1-1-4 Notre usage des termes de phrase et d’énoncé

Venons-en maintenant à la distinction entre phrase et énoncé. Nous définirons l’énoncé tout simplement comme le produit d’un acte d’énonciation, caractérisé par une modalité énonciative particulière, soit assertive, soit injonctive, soit interrogative, soit exclamative. Un énoncé ne contient pas nécessairement un verbe. C’est le cas, en français des exemples suivants : Délicieux, ce gâteau! (énoncé exclamatif), —Moi? (énoncé interrogatif), La porte! (énoncé injonctif), —Paul. (énoncé assertif en réponse à la question : Qui a fait la vaisselle?).

Quand une structure ne comporte pas de verbe, il est le plus souvent impossible d’assigner une fonction syntaxique aux termes de l’énoncé, à moins de réintroduire, plus ou moins artificiellement un verbe, que l’on considère comme elliptique. Ainsi dans l’énoncé Délicieux, ce gâteau!, on peut introduire, de façon plus ou moins factice, une copule verbale : Délicieux est ce gâteau!, mais c’est là une opération très artificielle, puisque ce type de phrase est totalement inusité. Il est donc difficile de présenter l’adjectif Délicieux comme attribut du sujet ce gâteau dans l’énoncé Délicieux, ce gâteau, puisque la fonction de sujet syntaxique implique nécessairement la présence d’un verbe et qu’un verbe ne peut pratiquement pas figurer dans ce schéma d’énoncé foncièrement oral. Ce type de construction énonciative sans verbe n’est pas propre au français. On en trouverait bien d’autres dans les langues indo-européennes, par exemple, en portugais, en espagnol, en polonais, etc.

En revanche, en coréen, un tel schéma d’énoncé sans verbe ne se rencontrera pas, puisque, comme nous l’avons dit, l’adjectif n’existe pratiquement pas comme sous-classe nominale et que la qualification se fait toujours par l’entremise d’un verbe qualificatif. Néanmoins, dans un cas comme celui-ci, on peut avoir la suite exceptionnelle verbe qualificatifsujet nominal. Dans ce cas, le prédicat qualificatif est mis fortement en avant et en relief. Bien sûr, ici, l’ordre des mots est le même que celui de la qualification déterminative, ou si l’on préfère, adnominale, avec cette différence toutefois qu’on ne trouvera pas entre verbe qualificatif et groupe nominal de suffixe déterminatif. En somme, quand le verbe se rapporte à un sujet, il est directement incident à celui-ci. Ajoutons cependant que cette suite V S n’est pas conforme au schéma de phrase canonique, qui doit se terminer nécessairement par le constituant verbal. Le caractère essentiellement oral de cette tournure fait qu’elle est relativement rare à l’écrit, sauf dans les dialogues romanesques ou théâtraux.

La phrase de base sera la suivante :

Pour des raisons d’expressivité, l’énonciateur peut permuter les deux constituants, ce qui donne la structure suivante :

Comme on le voit, ce dernier schéma énonciatif est très proche du français Magnifique, ce tableau, avec cette différence que la construction coréenne comporte un verbe, alors que la construction française n’en comporte pas. Selon la terminologie adoptée ici, nous dirons donc que la séquence française correspond à un énoncé, mais non pas à une phrase canonique, alors que la structure coréenne est bel et bien une phrase, puisque le groupe nominal y remplit une fonction grammaticale à l’égard du verbe auquel il se rapporte. Cela dit, en coréen, même si ce dernier type de phrase n’est pas canonique, ce n’en est pas moins une phrase, selon la définition que nous avons donnée supra.

Très proche de la dernière séquence coréenne, nous avons la construction épithétique :

L’ordre des constituants verbaux et nominaux est le même dans l’exemple (3b) et dans l’exemple (3c). Mais dans ce dernier, nous avons en outre un suffixe déterminatif [n I n] qui subordonne le verbe qualificatif au nom qu’il détermine. Grâce à la présence de ce suffixe déterminatif, nous savons que cette suite ne constitue pas une phrase, mais simplement un groupe nominal, composé du nom-pivot et de la proposition déterminative qui le détermine à la manière d’un épithète. Nous avons donc ici un groupe nominal complexe contenant une proposition subordonnée, enchâssée sous le nom-pivot. Ce groupe nominal peut à son tour être intégré dans une phrase comme un constituant de celle-ci.

Comme on le voit, une phrase est un énoncé, mais un énoncé structuré dans lequel chaque terme a une fonction grammaticale précise, le tout étant organisé autour d’un verbe, par rapport auquel les fonctions se distribuent. Dans un énoncé tel que Ce tableau est magnifique tous les termes ont une fonction grammaticale relativement au noyau verbal (est) qui en occupe le centre. Ainsi l’adjectif magnifique peut être dit attribut du sujet, parce qu’il y a un verbe dont le groupe nominal ce tableau est l’argument sujet. Il en va de même avec un énoncé comme Pierre a donné une bague à Marie, qu’on peut tenir pour une phrase canonique, puisque toutes les places argumentales du verbe donner sont occupées.

Il peut aussi exister des phrases non canoniques, mais des phrases tout de même dans lesquelles certaines positions restent inoccupées. C’est le cas avec un énoncé comme J’ai donné, où le verbe trivalent ne compte qu’un argument réalisé sur les trois places argumentales qu’il comporte. Malgré cette lacune, un tel énoncé n’en est pas moins une phrase, puisque ses deux constituants se voient attribuer chacun une fonction : fonction d’indice de sujet (Je), fonction nodale de verbe (ai donné).

