1-2-3 Est-il possible de parler de la détermination verbale ?

Si, dans la tradition française, la notion de détermination est restreinte à la détermination nominale, il est toutefois concevable d’étendre la notion de détermination aux constituants qui dépendent du verbe, et qui, à leur manière, déterminent, eux aussi, le noyau prédicatif. Il est possible de parler ainsi de détermination verbale et de considérer que le sujet et l’objet déterminent un verbe tout comme un nom, en position de génitif, peut déterminer un autre nom23.

Nul doute qu’en anglais il n’y ait une incontestable parenté morphosyntaxique entre les deux expressions Peter’s coming, qui est un syntagme nominal (génitival), et Peter is coming, qui est un syntagme verbal (incluant son sujet, c’est-à-dire une phrase). L’homologie est d’autant plus frappante que l’énoncé prédicatif Peter is coming est souvent réduit dans la prononciation au raccourci Peter’s coming. Bien que seul le second exemple constitue un énoncé et implique une énonciation, alors que le premier exemple, qui est un pur syntagme nominal, correspond à une simple désignation, il n’empêche que le rapport entre l’actant Peter et le procès coming est strictement semblable dans les deux cas. Sémantiquement Peter est un agent et le procès coming est une action ; formellement la suite linéaire est la même : les items ont la même forme et se succèdent dans le même ordre. Si l’on admet de considérer le sujet Peter comme un élément qui détermine le noyau verbal tout comme le génitif Peter détermine sa tête nominale, on pourra dire que dans les deux cas, au niveau de la fonction secondaire (fonction génitivale) et au niveau de la fonction primaire (fonction sujet), la linéarité du discours présente le même sens vectoriel et, dans les deux cas, le déterminant précède le déterminé.

Ce qui se passe occasionnellement en anglais, avec le génitif saxon, se passe systématiquement en coréen, où la succession déterminant déterminé est absolument constante à tous les niveaux. En effet, au niveau le plus modeste, le déterminant démonstratif précède le déterminé nominal, et le nom génitif précède le nom qu’il détermine, tout comme la proposition déterminative précède le nom-pivot auquel elle s’accroche, tout comme le sujet et l’objet qu’on peut considérer comme les déterminants du verbe, précèdent le noyau prédicatif, à supposer qu’il soit légitime de parler de sujet ou d’objet en coréen. Sans doute serait-il plus approprié de présenter le ’sujet’ de la phrase coréenne comme le premier déterminant du prédicat, et l’objet comme le second déterminant du même prédicat, puisque leur ordre de succession, comme d’ailleurs leur ordre d’importance suivent le schéma S → O →V dans la phrase canonique.

C’est là l’emploi le plus large de la notion de détermination, puisque cette notion recouvre aussi bien les fonctions secondaires intrasyntagmatiques (fonction génitive, détermination propositionnelle d’un nom-pivot, comme dans les relatives françaises) que les fonctions primaires intersyntagmatiques (telles que sujet, objet du verbe). Cette conception large de la détermination est parfaitement légitime dans la description des langues comme le coréen et le japonais, dans lesquelles l’ordre syntagmatique et l’ordre phrastique sont de même nature.

Cette parenté profonde entre détermination nominale et détermination verbale est beaucoup moins sensible dans les langues occidentales, du fait que, à tous les niveaux, l’ordre ’déterminant’ → ’déterminé’ et l’ordre ’déterminé’ → ’déterminant’ sont en continuelle concurrence. C’est ainsi qu’en français les déterminants adnominaux tantôt précèdent, tantôt suivent le nom. Si l’article et le démonstratif précèdent toujours le nom, en revanche, les propositions relatives le suivent toujours. Quant aux adjectifs qualificatifs, ils fonctionnent tantôt comme prédéterminants tantôt comme postdéterminants du nom.

