Munch aborde l’art du livre à une époque fertile en propositions et théories, insistant pour la plupart sur sa nature ornementale : William Crane, qui dans son ouvrage The Decorative illustration of books tente en 1896 de donner une base historique et théorique à l’art du livre, introduit ainsi son sujet :
‘« In the selection of the illustrations, I have endeavoured to draw the line between the purely graphic aim, on the one hand, and the ornemental aim on the other - between what I should term the art of pictorial treatment and the art of decorative treatment ; though there are many cases in which they are combined, as indeed, in all the most complete book-pictures, they should be »896.’On peut considérer, à de très rares exceptions près, que Munch s’est attaché au premier de ces deux critères essentiels de l’art de l’illustration, et a totalement dédaigné le second. L’artiste ne porte attention ni au livre, ni aux possibilités décoratives d’une quelconque mise en page. De même, ses esquisses scénographiques montrent que l’art théâtral peut éventuellement l’intéresser pour les possibilités d’expressivité visuelle qu’il offre, mais que le dialogue entretenu avec le texte reste celui de la fiction.
La démarche de l’artiste relève donc moins de l’illustration que de l’idéation. La lecture de Munch d’un texte est une appréhension avant tout imaginative d’un récit, appréhension reposant sur une pénétration fulgurante du texte : le noyau essentiel reste la situation générale ; les composantes du drame sont instinctivement dégagées par l’artiste : les personnages, compris dans leur complexité psychologique, l’environnement – physique ou socio-culturel - qui agit comme un acteur à part entière, l’intensité dramatique qui repose essentiellement sur les relations interpersonnelles et leur évolution plus que sur la péripétie, restituée de façon très aléatoire. L’artiste conçoit en effet la logique dramatique comme un matériau éminemment flexible, à manipuler selon l’élément qui se voit accorder la priorité du moment – qu’il soit essentiellement plastique, symbolique, expressif ou personnel.
Sa lecture est une lecture de l’imaginaire, mais relayée par une intelligence du texte qui en comprend toutes les nuances, toutes les strates successives. Lecture subjective, cependant, où l’illustrateur demeure un artiste revendiquant l’autonomie de l’interprétation, et non pas simplement une retranscription servile et impersonnelle de l’univers artistique d’un tiers : comme chez Odilon Redon, qui voit dans le mot « illustration » avant tout « un terme défectueux » auquel il préfère « ‘ceux de transmission, d’interprétation, et encore ils ne sont pas exacts ’»897, on peut dire que chez Munch, la transposition visuelle « est moins l’exacte conformité recherchée avec la pensée littéraire, que les idées et les émotions très personnelles jaillies au contact de tempéraments extériorisés dans un autre art ».898 Lecture, malgré tout, c’est-à-dire reconnaissance de la primauté du texte comme source originelle d’inspiration.
Une étude du rapport au texte dans l’art de l’illustration reste à faire. Le cas de Munch montre en effet toutes les gradations possibles de la palette d’une transposition visuelle, allant de l’illustration littérale à l’illustration interprétative, du commentaire du texte au commentaire autour du texte. La fidélité de l’image au récit, quels que soient ensuite les choix formels ou sensibles, est un critère lui-même extrêmement variable d’un artiste à l’autre : les dessins des Métamorphoses d’Ovide de Picasso, même si C. Zervos considère que « ‘ce ne sont pas à proprement parler des illustrations que Picasso a faites. Ce sont des interprétations toutes personnelles du monde dont Ovide avait eu la vision ’»899, restituent pour l’essentiel des épisode précis du récit. Démarches similaires, celle de Dali pour La Divine Comédie de Dante et celle de Chagall pour La Bible, même si la modernité du traitement des images concourt à occulter la fidélité narrative. A l’inverse, les arabesques non figuratives de Picasso pour Le Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, les visions de Redon sur les poèmes de Verhaeren, certains dessins de Matisse pour Période hors-texte de Reverdy sont des images qui témoignent d’un rapport beaucoup plus associatif que représentatif ; inspirées par la lecture, elles ne cherchent cependant pas à restituer le récit. Entre ces deux options, les illustrations de Derain pour Pantagruel de Rabelais prennent souvent le récit comme point de départ mais s’en écartent rapidement. Matisse, de même, oscille entre lecture et digression graphique dans le Florilège des amours de Ronsard, s’attachant à un mot particulier cueilli au hasard des strophes.
Le corpus illustratif de Munch comporte tous ces différents degrés, mais il conserve pour la majeure partie des pièces un rapport au texte assez étroit pour autoriser le terme de lecture visuelle900. Munch ne conçoit pas, comme Maurice Denis notamment, l’illustration comme une entité totalement indépendante du texte ; celui-ci demeure son référent initial, quitte à ce qu’il l’abandonne ultérieurement pour des digressions personnelles dictées par l’expérimentation formelle ou l’investissement biographique.
