1-1-3 Notre usage des termes de proposition et de phrase

Quant à la distinction entre proposition et phrase, elle n’est pas facile à réaliser en termes de linguistique générale, car on ne dispose d’aucune définition de la phrase qui fasse l’unanimité des linguistes. La notion de proposition, elle, est au moins aussi problématique, car elle n’est pas admise, on le sait, par toutes les écoles linguistiques.

Dans la tradition scolaire française, quand une phrase est enchâssée dans une autre, en tant que subordonnée relative ou complétive, on convient de l’appeler proposition, pour la distinguer de la phrase matrice dans laquelle elle est emboîtée. Cet usage est sans doute discutable, et il a été abondamment discuté. En français notamment, une construction syntaxique ne peut être enchâssée que si elle est structurée comme une phrase, et en particulier, si elle est organisée autour d’un verbe18. Si la construction syntaxique ne comporte pas de verbe, la subordination ne peut pas se faire. Une assertion telle que passionnante, cette histoire, n’est pas enchâssable dans une phrase matrice. Par exemple, cette assertion ne peut figurer comme complétive verbale : *Il déclara que passionnante, cette histoire et pas davantage comme complétive de nom *La certitude que passionnante, cette histoire lui donnait le courage de continuer. Si une telle assertion ne peut être subordonnée, ni à un verbe comme complétive de verbe, ni à un nom comme complétive de nom, c’est parce que cette assertion n’a pas la forme d’une phrase. C’est, comme nous le verrons plus tard, un énoncé qui n’a pas de forme phrastique. Il en résulte que seule une phrase bien formée, et organisée autour d’un verbe, a la capacité d’être enchâssée ou, en d’autres termes, a l’aptitude à devenir une proposition subordonnée. Puisqu’une proposition subordonnée doit pouvoir être structurée comme une phrase pour pouvoir être enchâssée, il peut paraître normal de garder le mot phrase aussi bien que pour la matrice que pour les constructions verbales qui s’y trouvent enchâssées. C’est pourquoi les transformationalistes n’utilisent qu’un seul terme : phrase enchâssante et phrase enchâssée.

Néanmoins, comme il n’est pas habituel dans les grammaires françaises de parler de phrase relative ou de phrase subordonnée, nous avons préféré garder le terme de proposition pour désigner toutes les formes subordonnées ou coordonnées, de manière à ne pas désorienter les lecteurs.

En somme, tout se passe comme si la phrase était un contenant, et la proposition, un contenu. Quand une phrase contient plusieurs propositions, le problème paraît simple, car on a un ensemble qui contient plusieurs sous-ensembles. Mais quand la phrase ne contient qu’une proposition, l’ensemble ne contient plus qu’un seul sous-ensemble et on a le choix : on peut l’appeler soit phrase simple (nom de l’ensemble), soit proposition indépendante (nom du sous-ensemble). Cette dernière équivalence est un peu trompeuse, car quand il est question des modalités d’énonciation, on utilise exclusivement le terme de phrase, et l’on n’emploie pas le mot de proposition. Ainsi on ne parle pas de *proposition assertive ou interrogative, mais bien de phrase assertive ou interrogative. En d’autres termes, les modalités d’énonciation affectent uniquement la phrase et ne concernent pas la proposition qui s’y trouve contenue. C’est ce qui fait dire aux transformationalistes que la modalité d’énonciation — déclarative, exclamative, injonctive, interrogative — est un constituant de la phrase (et non un constituant de proposition).

Ce qui est vrai de la proposition indépendante l’est encore plus de la proposition dépendante ou subordonnée. C’est ainsi qu’une subordonnée relative ne saurait être soumise aux critères de vérité ou de validation du fait qu’elle n’a pas de modalité d’énonciation qui lui soit propre. Par exemple, on ne peut pas subordonner telle quelle une interrogative pour la transformer en relative. En d’autres termes, il n’y a pas de relative interrogative. Quand une complétive est une interrogative, elle ne peut l’être qu’indirectement : Qui est-ce qui vient? Je me demande qui vient. On conviendra donc de dire que les modalités assertive, interrogative, injonctive et exclamative sont spécifiques à la phrase, et ne concernent pas la proposition en tant que telle.

En coréen, les deux notions de proposition et de phrase, dites en coréen « cOl » et « muncaN », s’utilisent sans trop de difficultés grâce aux suffixes qui les clôturent. On reconnaît une phrase coréenne aux suffixes terminatifs qui la ferment et qui constituent un indice précieux, notamment à l’écrit, mais aussi dans une certaine mesure à l’oral, où le suffixe est plus audible et plus facile à isoler qu’une courbe intonative de fin de phrase, comme en français. En effet, un signifiant segmental est toujours plus facile à isoler et à repérer qu’un signifiant suprasegmental comme l’intonation.

Quand une phrase comporte une seule proposition, le problème est simple. Quand elle comporte deux ou plusieurs propositions, celles qui sont enchâssées sont reconnaissables au segment qui les termine, tout du moins à l’écrit. S’il s’agit d’une proposition enchâssée sous un nom, c’est-à-dire de proposition déterminative, celle-ci se termine par un suffixe déterminatif, qui fait office de subordonnant, mais qui est agglutiné au verbe, et qui est susceptible, dans certains cas, de présenter une variation aspectuelle.

Quant aux autres propositions, dont nous ne parlerons pas ici — les complétives de verbe, et les circonstancielles, — disons simplement qu’elles se reconnaissent, elles aussi, à leur dernier suffixe. Mais il existe des difficultés liées aux circonstancielles, ou prétendues telles, car la limite entre subordination et coordination n’est pas toujours facile à tracer en coréen, notamment quand il s’agit d’une opération de concession. Nous ne disons cela que pour mémoire, car nous ne rencontrerons pas ce type de difficultés avec les propositions déterminatives, qui sont très clairement des propositions enchâssées, donc subordonnées au nom-pivot auquel elles s’attachent.

Notes
18.

D. Creissels (1991) Description des langues négro-africaines et théorie syntaxique, Grenoble, Ellug, pp. 261-277.