Cela dit, rien n’empêche un énoncé de contenir en son sein une phrase, ou, si l’on préfère, rien n’empêche une phrase de figurer comme constituant d’un énoncé. Soit la suite : La reine d’Angleterre, ses ministres la respectent, mais ne lui obéissent pas. La deuxième partie de l’énoncé (ses ministres la respectent) est une phrase bien formée où le verbe, bivalent, a ses deux places argumentales occupées. La suite mais ne lui obéissent pas est une phrase coordonnée à la précédente et elliptique du sujet. Malgré l’ellipse, il s’agit d’une phrase, puisque les constituants qui s’y trouvent ont chacun une fonction grammaticale à remplir. On dira donc que le sujet ses ministres gouverne les verbes des deux phrases coordonnées.

Quant à la reine d’Angleterre, grammaticalement comme politiquement parlé, elle règne, mais ne gouverne pas. Nous voulons dire par là que ce groupe nominal, malgré sa position frontale, ne régit aucun des deux verbes qui suivent, lesquels sont gouvernés, pour l’accord, par le sujet pluriel commun aux deux phrases, à savoir ses ministres. On dira que ce groupe nominal en position frontale joue un rôle de topique, ou si l’on préfère, celui d’un cadre de validation, à l’intérieur duquel la relation sujet - prédicat des deux phrases suivantes peut être validée ou invalidée. Ainsi ce qui est vrai à propos de la reine d’Angleterre ne le sera pas nécessairement à propos de la reine de Suède. Ce topique, par rapport auquel les deux phrases suivantes peuvent être validées ne joue aucun rôle grammatical dans ces dernières. Il est donc à proprement parler hors phrase, mais il n’en est pas moins un constituant d’énoncé. La relation entre le possessif ses (ses ministres) et le groupe nominal la reine d’Angleterre est anaphorique, mais non proprement syntaxique. Cette relation est de nature sémantico-référentielle.

Ce type d’énoncé, bien qu’il contienne en son sein deux phrases bien formées, n’est pas lui-même une phrase, reconnue par la norme, puisque son premier constituant est dépourvu de fonction syntaxique. L’ensemble de cette construction, appelé anacoluthe, n’est donc pas admis par les puristes. L’anacoluthe est rejetée, marginalisée comme une transgression de type rhétorique. Cela n’empêche pas ce genre d’énoncé d’être très usuel à l’oral, et même relativement fréquent à l’écrit, y compris sous les meilleurs plumes. Cela signifie que ce schéma d’énoncé, s’il est rejeté par la norme, est néanmoins conforme aux règles du système. Ce que le système de français refuse, c’est une construction du genre, *La reine d’Angleterre, les ministres respectent, mais n’obéissent pas. En effet, les natifs, sans même réfléchir, utilisent spontanément les trois segments anaphoriques, ses, la, lui, qui rappellent directement ou indirectement l’existence du topique initial à l’intérieur des deux phrases constituées.

Ce qui frappe, quand on passe du français au coréen, c’est que, dans ce même genre d’énoncé, les deux phrases coordonnées peuvent très bien ne contenir aucun rappel anaphorique du topique frontal :

Cela dit, bien que le système coréen n’oblige pas l’énonciateur à utiliser des pronoms qui anaphorisent le topique initial auprès des deux verbes, il est toujours possible d’occuper la position accusative, restée vide auprès du premier verbe, et la position dative, associée au second. Cela donne :

Le premier verbe [conkyONha (-ta)] (respecter) qui se construit avec un accusatif, est ici précédé d’un segment anaphorique personnel [kI] qui est à l’origine un déterminant démonstratif distal. Il est suivi de la particule accusative [lIl] qui lui assigne une fonction d’objet. Quant au second verbe [pokcoNha (-ta)] (obéir), il pourrait, lui aussi, être précédé du même anaphorique suivi d’une particule dative [-eke], s’il était le seul verbe de l’énoncé ou s’il arrivait en première position. Mais comme le verbe arrive en seconde position, l’énonciateur coréen se contente d’un anaphorique zéro.

Quant au groupe nominal frontal, [yONkukyOwaN-In] (reine d’Angleterre-p.top), il n’a, en lui même, aucune fonction syntaxique dans l’énoncé. Les termes grammaticalement marqués sont les anaphoriques potentiels : [kI-lIl] (elle-p.accus.) et [kI-eke] (elle-à) ou les anaphoriques zéro correspondants. Il en résulte que nous avons affaire, en coréen comme en français, à un énoncé complexe, dont la deuxième partie est composée de deux phrases coordonnées et dont la première partie, constituée par le topique, peut être considérée comme étant hors phrase, bien qu’elle soit naturellement incluse dans l’énoncé global.

Notons au passage à propos de [kI] que ce segment anaphorique peut, parfois, être suivi d’un lexème sino-coréen [nyO] qui sert à préciser le genre féminin du nom référentiel auquel l’anaphorique [kI] renvoie. Cela revient à dire que pour renvoyer à un nom référentiel féminin, la suite [kInyO] (démons-« femme »), qui correspond en français soit à cette femme, soit à elle, ou encore celle-ci, ne s’emploie pas systématiquement, concurremment avec [kI]. En effet, ce dernier, que l’on pourrait considérer comme une forme anaphorique non-marquée, est utilisé par l’énonciateur, indifféremment du statut référentiel du genre, lorsque celui-ci juge que le contexte ou la situation suffit à l’identifier. D’ailleurs, ce lexème [nyO] ayant le sens de « femme » n’a pas toute autonomie syntaxique dans le coréen actuel, du fait qu’il doit être accompagné d’un déterminant quelconque pour fonctionner comme une unité syntaxique assimilable à un constituant nominal.