La prise d’autonomie des peintres face aux textes qu’ils devaient illustrer au tournant du siècle dernier a été permise par la naissance simultanée des deux oeuvres, qui mettaient les deux créateurs sur un plan d’égalité. Pour F. Chapon, « c’est surtout la fraternité spirituelle des poètes et des écrivains qui fit du livre le lieu d’une rencontre nouvelle où la contribution de l’écrivain ne prétendit plus asservir celle de l’artiste ».901 La profonde marque de l’oeuvre de l’écrivain dans l’héritage culturel du peintre ne pouvait pas permettre ce genre de relation. Le rapport de Munch à Ibsen n’étant pas d’une fraternité spirituelle, mais d’une filiation spirituelle, il ne pouvait qu’être vécu, non comme la rencontre fortuite de deux sensibilités, mais comme un cheminement allant de la dépendance à la libération, dans un rapport à la fois de référence et de succession, de respect et de dépassement.
De même dans la scénographie, Munch n’a pas recherché des innovations formelles ou coloristes, n’a pas cherché pas à transformer un espace scénique utilisé pour sa seule nature plastique, mais est resté sur l’interprétation d’un récit, même lorsque le discours est mis entre parenthèses pour laisser la primauté à la réaction sensible. Ses décors privilégient la compréhension à l’invention ; ils ne présentent pas les figurations abstraites ou les pans coupés réclamés par Strindberg. L’artiste reste attaché à la conception théâtrale d’une représentation totale, où les éléments voient leur existence justifiée dans une interdépendance. Il ne cherche pas à faire de ses décors des créations pouvant se passer de la représentation incarnée, mais au contraire les élabore comme « ‘des lieux vacants, (...) sans autonomie - lieux inachevés - lieux pour des corps et des lumières’ »902.
Amené au monde du théâtre grâce à l’impulsion des personnalités de l’avant-garde de l’art de la scène, il a entretenu pour sa part un dialogue plus avec le discours qu’avec l’oeuvre théâtrale. Il a puisé chez les rénovateurs de la scène le matériau qui l’intéressait sans les accompagner dans leurs conceptions extrêmes. A une époque où Craig, Meyerhold prêchent un art « libéré de la tyrannie du mot »903, où les travaux des plasticiens du théâtre, tels les expressionnistes allemands ou l’avant-garde russe, font preuve d’inventivité formelle et coloriste pour atteindre une création visuelle indépendante de l’oeuvre, Munch pour sa part réitère son attachement viscéral au texte.
Un texte qu’il ne traite pas moins en homme du XXe siècle, inscrit dans la problématique de la « nouvelle narration ». Non seulement il réactualise les propos de l’auteur, mais il les discute, les interprète, réagit en fonction de sa sensibilité et de son vécu, se révélant encore une fois essentiellement lecteur, car il se défait de la responsabilité qu’ a l’illustrateur ou le scénographe de re-présenter le texte d’un auteur à un tiers et s’octroie en revanche le droit d’interpréter ce texte arbitrairement selon le seul critère de sa subjectivité.
Pour donner corps à cet imaginaire dont il n’est pas l’initiateur, mais un relais actif, Munch puise dans son propre vocabulaire formel. Dès lors, le lien viscéral qu’il entretient avec son art, qui se reflète dans son iconographie privée, est projeté dans ce monde fictif qui devient objet d’appropriation intime comme toute source d’inspiration soumise à la subjectivité de l’artiste. Munch en effet ne peut interpréter le langage d’Ibsen que par le sien propre, un langage à la fois symbolique et expressionniste, reposant sur un emploi de pathos formulae hérités de son expérience personnelle. Ce faisant, l’artiste abandonne peu à peu le texte pour renouer avec son propre univers.
« Dans la sélection des illustrations, je me suis efforcé de tracer une frontière entre l’intention purement graphique d’un côté, et l’intention ornementale de l’autre - entre ce qu’il convient d’appeler l’art du traitement iconique et l’art du traitement décoratif ; bien qu’il y ait de nombreux cas dans lesquels ils sont associés, comme en effet ils devraient l’être dans les illustrations les plus achevées ».W. Crane, The Decorative illustration of books, Londres, 1994, p. 5.
Cité in F. Chapon, p. 27
A. Mellerio, Odilon Redon, peintre, dessinateur et graveur, cité in F. Chapon, p. 27
C. Zervos, Cahiers d’art, 1930, cité in F. Chapon, p. 146.
Il convient cependant de relativiser cette conclusion à la lumière de l’élaboration du corpus, puisque l’identification des oeuvres s’appuyait essentiellement sur le critère d’adéquation au texte. Mais cette caractéristique nous paraît quoi qu’il en soit constante, et s’affirme dans les cas considérés comme indiscutables.
F. Chapon, p. 9.
G. Banu, p. 48.
D. Bablet, 1968, p. 78.