0-3-2-3 Cas particulier de « ka » : emploi casuel et emploi discursif

Comme nous l’avons vu, à la fois syntaxique et pragmatique, la particule [ka] oscille entre deux rôles : tantôt elle fonctionne comme particule casuelle et aide à identifier certaines fonctions grammaticales comme celles de sujet ou d’attribut, tantôt elle figure comme particule discursive et focalise un des constituants nominaux d’une structure tandem ou d’une structure à copule.

Son double rôle de particule casuelle et contextuelle — ou si l’on préfère particule syntaxique et pragmatique — fait de [ka] le morphème le plus problématique du système coréen. Il est en effet le seul à cumuler ainsi deux rôles parfaitement différents.

Le cas le plus curieux se présente lorsque le focalisateur [ka] se focalise lui-même en tant que marqueur d’un sujet ou d’un attribut.

Penons d’abord le cas d’une phrase copulative non-marquée et non-contextualisée :

Ici nous avons deux occurrences du même morphème syntaxique [ka]d’abord sous la forme de l’allomorphe [i], puis sous la forme de l’archimorphème [ka] — le premier marqueur nominatif en position frontale signale la présence du sujet de la prédication, quant au second [ka], prédicatif, il signale, concurremment avec la position 2, la présence d’un attribut du sujet la copule [twe-Oss-ta] (être devenu) mettant en relation attribut et sujet.

Notons au passage que c’est la nature du verbe-copule et la structure bivalente de celui-ci qui déterminent a priori les deux arguments sujet et attribut du sujet. C’est de là qu’il faut partir pour comprendre la structuration de l’énoncé la position respective des constituants et la présence du marqueur [ka] permettant d’achever l’analyse. Ce qui est fondamental en coréen, c’est la rection du verbe, car on ne peut se fier aveuglement ni à la position, puisqu’elle n’est pas rigide, ni à la présence des marqueurs, puisque ceux-ci sont multifonctionnels, notamment [ka].

A partir de la phrase de base précédente, qui ne contient pas d’élément contextuel, nous allons voir ce qui se passe quand on contextualise l’énoncé. Dans l’exemple suivant, le sujet est focalisé. :

Cet énoncé représente une dénégation de l’énoncé précédent. Le nouvel interlocuteur conteste la validité de la précédente relation prédicative, en prétendant qu’elle s’applique exclusivement à un autre sujet, à savoir Pierre. Dans un tel contexte de dénégation, le premier [ka] — celui qui affecte [ppol] (Paul) sous la forme de l’allomorphe [i] — est associé à un énoncé négatif qui exclut Paul de la relation prédicative sujet-prédicat. Le second [ka] — celui qui affecte [ppielI] (Pierre) — focalise le vrai sujet de la prédication pour redresser une erreur précédente sur le sujet du prédicat [kyosu-ka / twe-Oss-ta] (est devenu professeur). Quant au troisième [ka] — celui qui affecte l’attribut [kyosu-ka] (professeur-p.nom) du sujet — c’est le marqueur d’attribut que nous avons rencontré dans la phrase de base de l’énoncé précédent.

Nous avons donc trois [ka] dans le même énoncé : deux [ka] contextuels qui opèrent chacun une focalisation et un [ka] syntaxique, associé à la fonction attribut du second terme de la deuxième phrase. S’agissant des deux [ka] focalisateurs, le premier focalise un sujet négatif [ppol-í ani-la] (lit.) Paul ne pas être →ce n’est pas Paul), le second focalise un sujet positif [ppielI-ka](Pierre-p.nom) → C’est Pierre). Ce qui est mis en cause par le second interlocuteur, ce n’est pas le prédicat proposé par le premier énonciateur et repris tel quel, c’est l’attribution de ce prédicat au sujet Paul, alors qu’il doit être attribué au sujet Pierre.

