition des Refusés de Berlin en 1902 (Max Liebermann est celui qui invita Munch à exposer à Berlin en 1892). Outre le sujet - le triomphe de la femme qui, d’une main tient l’homme affaissé près d’elle, de l’autre s’étire pour montrer la chevelure coupée - des éléments de la composition - la clarté de la figure féminine contrastant avec la noirceur du corps, les verticales du fond - se retrouvent dans le tableau de Munch.

857.

Lettre de Munch à Gierløff, 19.03.1908, citée in Gierløff, p. 288.

Cette lettre est traduite dans le catalogue 1991-92, Paris-Oslo, p. 310. Pour le vocable « den elskende kvinne » (litt. « la femme aimante », « elskende » étant participe présent du verbe aimer), nous avons préféré à la proposition du catalogue « la femme que j’aime » le terme de « maîtresse » : d’une part, « elske » possède un sens charnel prononcé; d’autre part, « la femme que j’aime » nous paraît peu approprié étant donné les sentiments du peintre à l’époque ; enfin, Munch a souvent déclaré qu’il n’avait jamais été réellement amoureux. L’utilisation du terme dans ce sens serait donc très surprenante.

858.

Marat et Charlotte Corday I, huile, 80x120, M 311 ; Marat et Charlotte Corday II, huile, 120x80, M 83. Marat est assis dans sa baignoire ou se lève pour faire face à Charlotte Corday. Pour autant, l’artiste n’en oublie pas sa lecture autobiographique, lui qui en 1908 se photographie dans son bain et intitule le cliché Marat (A. Eggum, 1987, p. 138).

859.

Paraphrase d’Hedda Gabler, années 20, huile sur panneau, M 630.

860.

Un de ses mécènes allemands, le Dr Linde, lui avait commandé en 1904 une frise pour la chambre de ses enfants, mais la refusa finalement. Munch utilisa cette frise comme point de départ de sa frise Reinhardt.

861.

Consolation, 1907, huile sur toile, 90x109, M 45.

Amor et Psyche, 1907, huile sur toile, 119.5x99, M 48.

862.

A. Eggum in cat. 1994, Hambourg, p. 216.

863.

Op. cit., p. 216.

864.

Nuit à St-Cloud, 1890, huile sur toile, 64.5x54, Oslo, Nasjonalgalleriet.

865.

Le Lendemain, 1894-95, huile sur toile, 115x152, Oslo, Nasjonalgalleriet.

866.

Homme et femme II, 1913-15, huile sur toile, 89x115.5, M 760.

Nu au fauteuil d’osier I, huile sur toile, 122.5x100, M 499.

867.

Le Mariage du bohème I , 1925, huile sur toile, 138x181, M6.

868.

Femmes sur le rivage, 1898, gravure sur bois, 476 x 635, G/t 589

869.

« The seated woman, whom Munch invariably inked in black, seems to be grasping her counterpart, as if trying to hold onto her lost youth. (...) » E. Prelinger & M. Parke-Taylor, p. 170.

870.

Sur les travaux de Munch sur cette gravure sur bois découpée et colorée, voir op.cit., pp. 170-173.

871.

Jeunesse et vieillesse, 1909, T 195.

Jeunesse et vieillesse, 1927-30, T 1684.

872.

G. Voll, Edvard Munch : monumental projects, p. 59-60.

873.

Lettre de Munch à Schiefler, 11.05.1910, Munch/Schiefler, Briefwechsel II, § 517.

874.

Jappe Nilssen et Lucien Dedichen, 1926, huile sur toile, 160x135, MM, reproduit in J. Hodin, Edvard Munch, Londres, 1972, p. 154.

875.

Jappe Nilssen, 1909, huile sur toile, 193x94.5, M 8.

876.

Le Fils, 1920, gravure sur bois, 594x755, P/t 651.

877.

Cerisier en fleur et jeunes filles, 1905, huile sur toile, 94 x 116, M 285.

878.

Deux femmes dans le jardin I, 1916-20, huile sur toile, 100 x 130, M 555

Deux femmes dans le jardin II, 1916-20, huile sur toile, 67.5 x 89.5, M 101

879.

Deux femmes sous un arbre dans le jardin, 1919, huile sur toile, 120 x 160, M 694.

880.

Printemps dans la forêt d’ormes I, 1920-23, huile sur toile, 156 x 166, M 799

Printemps dans la forêt d’ormes II, 1923, huile sur toile, 105 x 120, M 308

Souches d’arbres dans la neige, 1923, huile sur toile, 95 x 100, M 451

881.

C’est pourquoi nous tendons à situer l’encre à partir de 1916.

882.

