1-1-2 L’identification de la notion de proposition à la notion de groupe verbal

Le problème posé est de savoir si le verbe peut suffire à constituer une proposition ou s’il faut que certains satellites du verbe soient présents, singulièrement le plus important d’entre eux : le sujet. C’est surtout à propos des formes non-finies du verbe — infinitifs et participes — que se pose la question de la présence du sujet, ou prétendu tel. Certains grammairiens établissent une différence entre J’entends sonner et J’entends la pendule sonner. Si l’on veut bien admettre que l’infinitif a un sujet — bien qu’il n’y ait pas d’accord en personne entre cette forme verbale et le syntagme nominal — on dira que le verbe sonner a pour sujet la pendule, ce qui suffit à faire de l’infinitif le noyau d’une proposition complétive dont la fonction est d’être le complément d’objet direct du verbe principal J’entends. A propos de la tournure J’entends sonner une partie de la tradition refuse de voir là une proposition infinitive sous prétexte que l’infinitif sonner y est employé sans sujet. En pareil cas, l’élève est tenu de présenter l’infinitif sonner comme une forme nominale du verbe qui serait complément d’objet direct du verbe J’entends. Cette vue des choses est étayée par une possible commutation : J’entends sonner J’entends une sonnerie. Certains autres grammairiens estiment que le verbe sonner implique un sujet autre que le sujet du verbe principal J’entends, et admettent qu’on puisse parler ici d’une « proposition infinitive à sujet elliptique ». On dira alors qu’il y a une proposition infinitive, lorsque l’infinitif a un sujet différent de celui du verbe principal, que ce sujet de l’infinitif soit explicite ou implicite.

Nous n’entrerons pas dans toutes ces subtilités et nous considérerons que tout verbe à l’infinitif ou au participe suffit à constituer une proposition, sauf dans les cas où le verbe introductif est un simple auxiliaire aspecto-temporel comme dans les tiroirs verbaux de forme périphrastique du genre : Je viens d’arriver ou Je vais partir. Dans ces conditions, il est clair qu’on a affaire à une seule et unique expression verbale, le premier verbe étant complètement auxiliarisé au second.

Un problème se pose quand le verbe introductif est modal, du genre vouloir ou pouvoir. Comme le montre le test de la négation, l’infinitif dispose d’une réelle autonomie par rapport au verbe introductif, qui n’est pas complètement auxiliarisé au second. Ainsi l’on peut dire aussi bien Je ne peux pas partir et Je peux ne pas partir. Il en va de même avec le verbe vouloir. Pareille opération n’est pas réalisable avec des auxiliaires aspecto-temporels tels que aller ou venir de En face de Je vais partir, il n’est pas possible d’avoir *Je vais ne pas partir. De même on peut dire, à la rigueur, Je ne viens pas d’arriver, mais il est impossible de dire *Je viens de ne pas arriver.

Ce test de la négation est précieux pour faire apparaître le degré d’autonomie de l’infinitif et sa capacité à constituer le noyau d’une proposition dépendante. D’ailleurs, dans les langues qui n’ont pas d’infinitif, comme l’arabe ou le grec moderne, Je veux partir se traduira Je veux que je parte, la première personne s’inscrivant dans le même paradigme que les deux autres : Je veux que je parte / Je veux que tu partes / Je veux qu’il parte. Le fait que le procès partir et le procès vouloir aient le même sujet — ou si l’on préfère, le même agent, ce qui serait plus exact — n’empêche nullement le second verbe de constituer le noyau d’une proposition, et cela avec ou sans accompagnement d’un indice de sujet.

On voit que, dans l’usage que nous en faisons ici, la notion de proposition s’identifie à la notion de groupe verbal, ce dernier incluant les arguments que sa structure appelle, notamment son sujet, lequel peut rester implicite. Il suffit que sa place soit présupposée par le verbe. Elle peut ne pas être occupée.

Cette conception simple de la proposition, identifiée à la notion de groupe verbal, au sens tesniérien du terme, facilite la comparaison entre français et coréen. Comme on l’a vu amplement, bien souvent, en coréen, une proposition déterminative, ou si l’on préfère un groupe verbal déterminant un nom-pivot, peut parfaitement se réduire au verbe seul, flanqué de l’indispensable suffixe déterminatif qui subordonne le verbe au nom. On a donc affaire ici à une proposition réduite au strict minimum et très souvent dépourvue de tout argument du verbe. Pour parler approximativement, le verbe apparaît sans sujet et souvent même sans objet. C’est notamment le cas avec les verbes qualificatifs qui, par définition, n’ont pas d’objet, et qui peuvent, à eux seuls, constituer une proposition déterminative, ou adnominale, comme on voudra.

