0-2 Problème d’un type d’énoncé particulier dit « phrase à double sujet »

Il s’agit là d’un type d’énoncé de schéma N1 + N2 + Vintr., que J-S You (1997) appelle dans sa thèse phrase bi-nominale 12, ce qui ne va pas sans ambiguïté, comme nous le verrons plus loin. Cette construction, dite traditionnellement « phrase à double sujet », a pour caractéristique d’être constituée d’un verbe intransitif précédé de deux constituants nominaux qui sont souvent marqués, tantôt par la même forme de particule nominative [ka] (N1-ka + N2-ka), tantôt respectivement par la particule topique [nIn] et par la particule nominative [ka] (N1-n I n + N2-ka).

L’occurrence successive de ces deux nominaux rappelle un peu l’image du tandem conçu pour être actionné par deux personnes placées l’une derrière l’autre. De ce fait, il nous semble que la dénomination de « structure tandem » est plus adéquate que la dénomination de « phrase à double sujet » qui implique, à tort, la double existence de cet élément syntaxique dans la phrase. D’ailleurs, la dénomination de « phrase bi-nominale» n’est pas non plus heureuse, du fait qu’elle est susceptible de s’appliquer aussi bien à cette « phrase tandem » qu’à la phrase au verbe bivalent qui appelle, selon le schème actanciel, deux termes nominaux assumant les fonctions argumentales sujet et objet (N1-ka + N2-lIl +Vtr.).

Le problème de cette structure tandem est qu’elle comporte ainsi deux constituants nominaux dont les fonctions argumentales ne sont pas spécifiées de manière différentielle par rapport au verbe de la même phrase. Notamment N1, souvent marqué tantôt par [ka], tantôt par [nIn], pose un problème délicat, quant à l’analyse de son statut. Etant donné que N1 est marqué avec N2 par la même nominative [ka], peut-on admettre qu’il y a là un double sujet dans cette structure, conformément à ce que dit la dénomination « phrase à double sujet » ?

A ce propos, se ralliant à cette idée de l’existence du double sujet dans un même énoncé, certains linguistes considèrent N1- ka/n I n comme le « grand sujet » et N2-ka comme le « petit sujet ». Ils rendent compte des propriétés « subjectales» du N1 de cette structure tandem qui s’observent dans différents phénomènes linguistiques liés au fonctionnement de certains morphèmes comme le suffixe verbal honorifique [si], ou le pronom réfléchi [caki]. En effet, dans cette structure, l’emploi de ces derniers est généralement contrôlé par N1-ka/n I n plutôt que par N2-ka, comme le fait N1-ka ou n I n dans la structure avec un verbe transitif bivalent N1- ka ou n I n + N2-l I l + Vtr., ou trivalent N1-ka ou n I n + N2-l I l + N3-eke + Vtr.

Par exemple, on peut observer le fonctionnement du pronom réfléchi [caki] dans les deux constructions suivantes, dans lesquelles il est en relation coréférentielle avec N1-n I n.

L’ex. (9a) est une construction « transitivée » dont le verbe [ip-hi-Oss-ta] (faire porter) comportant un suffixe factif -hi organise, selon son schème valenciel, trois arguments, tandis que l’ex. (9b) est une construction tandem « expansive » où le verbe intransif affectif [co-ass-ta] (avoir été aimable) ordonne deux arguments tandem N1 [yONhi], N2 [chOlsu] et un complément comparatif [caki-apOci] (son père). Le pronom réfléchi [caki] (soi) assume le rôle de génitif de l’objet [caki-os-p.accus] (son vêtement) dans le premier cas et de complément comparatif [caki-apOci-pota] (son père-p.comp.) dans le second cas. Il ne renvoie pas à un autre constituant nominal que N1 dans tous les deux cas.

Notons au passage que nous avons rendu le pronom réfléchi [caki] en français par le déterminant possessif son qu’on peut utiliser pour traduire le pronom [kI]. Issu du déictique distal, celui-ci pourrait figurer ici à la place de caki : k I-I i-os : (lit) lui-de-vêtement → son vêtement et k I-I i-ap O ci : (lit) lui-de-père → son père. Mais contrairement au pronom réfléchi, ce pronom déictique distal est référentiellement ambigu, car il peut référer chaque fois tantôt à N1, tantôt à un autre constituant nominal dans le même énoncé : pour l’ex. (9a), k I - I i-os (son vêtement) → O mma (maman) ou y ON hi (YONhi) et pour l’ex. (9b), k I-I i-ap O ci (son père) → yONhi ou chOlsu.

Les exemples cités ci-dessus montrent qu’il y a une certaine affinité entre N1 de la structure tandem et celui de la construction à verbe transitif dans leur contrôle coréférentiel vis-à-vis du pronom réfléchi dans un même énoncé. D’où l’idée que l’on peut assigner à N1 le rôle de « grand sujet » dans la structure tandem.