Deux infirmières, 1908-1909, photographie d’Edvard Munch, 86 x 88. Cité in A. Eggum, 1987, p. 154 

883.

Lettre 06.09.1942, citée in cat. expo. 1988-89, Oslo, p. 184.

884.

P. Gauguin, cité in cat. expo. 1988-89, pp.182-183.

885.

A l’appui de cette hypothèse, les dessins sur Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. Si la problématique de la relation impossible entre homme vieillissant et jeune femme n’est que mineure dans cette pièce, et n’est que suggérée par Ibsen, Munch l’impose dans ses représentations du couple, dans lesquelles Rubek tient sur ses genoux une Maja qui relève autant de la poupée que de la petite fille. Dans T 183-23, la relation est présentée sous un jour douloureux. Les jambes croisées, Maja paraît embarrassée et peu naturelle, comme si elle se prêtait malgré elle à ce jeu ambigu. Soucieuse, elle observe et sonde de la main un Rubek accablé, tandis que son arbre, plus florissant que jamais, trône au centre de l’image comme le symbole de la vie. Toutefois, la relation de tendresse qui malgré tout empreint la scène, comme la tension dramatique sous-jacente, s’appliquent aussi mal à Maja et Rubek, dont la relation est déjà dominée par l’amertume, qu’elle correspond à la dernière conversation entre Solness et Hilde à l’acte III de Solness le Constructeur. Les deux personnages sont alors assis dans la véranda entre la maison et le jardin, et le décor lui-même correspondrait mieux au dessin que le parc peuplé de l’hôtel : « De grands arbres centenaires étendent leurs branches au-dessus de la véranda et vers la maison. (...) Dans le fond, le jardin est fermé par une vieille barrière en bois. » Dans Solness le Constructeur, la relation entre un homme âgé et une jeune fille constitue l’intrigue principale, et bien qu’il soit dans la logique de la série graphique du carnet d’attribuer cette scène au couple Rubek/Maja, il est assez plausible cependant d’y voir une digression momentanée dans le monde de Solness – ou à tout le moins une fusion entre les personnages, qui expliquerait la référence au tableau en question.

886.

Démarche certainement similaire à celle de l’artiste dans d’autres dessins de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts : dans T 2653 (fig. 76), la composition se veut équilibrée, avec la table de Maja et Rubek au premier plan à droite, à laquelle répond la silhouette droite du directeur, tandis que les groupes des pensionnaires et les arbres imposants peuplent l’arrière-plan en petits îlots ponctuant l’espace. Le centre de l’image est cependant occupé par un personnage secondaire, manifestement un pensionnaire à l’identité inconnue – peut-être Irène. La silhouette a été soit surajoutée, soit tracée en premier avant l’ensemble de la composition, car elle s’insère de façon peu harmonieuse avec la silhouette de Maja, toute proche. Dans la version au crayon et à l’encre T 749 (fig. 75), ce personnage réapparaît, de nouveau surajouté semble-t-il, et aux proportions en désaccord avec le reste de la composition. Mais la silhouette féminine a laissé place à un vieil homme robuste, qui n’a pas de pendant dans le texte mais en qui on reconnaît aisément un des modèles préférés de Munch, Børre Eriksen, immortalisé dans L’Histoire. Sa posture reprend, à peine transposée, une photographie d’Eriksen prise à Kragerø comme outil d’étude pour L’Histoire, qui le montre assis sur une chaise au milieu du jardin. La référence demeure mystérieuse dans le contexte assez étranger que représente T 749, et peut relever de la simple digression mentale, comme le motif de l’homme assis semble l’être dans Romance dans le parc.

887.

Autoportrait devant le coin de la fenêtre, I, env. 1940, huile sur panneau, 46x55, M 242

Autoportrait devant le coin de la fenêtre, II, env. 1940, huile, craie noire et pistolet, 45x55, M 245

Autoportrait à la fenêtre, env. 1940, huile sur toile, 84x107.5, M 446.

Ces portraits ont longtemps été datés autour de 1930, mais A. Eggum à l’occasion de l’exposition Munch og Ekely a corrigé cette date.

888.

Borkman ? Tête à la fenêtre, 1925-30, fusain, 408x255, T 215-43r ;

Borkman ? Tête à la fenêtre, ca 1920, crayon gras, 277x208, T 197-21.

Borkman ? Tête à la fenêtre, 1926-30, encre et plume, 206x171, T 243-42.

889.

Pour les raisons citées plus loin, nous penchons pour la datation de 1927-28.

890.

Frimann Koren, 1927, huile sur toile, M 125 et M 147.

Frimann Koren, 1927, lithographie, 370 x 255, G/l 451-5.

891.

A. Eggum, 1983, p. 282.