Le corpus graphique se caractérise par une structure essentiellement sérielle - ce malgré le laps de temps considérable sur lequel elle a été élaborée -, qui s’articule selon trois optiques différentes. C’est ainsi qu’on peut distinguer :
la série de nature littéraire et interprétative, qui restitue la complexité de l’écriture par le principe de complémentarité des fragments : à vocation représentative, étroitement tributaire du texte, la série est constituée d’un certain nombre de versions profondément différentes, tant dans la composition que dans la technique, qui ne cherchent pas à absorber l’ensemble des implications du texte mais se concentrent sur une interprétation particulière et véhiculent à chaque fois une atmosphère différente ; c’est par la confrontation de ces multiples restitutions partielles que le texte retrouve son intégrité polymorphe, chaque image étant ainsi une interprétation autonome et nouvelle tout en restant étroitement associée au référent littéraire ;
la série de nature référentielle, qui substitue progressivement aux éléments dramatiques de la fiction littéraire des références biographiques ou picturales appartenant à l’artiste ; malgré une composition constante, le sens de l’image varie d’une version à l’autre, transformant progressivement la fiction littéraire en référence discursive ou en portrait allégorique ;
la série de nature plasticienne, qui conserve comme point de départ constant la même scène, empruntée au matériau littéraire mais détournée de sa vocation dramatique pour inspirer différentes versions dont les subtilités formelles sont la seule préoccupation de l’artiste.
Le principe de répétition, même s’il contribue à l’appropriation du texte et s’achève par le soliloque artistique, consacre la conception de Munch de l’univers ibsénien en tant que miroir de ses propres pensées. L’investissement autobiographique, même s’il demeure un phénomène en grande partie contrôlé et ludique, montre que la fascination exercée par l’oeuvre d’Ibsen n’est pas seulement littéraire. De Shakespeare, Delacroix qui l’illustra abondamment expliquait : « ‘Shakespeare possède une telle puissance de réalité qu’il nous fait adopter son personnage comme si c’était le portrait d’un homme que nous eussions connu’ »904. Munch, pour sa part, écrit : « ‘Je relis Ibsen, et le relis comme si c’était moi’ ». L’investissement, des plus intimes, se révèle dès lors aux antipodes de la conception traditionnelle de l’oeuvre en tant que fiction - aussi illusionniste soit-elle : Munch utilise le texte d’Ibsen comme porte-parole de sa propre nécessité intérieure, comme énonciateur de ce qu’il ne parvient pas à dire, comme un outil verbal au service de sa sensibilité individuelle.
La démarche de Munch, dans sa reprise presque obsessionnelle de certains motifs dans le contexte soit fictionnel soit réel, se rapproche de celle d’un écrivain moderne comme Virginia Woolf :
‘« Les écrits théoriques de V. Woolf convergent vers la nécessité, pour l’écrivain, de reconnaître, distinguer, mais aussi utiliser, deux faces du langage, l’une conventionnelle (répétition conformiste) l’autre personnelle, qui implique le répétitif, puisqu’il s’agit des préoccupations profondes, constantes, d’une conscience, - d’un effort vers l’authenticité.(...) Le langage authentique est non-fini, discursif, tentative (‘essayant’) (...) Cependant la non-finitude de la conscience, du Moi et de leur langage n’a pas de valeur ‘en soi’ pour l’écrivain. Ses personnages, comme elle-même, cherchent en effet à connaître, à vivre, des moments où la conscience se stabilise, où le Moi et le non-Moi ne sont plus antagonistes. En de tels moments (...), la répétition s’arrête, se fixe : le désir de plénitude qu’elle traduit est satisfait. Mais ces moments, l’écrivain et son personnage les sentent rarement prendre forme, prendre espace. L’authenticité doit se résigner à n’être que sans cesse recommencée »905. ’De même que les oscillations de l’écrivain comme de ses personnages servent à affiner la perception de Soi, Munch oscille constamment entre son Moi - son langage personnel, son vécu, ses préoccupations profondes - et les personnages qu’après avoir empruntés à Ibsen, il nourrit dans son imaginaire. Et R. Passeron voit dans le principe de répétition, au contraire de l’usure désignifiante, un approfondissement de la relation qui caractérise le lien toujours plus intime développé par l’artiste avec l’oeuvre ibsénienne :
‘« L’émerveillement place le morceau hors du temps, comme si la répétition, qui est la vie mais qui use les choses de la vie, disparaissait alors au profit de la persistance intemporelle d’une présence.Cette dimension de retrouvailles avec une oeuvre investie par l’affectivité, qui permet un approfondissement constant, souligne une fois de plus le caractère intime de cette relation. Très tôt libérée de toute contrainte éditoriale, elle a pu déjouer les enjeux statutaires ou commerciaux auxquels les illustrateurs ou « peintres de livres » ont dû faire face, et qui ont eu une part non négligeable dans le combat des artistes pour imposer leur autonomie face au texte qu’ils étaient chargés de visualiser. Munch n’est pas un illustrateur dans la mesure où ce n’est pas l’art de l’illustration en soi qui l’intéresse, mais l’oeuvre d’Ibsen. A la différence de Chagall, Picasso, Maurice Denis ou bien d’autres, il n’a pas utilisé un texte pour explorer un langage artistique, mais a ressenti le besoin d’établir un dialogue avec une autre oeuvre, unique, qui l’avait profondément marqué. Sa dialectique n’est pas entre le peintre et le livre, mais entre le peintre et l’oeuvre d’Ibsen ; c’est pourquoi elle s’affiche dans tous les domaines – illustration, scénographie, improvisations graphiques, réactualisation de thèmes picturaux. Par l’investissement intime qu’elle provoque chez l’artiste, elle se comprend comme un face-à-face entre deux oeuvres où un tiers lecteur n’a pas sa place.
Delacroix, Journal, cité in A. Sérillaz & Y. Bonnefoy, Delacroix et Hamlet, Paris, 1993, p. 7.
M. Zerafa, p. 132
R. Passeron, p. 17.