Mais d’autres linguistes coréens, à la lumière des travaux de la linguistique générale, notamment ceux de Li & Thompson (1976)13, refusent l’idée du « grand sujet » et considère que le N1 ne joue pas le rôle de sujet dans cette structure, mais le rôle de thème, lequel sert à circonscrire un cadre ou un domaine dans lequel la relation prédicative est validable. En effet, dans la structure tandem, ce qui établit la relation prédicative avec le verbe intransitif à titre de premier actant au sens tesniérien, ce n’est pas N1, mais N2 qui occupe la position nominale déterminée par la valence de ce verbe. A propos de la réfléxivisation qui relève d’un fait de coréférentialité, Li & Thompson affirment que dans les « langues à sujet et à topic » comme le coréen et le japonais, ce n’est pas le sujet, mais le thème qui contrôle cette coréférentialité entre les constituants nominaux d’un même énoncé14.

C’est dans cette seconde optique que nous verrons ici comment et pourquoi il est difficile d’admettre l’idée que N1 assume le rôle de sujet dans la structure tandem, bien qu’il soit souvent marqué par la particule nominative dite aussi subjectale [ka].

Donnons un simple exemple :

Il est abusif de présenter un tel énoncé comme une phrase à double sujet. Il est clair en effet que le prédicat [man-ta] (abonder) s’applique exclusivement à [cha] (voiture), qui peut donc être présenté comme son sujet, et nullement à [sOul] (Séoul), qui indique simplement un cadre de validation ou un domaine de vérification à l’intérieur duquel la relation prédicative est validable. Si on remplace Séoul par Mont Cili, on change radicalement le cadre de validation et la relation prédicative est manifestement fausse.

Le problème, c’est que [sOul] (Séoul) peut être également suivi, soit de la particule locative [e], soit de la particule nominative [ka]. Dans le premier cas, il est clair que [sOul] (Séoul) assume la fonction de complément de lieu, clairement marquée par la particule locative [e]. Dans le second cas de figure, quel est exactement le rôle de ce [ka] ? Ceux qui ont assimilé [ka] à la particule de sujet sont prisonniers de cette identification et parleront ici d’une phrase à double sujet, comme si Séoul était en fait le sujet principal de la prédication. Mais c’est là une vue fallacieuse des choses. On a affaire en vérité à deux [ka]complètement différents. Le second est bel et bien associé au sujet de la prédication : ce qui abonde, ce sont des voitures, et non la ville de Séoul. Quant au premier [ka], c’est une particule discursive, ou si l’on préfère, communicative, qui insère un énoncé dans un contexte conversationnel, qui le contextualise, en quelque sorte, un peu comme pourrait le faire [nIn], mais avec une autre intention argumentative. En effet, [nIn] est une particule indiquant un topique, c’est un topicalisateur, alors que le premier [ka] met le nom en focus et il fonctionne comme focalisateur. Le premier [ka] n’est pas compatible avec un locatif, mais il n’empêche qu’il recouvre bel et bien la particule locative [e]. En français, le focalisateur c’est ... que et la préposition locative à sont parfaitement combinables : C’est à Séoul que les voitures sont nombreuses. Par contre, en coréen, le focalisateur [ka] et le locatif [e] ne sont pas cumulables. Le destinataire du message doit comprendre que le focalisateur vient occulter le locatif et que celui-ci est présent de façon sous-jacente. Focaliser un cadre de validation, cela revient à l’opposer à un autre cadre de validation possible. Si quelqu’un vient de dire :

On pourrait ici avoir une focalisation purement accentuelle sur le locatif. Mais avec la particule [i], le cadre de validation est posé comme exclusif dès lors qu’il subit la focalisation. Le locuteur qui focalise ainsi [sOul-i : Séoul-p.foc] entend dire par là que la relation sujet —prédicat est vraie seulement de Séoul à l’exclusion de toutes les autres villes de Corée. En revanche, l’énonciateur précédent ne disait rien d’exclusif au sujet de Pusan, et il se contentait de présenter Pusan comme un cadre de validation admissible pour la relation sujet — prédicat (voiture-abonder). Cette comparaison entre les deux énoncés est édifiante : la particule [nIn] pose un cadre de validation en soi, mais ne laisse rien entendre au sujet des autres cadres de validation, par contre, la particule [ka] pose ce cadre de validation unique en son genre et exclusif des autres, ce qui est vrai de Séoul n’est pas vrai des autres villes ou encore la relation sujet—prédicat est vrai de Séoul et seulement de Séoul à l’exclusion de toutes les autres villes de Corée.

On peut, certes, prétendre que ce sont les villes, Pusan et Séoul, qui fournissent le ’sujet’ de la conversation, ou si l’on préfère, le thème de la discussion. Ce n’est pas une raison pour parler ici de « phrase à double sujet » ; c’est confondre le thème du discours et le sujet de la phrase. En vérité, les choses sont parfaitement claires : ce que le premier [ka], fortement accentué, focalise, c’est bel et bien un lieu, un topos qui fournit le cadre de validation exclusif pour la relation prédicative dans laquelle le second [ka], non accentué, est un marqueur casuel accompagnant ici le sujet de la phrase.

