1-1 Notre usage du terme de proposition

1-1-1 Problématique de la notion de proposition

Dans les grammaires françaises, le terme de proposition est utilisé traditionnellement pour désigner les phrases élémentaires, dites aussi simples, dont la réunion par coordination ou subordination constitue la phrase complexe. La proposition est définie, selon la conception la plus courante, comme une unité syntaxique élémentaire constituée d’un sujet et d’un prédicat16. Ainsi l’on considère la phrase complexe l’idée que tu m’as suggérée hier m’a vraiment enthousiasmée comme comportant deux propositions : l’une dite proposition principale l’idée (...) m’a vraiment enthousiasmée et l’autre, dite proposition relative, qui est subordonnée au nom idée et insérée au milieu de la précédente : que tu m’as suggérée hier.

Une telle utilisation du terme de proposition ne fait pas l’unanimité parmi les linguistes, car ce terme, qui s’emploie également en logique (plutôt emprunté à la logique) pour désigner l’énoncé de jugement, entraîne une confusion entre l’unité linguistique et l’unité logique que l’on désigne par ce terme commun, alors que ces deux unités ne se correspondent pas nécessairement l’une à l’autre, et sont bien distinctes. Ainsi André Rousseau17 estime qu’il est erroné de parler de proposition à propos des relatives puisque celles-ci ne sont pas soumises à la vériconditionalité. Si l’on dit par exemple la femme qui marche le long de la mer est l’épouse du président et que quelqu’un rétorque : C’est faux, sa dénégation porte sur l’énoncé global ( la femme qui marche le long de la mer n’est pas l’épouse du président), elle n’affecte pas la relative en tant que telle. L’invalidation ne porte pas sur le fait qu’une femme marche le long de la mer, mais sur l’identification de la femme en question avec l’épouse du président. En somme, la subordonnée reste hors du champ de la négation qui invalide l’assertion globale. C’est cette assertion globale qui mérite d’être appelée proposition et non la relative qui s’y trouve enchâssée.

Selon André Rousseau, qui se réclame d’une théorie générale des groupes, d’inspiration tesniérienne, il serait plus judicieux de parler de groupe relatif (sous entendu groupe verbal relatif) que de proposition relative. On sait que la particularité du groupe verbal chez Tesnière est d’inclure les sujets aussi bien que les compléments. L’avantage de la dénomination de groupe, c’est qu’elle laisse en suspens la question de savoir si la construction verbale se prête ou non à l’épreuve de vérité. Cette notion de «groupe verbal relatif» convient tout particulièrement, selon A. Rousseau (1997), aux relatives à marque zéro de l’anglais (Ø) (the man Ø I saw yesterday), ou du japonais. En coréen, ce type de relativisation se fait, certes, avec un marqueur de subordination, mais comme celui-ci n’est pas propre aux relatives, on reconnaît ces dernières au fait que le nom-pivot ne s’y trouve pas représenté. Comme le nom-pivot n’a pas de représentation dans la relative, même pas sous la forme d’un anaphorique, cela rappelle tout à fait le cas de l’anglais cité par l’auteur. En coréen, the man Ø I saw yesterday se dit [nE-ka / Oce / po-n / namca] (moi-p.nom / hier / voir-SD : acc / homme). Comme en anglais, la subordonnée comporte ici un sujet, un circonstant temporel, un objet nul (coréférentiel du nom-pivot) et un verbe. On a donc dans la relative un groupe verbal complet au sens tesniérien, avec un verbe comme noeud supérieur, sous la dépendance duquel se trouvent un sujet et des compléments. En coréen, dans la linéarité du discours, ces différents éléments se succèdent selon l’ordre canonique S→C→V. Arrivant en dernière position, le verbe est affecté d’un suffixe déterminatif [-n], qui d’une part subordonne le groupe relatif au nom-pivot, et d’autre part affiche le caractère non-déclaratif ou non-assertif de la construction verbale enchâssée, ce qui nous fournit un motif supplémentaire d’éviter l’emploi du terme de proposition. On sait en effet qu’en coréen le morphème terminatif, de valeur déclarative, interrogative ou injonctive, ne peut se placer qu’à la fin de la structure globale enchâssante, et non à la suite de la structure enchâssée, sauf si celle-ci appartient au discours rapporté ou relève plus généralement du discours indirect, comme dans le cas de la question dite indirecte, par exemple :

  • (Ex1)

  • na-nIn / pielI-eke / misyel-i / ttOn-ass-n I nya-ko / mul-Oss-ta /

  • moi-p.top / Pierre-p.dat / michel-p.nom / partir-acc-STinter-Scit-/ demander-acc-STdécl /

  • →J’ai demandé à Pierre si Michel est parti.

En somme on peut considérer que le groupe relatif (all. Relativgruppe) est, en coréen comme en français, un groupe verbal translaté en sous-groupe déterminatif. Le morphème subordonnant du coréen est en effet assimilable à la première partie (QU-) du relatif français QU-i / QU-e, dont Tesnière dit que c’est un pur translatif, tandis que -i /-e, absent en coréen, constitue la partie anaphorique du relatif (offerte à une variation fonctionnelle telle qu-i sujet / -e objet en français normé).

Comme on le voit, la notion de groupe verbal, englobant sujet et compléments, équivaut pratiquement à la notion de phrase telle qu’elle est employée par les transformationalistes, lorsqu’ils parlent de phrase enchâssante et de phrase enchâssée. Nous adhérons à ce point de vue sur le fond de l’idée et présentons notre thèse comme une étude des groupes verbaux relatifs et des groupes verbaux complétifs dépendant d’un terme nominal, en français, par comparaison avec les groupes verbaux déterminatifs du coréen. Mais, par commodité, et pour faciliter la lecture de notre travail, nous prendrons la liberté d’utiliser, bien qu’il soit inadéquat, le terme de proposition, qui a derrière lui une longue tradition dans l’enseignement.

Notes
16.

J. Dubois (éd.) (1994) Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, p.384.

17.

A. Rousseau (1997) «une union franco-allemande, en grammaire aussi ?» in M. Maillard et L. Dabène (éd) Vers une métalangue sans frontières (n°14 de la revue Lidil). Grenoble : PUG , pp. 72-73.