0-1-1-3 La problématique de la notion de sujet grammatical dans l’approche contrastive

La comparaison succincte que nous venons de faire entre les comportements du sujet en français et de son correspondant en coréen montre que les unités linguistiques auxquelles s’applique ce terme ont à première vue plus de différences que de ressemblances dans les systèmes des deux langues. Leurs différences apparaissent de telle sorte que l’on est amené à se poser la question de la pertinence de la notion de sujet dans la description du coréen : cette notion, qui est élaborée par les grammaires occidentales essentiellement pour rendre compte du phénomène morphologique de l’accord du verbe avec le sujet en personne, est-elle applicable à la description du coréen qui ne connaît rien de tel ?

Certes, on doit refuser la notion de sujet en coréen, si on s’en tient uniquement à des critères strictement morphosyntaxiques tels que l’on peut les observer en français. Mais, face à cette solution due à une conception « restreinte » de la notion, on peut opter pour une autre solution qui découle d’une conception plus élargie que la première. Selon cette conception large, qui est adoptée généralement en linguistique générale (ce qui n’empêche pas cette notion de rester problématique dans ce domaine), on peut considérer que le sujet est un élément constitutif de la phrase qui met en jeu, non pas une seule, mais un ensemble de propriétés syntaxiques dont la co-variation entre le prédicat verbal et le sujet n’est qu’une manifestation possible9; Autrement dit, si l’on peut reconnaître le sujet à des propriétés immédiates telles que sa distribution et sa morphologie ou encore la présence d’un relateur quelconque, on peut aussi l’identifier, indépendamment de ces propriétés immédiates, par celles qui se manifestent dans des opérations syntaxiques comme la passivation, réfléxivisation, relativisation, focalisation, etc. Autrement dit, ces opérations permettent de révéler les comportements caractéristiques qu’a le sujet en contraste avec d’autres arguments comme par exemple l’objet.

Pour notre part, au lieu de rejeter d’emblée la notion de sujet grammatical en raison de l’absence de critères stricts comme l’accord du verbe avec le sujet ou sa présence obligatoire dans la phrase, il nous paraît raisonnable d’admettre fondamentalement, mais approximativement, cette notion syntaxique dans la description du coréen. Suivant la seconde solution énoncée ci-dessus, on peut en effet observer partiellement, notamment dans les constructions phrastiques où le constituant nominal assimilé au « sujet » est en contraste avec le constituant nominal assimilé à l’« objet », des propriétés (correspondant aux « seconds critères » selons G. Larard (1994, 73-77)) qui peuvent justifier l’introduction de la notion de sujet dans la description de cette langue. Avec une telle optique, nous verrons quelques ressemblances dans le comportement syntaxique du sujet en français et du « sujet » en coréen, sans que l’on en ignore les différences.

Ainsi, on observe en français que le sujet présente des comportements bien distincts d’un autre actant comme l’objet, lorsque l’on opère, parmi d’autres, des tests transformationnels comme :

la passivation : le sujet du verbe actif non-marqué, devient le complément d’agent, facultatif, du verbe passif, tandis que l’objet du verbe actif devient le sujet du passif :

la réfléxivisation : le sujet commande l’emploi des morphèmes dits pronoms réfléchis, c’est-à-dire que lorsque dans la même phrase un terme est coréférent du sujet, il prend, soit une forme particulière dite réfléchie, comme s(e) dans l’énoncé Michel s ’aime dans ce costume (la personne aimée étant identique au référent du sujet, l’emploi du réfléchi est obligatoire), soit une forme renforcée comme lui-même dans l’énoncé Michel se parle à lui-même . Ces morphèmes réfléchis, qu’ils soient clitiques ou emphatiques, sont exclus de la position de sujet dans un cas comme dans l’autre :

la « montée » du sujet : dans certains types de constructions de phrases complexes, le sujet dépendant « monte » en position de sujet du verbe principal, lorsque le premier est coréférent du second, c’est-à-dire que le sujet de la phrase subordonnée devient le sujet du verbe principal, comme l’on le voit dans les ex. (3a) et (3b).