Cependant, il faut souligner que l’emploi de la particule [ka], en tant que focalisateur d’un thème fournissant un cadre de validation exclusif, apparaît limité dans la structure tandem, car elle ne peut focaliser un constituant autre que le sujet dans d’autres types de phrases. Soit un énoncé construit avec un verbe transitif comme [mOk-ta] (manger).

Le dernier exemple montre que l’emploi discursif de la particule [ka] est toutefois restrictif par rapport à la particule [nIn].

Par ailleurs, le [ka] casuel, dans un autre contexte, pourrait parfaitement signaler un attribut. Nous sortons ici, provisoirement, du schéma de la structure tandem qui s’applique seulement, en principe, aux énoncés dont le verbe est intransitif. Voyons au passage, rapidement, le cas d’une phrase à double [ka] dans laquelle le premier marque le sujet et le second, l’attribut :

Dans un cas comme celui-ci, les deux fonctions de sujet et d’attribut sont facilement repérables, à la fois grâce au positionnement des segments et aux contraintes du sens. Une telle relation prédicative n’est pas réversible, du fait que l’un des arguments est un nom propre. On peut dire, en effet, Michel est devenu un avocat et non pas Un avocat est devenu Michel. Il est donc évident que le sujet du processus est Michel et que avocat est l’attribut du sujet.

Dans sa thèse, pourtant très riche à bien des égards, J-S You (1997) a tort de présenter ce type de phrase comme une phrase à double sujet, chaque sujet étant marqué par [ka]. Cette position n’est pas tenable. Nous avons affaire ici à deux [ka] de nature casuelle dont l’un marque le nom sujet et l’autre, l’attribut du sujet.

Qu’un même marqueur puisse indiquer deux fonctions aussi différentes que celles de sujet et d’attribut n’a rien de bizarre en soi, puisque c’est exactement ce qui se passe en latin avec une phrase copulative à copule effacée telle que Sanctus Dominus, traduit dans le français liturgique par la phrase Saint est le Seigneur. Comme la marque casuelle est la même sur le sujet et l’attribut et que, d’autre part, la position respective des deux constituants n’est d’aucun secours, puisqu’il y a ici une inversion prédicat → sujet, il est clair que seul le sens peut nous guider dans l’attribution respective des fonctions sujet et prédicat. Il est évident que c’est le Seigneur qui est saint (Dominus = Seigneur, étant un autre appellatif de Dieu) et non un Saint quelconque qui serait Dieu, Dieu étant unique et son nom étant assimilable à un nom propre, il ne saurait être l’attribut de quelque sujet que ce soit. Un grammairien qui aurait présenté le nominatif latin comme le cas-sujet de cette langue, se verrait obligé ici, comme You (1997) l’a fait en coréen, d’identifier cette phrase comme une phrase à double sujet, ce qui est évidemment une position intenable.

En somme, dans la structure tandem représentant le schème N1-ka (nIn) + N2-ka + V.intr., ce n’est pas N1, mais N2 qui joue le rôle de sujet, du fait que celui-ci occupe une position nominale déterminée par la valence du verbe intransitif. Quant à N1, il assume le rôle de thème ou topique auquel s’accroche la partie propos que constitue l’organisation syntaxique N2-ka + V.intr. On voit ici que la structure tandem représente un cas d’énoncé bien révélateur dans lequel la relation sujet-prédicat ne coïncide pas avec la relation thème-propos.

Néanmoins lorsque l’on entre dans le cadre de la phrase complexe, on s’aperçoit que l’identification de N1 comme thème de l’énoncé ne suffit pas à rendre compte du fonctionnement de cette structure, car le N1 pose un problème d’analyse lorsqu’il est placé dans la position de nom-pivot d’une proposition déterminative, comme le montrent les exemples suivants :

Dans l’ex. (14b), est-il possible de dire que c’est le thème qui est soumis à cette opération syntaxique d’enchâssement, alors qu’il est généralement considéré comme un élément hors du cadre syntaxique, lorsqu’il figure dans une phrase simple comme l’ex. (14a) ?

En fait, dans la mesure où on peut parler de proposition relative en coréen, ce type d’énoncé pose un problème particulièrement épineux quant à l’analyse du rôle que pourrait jouer le nom-pivot (cilisan : Mont Cili) par rapport à cette proposition enchâssée (tanphuN-i / nola-n / : qu- les érables sont jaunes). La traduction française nous fait entrevoir les difficultés liées à l’interprétation du rôle d’un nom-pivot qui ne laisse aucune trace apparente permettant de l’identifier dans la proposition déterminative.

Ces problèmes nous amèneront plus loin à observer dans le cadre de relativisation quelques constructions caractéristiques de la structure tandem N1 + N2 + Vintr. selon les relations sémantiques entre N1 et N2, à savoir les relations synecdoque, expériencielle, hyperonymique et de localisation spatiale et temporelle.

Notes
12.

J-S You (1997) Autour du thème : Etude de quelques cas en coréen et en français, Thèse de doctorat de 3ème cycle, Université de Strasbourg.

13.

Li & Thompson (1976) « subject and topic : A new typology of language » dans C. Li (ed.) Subject and topic, London, Academic press, INC, pp. 457-490.

14.

Li & Thompson, Ibid. p.469.