Or, lorsque [ka] focalise la dénégation d’un sujet, ou l’assertion d’un sujet, en tant que particule discursive, on peut considérer qu’il recouvre et occulte le [ka] casuel de base, associé à la fonction sujet. Dans le dernier exemple examiné, c’est le sujet qui est focalisé, parce que c’est lui qui fait l’objet de la discussion. En effet, focaliser un sujet, c’est affirmer qu’il a l’exclusivité de la relation prédicative. La focalisation est donc aussi, indirectement, une procédure d’exclusion ou identificatoire, puisqu’elle exclut de la position sujet tout autre constituant nominal que celui qui est focalisé.

Mais rien n’empêche de focaliser l’attribut du sujet. Il s’agit là d’une autre opération énonciative, qui ne discute pas le choix du sujet, mais le choix de l’attribut appliqué à ce sujet. Donc cet attribut nominal, initialement marqué par un [ka] casuel non-accentué, peut très bien être focalisé, lui aussi, comme dans la phrase suivante :

Cette fois-ci, ce n’est pas le sujet de la prédication qui est contesté, mais c’est l’attribut. Le troisième énonciateur reprend tel quel le sujet posé par le premier. Voilà pourquoi ce sujet apparaît affecté du marqueur topique [In], qui a ici une valeur thématique : [ppol-In] (Paul-p.top) est le sujet dont on a déjà parlé. On peut estimer que la particule topique [nIn] — ici thématique — vient recouvrir le [ka] syntaxique associé au sujet de l’énoncé initial. En effet, l’adjonction de la particule [nIn] n’empêche pas Paul de rester ce qu’il était, c’est-à-dire le sujet de la prédication.

Les deux [ka] dans cette structure sont tous deux les focalisateurs d’un attribut, le premier focalise un attribut négatif [kyosu-ka ani-la] (non pas professeur) et le second, l’attribut positif [kisulca-ka twe-Oss-ta] (est devenu ingénieur). On peut considérer là encore que chacun de ces [ka] focalisateurs, fortement accentué à l’oral, recouvre et occulte un autre [ka], casuel celui-là, et non accentué, qui est le marqueur ordinaire de l’attribut.

Un exemple comme celui-ci nous montre à quel point il est catastrophique de restreindre les emplois de [ka] à celui de marqueur de sujet. En effet, dans une structure telle que celle-ci, ni [kisulca-ka] (ingénieur-p.nom), ni [kyosu-ka] (professeur-p.nom) ne peuvent être sujets du verbe [twe-Oss-ta] (est devenu), lequel ne peut avoir pour sujet que le N [ppol-In : Paul-p.top] ou un anaphorique zéro qui le représente.

Si, dans les exemples précédents, nous avons pu constater le cumul des rôles de [ka] — son rôle de marqueur casuel et son rôle de marqueur contextuel — il est des environnements où [ka] fonctionne exclusivement comme focalisateur et où sa fonction de focalisation est incontestable. C’est ce qui se passe notamment quand [ka] intervient comme focalisateur du locatif dans une de ces structures tandem dont nous avons déjà parlé.

Supposons qu’un énonciateur avance d’abord l’idée qu’à Paris les chômeurs sont nombreux. Il a le choix entre les deux structures suivantes : soit une structure tandem avec un topique frontal, soit une phrase ordinaire avec un locatif en première position. Voyons d’abord le cas de la structure tandem.

Le locuteur peut utiliser cette structure notamment s’il a été déjà question de Paris dans la conversation. Le marqueur [nIn] a alors une valeur thématique. S’il n’a pas été question de Paris auparavant, il peut utiliser en première position le constituant nominal muni de la particule locative e [ppali-e] (Paris-p.loc) :

Il est possible également de cumuler en tête la particule locative et la particule thématique, si l’on a déjà parlé antérieurement de la capitale.