Là où le français dit Le pin est vert avec un adjectif qualificatif de couleur, le latin utilise un verbe qualificatif : pinus viret , pour signifier que l’arbre en question est éternellement vert. Cela revient à dire que le verbe qualificatif est d’aspect complètement statif. Sur ce point, le coréen fonctionne systématiquement à l’instar de cet exemple latin.

  • (Ex2)

  • (a) sonamu-nIn / phulI-ta /

  • pin-p.top / être vert-STdécl./

  • Le pin est vert

  • (b) phulI-(I)n / sonamu-ka / cip-ape / issta

  • est vert-SD / pin-p.nom. / maison-devant / exister-STdécl./

  • (lit.) Un pin qui est vert est devant la maison.→ Un pin vert est devant la maison.

Le premier exemple coréen est une phrase simple, réduite à une seule proposition, comportant un sujet et un prédicat, constitué d’un verbe qualificatif. Dans la seconde phrase, qui est une phrase complexe, la proposition précédente se trouve enchâssée sous le nom-pivot [sonamu] (pin). Cette proposition déterminative fait songer à la relative française qui est vert, avec cette différence que le nom-pivot n’a pas de représentant sujet dans la subordonnée, puisque le coréen n’a pas de pronom relatif susceptible d’avoir une flexion casuelle, mais qu’il se contente d’utiliser comme subordonnant un suffixe déterminatif [(I)n], dépourvu de flexion casuelle. Il en résulte que la proposition subordonnée du coréen en est réduite au seul verbe, la place du sujet restant nécessairement vide dans cette structure. Ainsi réduite à sa plus simple expression, la subordonnée qualificative ressemble fort à une épithète. Tout se passe comme si le verbe de qualification se comportait à la manière d’un simple adjectif, comparable à celui des langues occidentales. Cela dit, il n’en reste pas moins un verbe véritable, comme le prouve la présence du suffixe subordonnant [(I)n]. En effet, si nous avions affaire à un véritable adjectif coréen — il en existe fort peu — celui-ci viendrait déterminer directement le nom, sans l’intermédiaire d’un suffixe déterminatif, comme cela se passe dans l’exemple [sE cha : nouvelle voiture] (nouvelle voiture).

Certes, la traduction la plus naturelle de la deuxième phrase est la suivante : Un pin vert est devant la maison. Mais ne nous laissons pas abuser par un effet de traduction. Le verbe qualificatif [phulI-(ta)] dans sa forme déterminative [phulI-(I)n] ne saurait être assimilé à un adjectif. Il constitue ici bel et bien le noyau verbal d’une proposition. Pour rester au plus près de la structure coréenne, nous traduirons donc ici Un pin qui est vert est devant la maison. Cette traduction, qui n’est pas élégante, a le mérite de nous fournir une équivalence fidèle de la structure d’enchâssement du coréen. Cela dit, dans la suite de l’ouvrage, par souci d’économie, nous traduirons systématiquement les subordonnées qualificatives du coréen par des adjectifs qualificatifs en français. Mais, disons-le une fois pour toutes, traduire un verbe coréen par un adjectif français ne signifie nullement que le verbe coréen peut avoir un statut d’adjectif et peut être rangé dans la classe des adjectifs. Ce serait une grave erreur de description. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le suffixe déterminatif fait office de translateur — au sens tesniérien du terme — et qu’à la faveur de cette opération de translation, un verbe peut venir se placer sous la dépendance d’un nom, qu’il vient déterminer, comme peut le faire, en français, un infinitif prépositionnel dans une structure telle que envie de lire envie de lecture. Dans ce type de structure, un verbe (lire) occupe la même place et la même fonction qu’un nom (lecture), grâce à la présence du translateur de, qui lui confère occasionnellement un rôle déterminatif. Ce n’est pas parce que lire joue, à titre transitoire, un rôle nominal dans cette structure qu’on va le classer pour autant comme substantif dans le lexique. Le mot reste un verbe. Un translateur n’est pas un dérivatif lexical : il remplit une fonction occasionnelle dans la construction d’un énoncé, mais n’intervient pas dans la structuration du lexique, comme peut le faire, par exemple, le suffixe dérivatif -age, qui permet de dériver le nom passage du verbe passer, ou encore le suffixe dérivatif -able, qui permet de dériver du verbe aimer l’adjectif aimable. Un translateur n’a pas cette action durable, et il reste sans effet sur le lexique.

En coréen, le suffixe déterminatif [(I)n] ou [n I n], qui permet occasionnellement à un verbe de s’adjoindre à un nom pour le qualifier, n’est qu’un translateur et ne saurait être considéré comme un suffixe dérivatif, capable de transformer un verbe en adjectif. Nous maintenons donc fermement que, dans le groupe nominal [phulI-(I)n / sonamu : vert pin] (pin vert), le terme qualificatif est bel et bien une proposition, ou si l’on préfère, un groupe verbal adnominal. Nous aurons ultérieurement une discussion plus approfondie à ce sujet.