La position obligée du complément du nom, dit aussi complément déterminatif, s’oppose à la position variable des adjectifs, si bien que dans la terminologie française traditionnelle, on oppose fréquemment adjectifs qualificatifs et adjectifs déterminatifs, oubliant par là que la qualification est une forme de détermination parmi d’autres et que les adjectifs qualificatifs sont également déterminatifs à leur manière. On n’a pas non plus l’habitude, dans la tradition française, d’assimiler la relation sujet - verbe à la relation de détermination, même s’il est évident que Pierre détermine le verbe arriver dans l’énoncé Pierre arrive tout comme le même nom Pierre détermine le substantif déverbal arrivée dans le syntagme l’arrivée de Pierre. Il est clair en effet que le nom arrivée et le verbe arrive restent complètement indéterminés dans leurs références tant qu’on ignore le nom de la personne qui arrive. Mais cette homologie, pourtant évidente au niveau sémantique, n’a pas été exploitée au plan syntaxique, en partie à cause de l’ordre de succession différent qui préside à la relation entre l’agent et le procès selon que ce dernier est exprimé par la voie verbale ou par la voie nominale.

Dans un modèle de dépendance tel que celui de Tesnière, le sujet complète le verbe tout comme peut le faire l’objet. Dire que le sujet complète le verbe, c’est dire qu’il le détermine, c’est-à-dire qu’il en limite la portée et en précise le sens. Ainsi Pierre arrive, le train arrive, le bateau arrive, le gaz arrive et la rentrée arrive renvoient à des ’arrivées’ bien différentes. Le sujet détermine à tel point le verbe qu’il peut en modifier complètement le sens. Ce n’est pas la même chose que d’arriver sur ses deux jambes, arriver sur la mer, arriver dans une tuyauterie, arriver dans le temps etc. Donc un verbe comme arrive et un nom déverbal comme arrivée restent complètement indéterminés tant qu’on ignore la nature de X qui arrive. Le nom et le verbe ne sont que des nébuleuses de sens tant qu’on ne leur a pas adjoint soit un sujet ou un objet, soit un génitif qui les déterminent respectivement et qui limitent leur champ d’application.

Comme nous l’avons dit, cette conception élargie de la détermination, tant nominale que verbale, s’applique tout particulièrement bien à des langues comme le japonais et le coréen. Ainsi le japonais témoigne de cette homologie entre détermination nominale et détermination verbale, comme le rappellent I. Tamba et A. Terada (1991)24, à propos du japonais : Quand le groupe verbal se trouve en position déterminante devant un GN, on peut employer aussi bien GN + NO que GN + GA pour déterminer le verbe (c’est nous qui soulignons), comme le montrent les exemples cités par les auteurs :

Dans l’exemple (b), dérivé de l’exemple (a), la construction verbale sakka GA/NO kaku, analogue à la relative française (qu’écrivent des écrivains), est en position déterminante devant le nom-pivot shôsetsu (un ou des romans). Dans cette construction verbale en position déterminante, le CN sakka (écrivain) peut être marqué tantôt par GA, appelé par certains particule nominative et par d’autres particules de sujet, tantôt par NO, particule du génitif, pour déterminer le verbe kaku (écrire).

Le caractère essentiellement déterminatif de GA, restreint à tort au rôle de particule de sujet, est conforté par la diachronie, à savoir comme le rappellent les mêmes auteurs :

‘« l’évolution historique de GA, susceptible dans l’ancienne langue de marquer une relation de détermination entre deux GN, comme NO (...) aussi bien qu’entre un GN et un GV en position déterminante ou un qualitatif (...). Des toponymes, des archaïsmes et diverses séquences fossilisées attestent aujourd’hui encore ces emplois, comme Kibô GA oka (nom de lieu), wa GA ya (ma maison), etc. On voit par là le caractère fondamentalement déterminant du GN + GA »25 (c’est nous qui soulignons)’

Ce que I. Tamba et A. Terada disent à propos du japonais est partiellement transposable en coréen, même si les exemples qu’ils proposent ne sont pas réutilisables tels quels dans cette dernière langue. On y trouve néanmoins des exemples qui présentent le même type d’alternance entre particule génitive [Ii] et particule nominative [ka]. A l’instar de GA japonais, [ka] coréen a souvent été présenté comme une particule de sujet, ce qui restreint beaucoup la sphère de ses emplois. Comme nous allons le voir, cette particule est utilisable également, dans un petit nombre de cas, comme particule génitive. Il pourrait s’agir d’emplois résiduels qui attesteraient un usage ancien de [ka] dans une fonction qui, aujourd’hui, est essentiellement réservée à [Ii]. Citons deux exemples où apparaît l’équivalence fonctionnelle et structurelle des particules [ka] et [Ii]. A partir de la phrase de base (a), on peut dériver deux structures (b) et (b’) sémantiquement équivalentes :