Supposons maintenant qu’un interlocuteur ne soit pas entièrement d’accord et estime que c’est à Marseille que les chômeurs sont particulièrement nombreux. Il aura le choix entre deux structures : ou bien utiliser un [ka] focalisateur à la place de [nIn] du premier topique, ou bien reprendre la particule locative [e] avec un fort accent d’intensité, ce qui est un autre moyen de focaliser, mais cette fois, à partir de l’exemple (b). Prenons le premier cas :

Nous avons ici une focalisation sur le domaine de validation à partir de la structure tandem [ppali-e-n I n / silOpca-ka / man-ta ] (Quant à Paris, les chômeurs sont nombreux). On a simplement remplacé un topicalisateur par un focalisateur. Le fait que nous ayons ici deux [ka] et [ka] ne nous autorise pas, nous l’avons vu, à utiliser l’expression de phrase à double sujet, parce que le premier [ka] focalisateur peut difficilement passer pour le sujet du verbe [man-ta] (abonder). Ce n’est pas Marseille qui abonde, ce sont les chômeurs marseillais. Nous retrouvons ici le cadre de validation, mais focalisé, c’est-à-dire rendu, en quelque sorte, exclusif. L’énoncé est censé être vrai de Marseille et d’aucune autre ville. Naturellement, ceci est exagéré. Il ne faut pas prendre la notion d’exclusion au sens logique et scientifique, mais au sens rhétorique du terme.

Une autre focalisation possible consiste à utiliser la particule locative avec un fort accent d’intensité.

La structure de base, ici focalisée, correspond à l’exemple (b) ci-dessus [ppali-e / silOpca-ka / man-ta ] (A Paris les chômeurs sont nombreux). Il y a une opposition contextuelle entre [ppali-e] (à Paris), sans accentuation du locatif [e] et [malIsei-é] (c’est à Marseille que...), avec [e] fortement accentué dans le second cas.

La différence entre les deux focalisations, celle par [e] accentué et celle par [ka] accentué, est subtile et délicate à définir. Il semblerait que [ka] marque de façon plus radicale le caractère exclusif du cadre de validation, alors que l’accentuation du locatif marquerait davantage une opposition qu’une véritable exclusion. Dire [malIsei-é] signifierait que la relation prédicative est vraie, tout particulièrement, de Marseille, sans être fausse des autres villes, notamment de Paris.

Comme on le voit d’après les exemples précédents, [ka] est la particule la plus problématique du coréen, du fait de sa plurifonctionnalité. A la fois particule casuelle et particule discursive, elle se reconnaît tout de même à ce trait invariant qu’est sa forte valeur identificatoire. Si elle permet d’identifier dans un certain nombre de cas, le sujet de la prédication, en tant que particule casuelle, elle permet aussi en tant que particule discursive d’identifier le cadre de validation approprié pour une relation prédicative quelconque. On sait, depuis Spinoza, que toute détermination est négation. Chaque fois que [ka] marque le premier déterminant du verbe — que nous appelons son sujet — il le marque comme déterminant exclusif : C’est X, non pas Y, qui est le premier déterminant du verbe.

Voilà pourquoi quand on interroge l’identité du sujet d’un procès, on interroge avec un interrogatif suivi de [ka].

C’est donc en fonction de sa valeur identificatoire que [ka] est utilisé dans les interrogations portant sur le sujet de la prédication. L’interrogatif [nu-ka : qui-p.nom] représente une demande expresse d’identification : [cONmalo / nu-ka /wa-(a)ss-ni : exactement / qui-p.nom/venir-acc-STinter] (Qui exactement est venu?)

C’est cette même valeur identificatoire que l’on retrouve dans le rôle focalisant de [ka]. Identifier quelqu’un ou quelque chose, c’est préciser les traits qui l’opposent à tout le reste. Lorsque [ka] focalise un domaine de validation, en tant que particule discursive, il oppose ce domaine à tous les autres domaines possibles qui se trouvent ainsi exclus de l’opération validante.

Par ce qui précède, nous avons essayé de dégager l’invariant sémantique qui permet de comprendre à la fois les emplois casuels et les emplois contextuels de [ka], en ramenant les uns et les autres à un même processus de détermination identificatoire et exclusive.