Dans une lettre à Edvard Brandès, August Strindberg expliquait ainsi sa réticence à vouloir fréquenter les grands esprits : « ‘Pourquoi je n’écris pas moi-même [à Georg Brandes] ? Parce que j’ai peur, peur de lui comme de tous les esprits féconds, comme de Zola, Bjørnson, Ibsen, de tomber enceinte de la semence d’autrui et de porter la progéniture d’autrui’ ».892
Cette peur d’être transformé, voire phagocyté par le génie d’un autre artiste, n’est pas foncièrement déraisonnable, et il n’est pas impossible que Munch l’ait également ressentie, lui qui tout en reconnaissant volontiers l’apport des Anciens dans son oeuvre, a toujours réfuté l’idée d’un maître en particulier. Pourtant, le peintre n’a jamais eu de réticence à reconnaître ce qu’il devait à l’oeuvre d’Ibsen. Entre les deux hommes, on peut véritablement parler d’une relation d’influence, nullement réductrice car d’une part, le peintre a su puiser également ailleurs, ainsi que dans son génie propre, les outils nécessaires à son art, d’autre part il a su la faire évoluer sans la cantonner à l’absorption des pensées d’un aîné. De simple jalon parmi d’autres dans son héritage culturel, Ibsen s’est révélé au cours des années un véritable compagnon de pensée, avec lequel Munch a pu se livrer à un dialogue artistique toujours plus nourri, évoluant d’un rapport maître/élève à un échange en toute égalité.
Un échange entretenu entre les oeuvres plus qu’entre les hommes, car les quelques rencontres entre les deux artistes ne peuvent être considérées comme une amitié. Les premiers travaux de Munch sur Ibsen sont curieusement restés sans effet sur une relation qui n’a rien de comparable avec les amitiés qui ont pu se développer entre auteurs et plasticiens à l’occasion de travaux communs : Manet et Mallarmé, Rouault et Suarès, Picasso et Jacob, Derain et Apollinaire, ont montré que dialogue artistique et amitié personnelle vont souvent de pair. Munch, quant à lui, représente le choix opposé, et garde ces deux domaines indépendants. Il fréquente assidûment les cercles littéraires, noue des liens étroits avec des auteurs, qu’il aime à portraiturer. Mais ces échanges intellectuels nourrissent une réflexion générale, confortant notamment sa conception idéiste de l’art, plus qu’ils ne donnent lieu à des réalisations interartistiques concrètes, si ce n’est dans les propres tentatives littéraires de l’artiste. Dans ses écrits, Munch subit indéniablement l’influence des poètes autour de lui - principalement Strindberg et Obstfelder - mais refuse pour autant de se mettre à leur service dans le champ graphique. Ibsen, qu’il ne fréquente pas personnellement, l’inspire à un autre degré.
L’écart de génération entre les deux artistes ne fut pas la seule raison du caractère embryonnaire de leur amitié ; la distance respectueuse maintenue par le peintre envers son aîné est une des manifestations de son désir de filiation artistique, désir qui n’est pas inhabituel dans l’histoire de l’art : la fascination de Maupassant pour Flaubert, celle d’Hölderlin pour Schiller, Cézanne pour Delacroix, « ‘ce formidable désir – ou besoin – de filiation et d’avènement à soi-même, indissociable d’un puissant narcissisme qui est l’une des constantes de la personnalité des ‘génies’ ’»893, est généralement dirigée vers un ancien de la discipline exercée par l’artiste, mais l’influence d’un maître à penser issu d’un art différent peut être tout aussi féconde, comme celle de Wagner pour Nietzsche ou Rodin pour Rilke. Ces deux exemples cependant confirment dans ce cas l’importance du dialogue humain entre les deux artistes, qui chez Munch a joué un rôle plus fantasmatique que réel. Les quelques phrases impersonnelles accordées par Ibsen au jeune peintre pendant ses années difficiles - comme à beaucoup d’autres - ont conservé pour lui une valeur bien supérieure à l’intention de leur auteur, et ont été remémorées une vie durant avec un respect quasi religieux. C’est au même désir de filiation spirituelle que l’on peut imputer la conviction toute personnelle du peintre d’avoir fourni à son auteur fétiche la source d’inspiration principale de sa dernière pièce.
Tant les portraits de l’écrivain que les témoignages écrits montrent de fait une admiration unilatérale, non exempte de subjectivité. L’« Ibsen de Munch » est très différent de l’image généralement véhiculée par le dramaturge, la perception du peintre s’écarte de la plupart des témoignages d’autres personnalités, et repose sur une relation affective plus que socio-culturelle :
‘ « The attraction of the wilder type of artist, with a lifestyle diametrically opposed to Ibsen’s cautious, disciplined ways, is an interesting phenomenon. Munch admired Ibsen principally for those works in which he was at his most demonic, in which he was most the artist (...). While Ibsen’s mass audience still insisted on seeing him as always and ever the social reformer, Munch saw the artist-mind in him ». 894 ’Quitte à oublier l’homme pour l’oeuvre, car c’est celle-ci qui, seule en définitive, compte. Elle s’impose au fil des années pour une étude toujours plus approfondie : aux premières images décoratives, issues de commandes extérieures et vécues comme une contrainte, succède progressivement une série graphique intermittente mais continue, spontanée et délivrée de toute intervention extérieure, pour un véritable dialogue artistique intime qui accompagne Munch jusque dans ses dernières années .
Si l’on ne peut contester la qualité inégale de cette production essentiellement graphique, imputable à sa nature même d’archives privées, celle-ci témoigne néanmoins dans ses multiples variations d’une extraordinaire diversité et inventivité, tant dans le choix des techniques, la composition que dans l’expression. On peut sans nul doute faire à l’artiste le même compliment que celui qu’A. Houbraken faisait aux illustrations du Livre de Tobie par Rembrandt :
‘« Dans son art il était plein d’idées, si bien qu’on voit souvent de nombreux dessins différents de lui sur un même sujet, chacun distinct de l’autre dans l’expression, le mouvement, la manière de s’habiller.. A ce sujet, il dépassait tous les autres, et je ne connais personne qui ait fait autant de variations pour rendre un seul et même sujet ».895 ’La diversité qui domine le corpus empêche d’établir une quelconque loi absolue en ce qui concerne la démarche de l’artiste, à chaque exemple pouvant être opposé un contre-exemple. Il n’y a pas de « méthode munchéenne » de l’illustration, comme il n’y a pas de « style pictural » munchéen, l’artiste absorbant les mouvements successifs sans s’y arrêter.
Pour autant, des lignes directives, des tendances générales s’affirment : les commentaires graphiques de l’artiste ne constituent pas des illustrations mais une transposition visuelle.
Lettre d’A. Strindberg à E. Brandès, 03.01.1887, citée in M. Meyer, 1967, p. 614.
P. Brenot, Le Génie et la folie, Paris, 1997, p. 98.
« Cette attirance de la part d’un artiste d’un genre plus débridé, avec un style de vie diamétralement opposé aux façons précautionneuses et disciplinées d’Ibsen, est un phénomène intéressant. Munch admirait Ibsen principalement pour les oeuvres dans lesquelles il était le plus démoniaque, dans lesquelles il était le plus artiste. (...) Tandis que le grand public insistait pour voir en Ibsen avant tout le réformateur social, Munch voyait en lui l’esprit de l’artiste ». R. Ferguson, p. 399.
A. Houbraken, 1718, cité in J. Held, p.118.