0-1-1-1 Le sujet grammatical en français

Observons d’abord quelques traits grammaticaux que manifeste le sujet en français avant de parler de son homonyme en coréen. En français comme dans beaucoup d’autres langues, le sujet a pour caractéristique essentielle de contrôler les variations flexionnelles du verbe, notamment en catégorie personnelle, éventuellement en catégorie de nombre et accessoirement en catégorie de genre. Lorsqu’un sujet nominal est remplacé par ce que l’on appelle couramment un « pronom personnel clitique » ou « pronom personnel conjoint » comme je, tu, il, elle, etc. celui-ci se présente sous des formes qui sont propres à l’indication de la fonction argumentale sujet. Ces différentes formes de pronom clitique sujet se distinguent donc de celles des pronoms clitiques comme me, te, le-la-les, lui, etc. servant à indiquer la fonction objet (direct ou indirect)5.

Ces pronoms clitiques sujet et objet sont soumis à une règle distributionnelle stricte dans les phrases assertives. Satellisés à la forme verbale comme les affixes verbaux, ils s’antéposent obligatoirement au verbe (*Regarde elle le , *Regarde le elle Elle le regarde) et le clitique sujet doit précéder le clitique objet (*Le elle regarde Elle le regarde). La séquence de ces indices pronominaux avec le verbe se présente dans l’ordre suivant : Indice sujet Indice objet V.

Comme la désinence du verbe, le clitique sujet s’accorde globalement en personne avec le sujet référentiel qu’il remplace. Cela revient à dire que le statut référentiel du sujet fait l’objet d’un double marquage entre le clitique et un certain nombre de formes verbales du français (comme je suis, nous sommes, vous êtes, etc.). La seule présence de l’indice pronominal sujet et de la désinence verbale suffit pour identifier le sujet nominal référentiel, qui est placé quelque part dans le contexte ou la situation. En fait, le sujet référentiel est le plus souvent absent de la phrase française, et le destinataire du message doit explorer le contexte en vue d’y trouver la cause plus ou moins cachée des variations du verbe, appelée son sujet. Le latin subjectum, à l’origine du mot français sujet, signifie étymologiquement ‘ce qui est placé dessous’. Au pluriel, subjecta désigne des ‘fonds lacustres’ ou ‘marins’. Cela nous rappelle le caractère généralement caché ou profond du sujet. Pour repérer le bon sujet référentiel du verbe, qui n’est donc pas évident à trouver, il faut s’appuyer sur les marques formelles de personne et de nombre, et éventuellement de genre, dont le verbe est porteur. C’est grâce à cet accord multiforme entre prédicat verbal et clitique sujet que le référent de celui-ci peut être trouvé, car, répétons-le, celui-ci n’est pas donné et il doit être cherché.

A ce trait caractéristique du sujet en français, ajoutons que dans cette langue, le sujet, que sa forme soit nominale ou pronominale, doit être présent dans les phrases assertives : *est étudiant Paul / Il est étudiant. Cette présence obligatoire du sujet grammatical conduit certains linguistes comme Hagège à classer le français parmi les « langues à servitude subjectale » à l’opposé des « langues à énoncés réductibles au prédicat »6. Ce linguiste fait remarquer l’existence d’une forte corrélation entre la servitude subjectale et l’accord du verbe avec le sujet, c’est-à-dire que dans les langues à servitude subjectale, le prédicat verbal tend à s’accorder avec le sujet7.

Ce trait de servitude subjectale se confirme particulièrement dans le cas des phrases dites impersonnelles, comme Il pleut, Ça caille dur aujourd’hui, où Il et Ça ne réfèrent à aucun sujet nominal. Il et Ça, considérés comme « sujets apparents » dans la grammaire traditionnelle, sont référentiellement vides et ne peuvent être absents dans ces constructions impersonnelles. Cela révèle que le sujet grammatical, qu’il soit personnel ou impersonnel, est figé dans la construction phrastique en français.

En somme, on peut reconnaître au sujet français les propriétés que G. Lazard présente en les qualifiant de « primières »8 :

  1. Le sujet est obligatoire : il n’y a pas de phrase sans sujet

  2. Il n’est accompagné d’aucun relateur

  3. Il régit l’accord du verbe, c’est-à-dire qu’il est toujours (co)référencié par un indice actanciel intégré à la forme verbale

  4. Il précède le verbe, à la différence de tous les actants (en phrase non-marquée) : il est en tête de phrase, à moins d’être précédé par des circonstants.

Notes
5.

Il faudrait signaler au passage que certains linguistes français ne considèrent pas les morphèmes je, tu, il, etc. comme de véritables pronoms personnels dignes de ce nom, mais plutôt comme des « indices pronominaux sujet » ou des « flexifs d’avant du verbe », qui correspondent aux « désinences personnelles du verbe » dans d’autres langues indo-européennes, car syntaxiquement parlant, ces morphèmes, qui précèdent le verbe, n’occupent pas dans la construction des phrases les positions assimilables à celles occupées par les constituants nominaux ou d’autres véritables pronoms personnels tels que moi, toi, lui, etc. Voir en détail. D. Creissels (1995, 22-31) et M. Maillard (1991).

6.

C. Hagège (1982) La structure des langues, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ? n°2006, p. 33

7.

C. Hagège (1982) Ibid., p.36

8.

G. Lazard (1994) L’actance, Paris, PUF, pp.100-101