D’ailleurs, en français, il existe des critères de reconnaissance qui permettent d’identifier le sujet en opposition à l’objet. Par exemple, le sujet syntaxique figure dans les relatives sous la forme du pronom relatif qui, alors que l’objet syntaxique (y compris d’autres fonctions syntaxiques obliques dans le cas de l’oral) s’y présente sous la forme du relatif que.

De même, lorsque ces deux antants sont focalisés, le sujet est extrait et encadré par c’est qui, tandis que l’objet est encadré dans le même cas par c’est que.

Ces tests transformationnels qui permettent de voir les propriétés « subjectales » en français ne sont pas tous opérables en coréen. Néanmoins, le caractère convergent des propriétés « subjectales » se vérifie en coréen dans les mêmes conditions, notamment lorsque le verbe passe de l’actif au passif dans certaines constructions prédicatives. La phrase La police a arrêté le criminel donne en français Le criminel a été arrêté par la police à la suite de l’opération de passivation. De même, en coréen, une telle opération est possible.

La forme active du verbe [cap-ass-ta] (avoir arrêté) est modifiée en forme passive [cap-hi-ass-ta] (être arrêté) par l’ajout d’un morphème passif [hi], tandis que les deux constituants nominaux changent à la fois de position, de particule casuelle et de rôle sémantique : les nominaux qui fonctionnent comme « sujet » [kyONchal-i] (police-p.nom) et « objet » [pOmin-I l] (criminel-p.accus) dans la phrase active deviennent respectivement complément d’agent [kyONchal-eke] (police-p.dat) et sujet [pOmin-i] (criminel-p.nom) dans la phrase passive. Cet exemple démontre que le passage de l’actif au passif du verbe modifie pareillement dans les deux langues les fonctions syntaxiques des deux constituants nominaux, assimilés respectivement au « sujet » et à l’« objet », bien que la caractérisation morphologique soit différente.

Il faut mentionner au passage que le recours à la voix passive est moins fréquent en coréen qu’en français, car le coréen ne dispose pas toujours de couples de formes actives et de formes passives correspondantes des verbes, lorsque les variations se font à l’aide des suffixes passifs [i], [hi], [li], [ki], etc. De plus, en tant que procédure de thématisation au niveau discursif, la passivation est moins usitée qu’une autre opération discursive (que nous appelons « topicalisation ») qui consiste à signaler explicitement un élément thématique en le mettant soit en avant, soit en arrière de l’énoncé. Cela tient, nous semble-t-il, au fait que l’ordre libre des mots dans la linéarité de la phrase en coréen favorise davantage l’usage de la topicalisation que la passivation qui conduit l’énonciateur à modifier non seulement l’ordre des mots, mais aussi les fonctions argumentaux de ces derniers et la forme verbale. Mais ici l’important est pour nous le plan syntaxique. En somme, la transformation passive, qui est possible, bien que rare en coréen, peut nous servir de test pour établir l’existence de certains types de sujets dont le comportement rappelle un peu, de très loin il est vrai, le fonctionnement du sujet dans une langue comme le français.

En fin de compte, bien que la notion de sujet grammatical soit très problématique en coréen en comparaison avec le français, nous prendrons la liberté de parler de sujet dans cette langue, pour faciliter la formulation des phénomènes syntaxiques et aider le lecteur dans son travail de compréhension. Dans un exemple comme celui que nous venons de donner, il n’est pas absurde de parler de sujet et d’objet du verbe. D’ailleurs, si nous nous sommes attardée un peu longuement sur la notion de sujet, qui n’est pourtant pas le centre d’intérêt de notre thèse, c’est qu’il est important, comme nous le verrons, de pouvoir distinguer cette notion syntaxique d’une autre notion comme le thème ou le topique avec lequel le sujet est souvent confondu. Le thème constitue pourtant un élément de la phrase ou de l’énoncé dans son organisation énonciative et non syntaxique. Cette distinction entre sujet et thème est primordiale d’autant qu’en coréen l’organisation syntaxique de l’énoncé (sujet-prédicat) est rendue distincte de l’organisation énonciative (thème - propos) par le marquage de l’élément constitutif de chaque organisation à l’aide d’une particule quelconque et de la distribution de cet élément dans l’énoncé.

Notes
9.

D. Creissels (1995) Ibid. p.281