Notons d’abord que le coréen, à la différence du japonais, utilise après le verbe subordonné un suffixe de subordination, ici [nIn] (coaha-n I n). Ce suffixe, dit aussi déterminatif, permet de définir le caractère déterminant du groupe verbal qu’il affecte, caractère déterminant qui en japonais est seulement marqué par la position antérieure du groupe verbal par rapport au nom-pivot qu’il détermine. Le groupe verbal déterminant [misu-ka /I i coaha-nIn] est ici analogue à une relative française introduite par un pronom relatif objet (que Misu aime) avec cette différence toutefois que la position de l’objet reste vide à l’intérieur de ce groupe ’propositionnel’ dans lequel apparaît seulement le constituant qui rappelle un peu le sujet de la subordonnée française, bien que son statut de sujet ne soit pas évident, puisqu’il peut être marqué aussi bien par une particule génitive [Ii] que par une particule nominative [ka]. Or il est difficile d’identifier un sujet par un terme marqué par une particule associée d’ordinaire au génitif. En effet, il est difficile et même impossible de considérer dans une langue occidentale telle que le latin ou le grec un génitif comme le sujet du verbe. Le seul trait commun aux deux CN [misu-ka / misu-I i] est que ces deux formes viennent déterminer le noyau prédicatif [coaha-(ta)] dont elles indiquent ici, d’un point de vue sémantique, l’agent ou l’expérienceur du procès. C’est un peu comme si en français, on comparait les films qu’aime Misu et les films favoris de Misu. Dans le premier cas, Misu est le sujet de la subordonnée déterminative et dans le second exemple Misu est le complément déterminatif, ou si l’on préfère génitif, de l’adjectif favoris. Mais sémantiquement, dans les deux cas, la relation d’amour qui lie Misu au film est identique. En coréen, lorsque Misu est marqué par la particule génitive [Ii], c’est comme si le verbe perdait en partie son statut verbal habituel et acquerrait une valeur de qualification que nous avons cherché à rendre en français par l’adjectif favoris.

Ce que nous avons dit au sujet des relatives s’applique aussi aux complétives de nom sur le modèle du français le fait qu’il soit arrivé en retard. La subordonnée introduite par que n’est pas ici considérée comme une relative, mais comme une complétive, bien qu’elle soit incidente à un nom (fait), et pas à un verbe comme les complétives ordinaires. En coréen, il existe des constructions verbales adjacentes à un nom, qu’on peut présenter comme analogues aux complétives de nom du français. Avec cette différence toutefois que la liste des noms-pivots qui admettent la complétive de nom est beaucoup plus large en coréen qu’en français.

Soit la construction suivante :

En français, il n’est pas possible de construire une subordonnée complétive de nom (ou appositive) sur un nom-pivot tel que image, alors que la chose est possible avec idée comme nom-pivot : L’idée que l’enfant court au milieu de la rue ne quitte pas mon esprit. Avec le nom-pivot image la construction est inusitée en français, la seule tournure usuelle étant : L’image de l’enfant qui court ne quitte pas mon esprit.

Cela dit, l’important à signaler, c’est que dans ce type de constructions, on observe, une fois de plus en coréen, une commutation possible [ka] / [Ii] après le nom [kkoma] (enfant).

On retrouve ici ce que nous avons dit plus haut, à savoir que le mot affecté de [ka] / [Ii] a essentiellement un rôle déterminatif par rapport au procès indiqué par le verbe. Néanmoins, on peut se demander si l’usage de [Ii] n’a pas pour objet de déterminer directement le nom-pivot plutôt que de déterminer le verbe. C’est un peu comme si nous disions en français l’image de l’enfant courant ou l’idée de l’enfant courant au lieu de dire l’idée que l’enfant court. La nuance est subtile entre les deux. Mais lorsque la détermination est de type génitival (l’idée de l’enfant courant), tout se passe comme si le verbe perdait un peu de son dynamisme verbal et ressemblait à une épithète. Néanmoins ce n’est pas tout à fait le cas, car l’image de l’eau courant et l’image de l’eau courante ne sont pas identiques. Bien qu’il tende vers une valeur adjectivale, le participe présent courant ne doit pas être confondu avec l’adjectif verbal courante. De même, en coréen, dans la construction [kkoma-I i talli-nIn mosIp], le verbe [talli(-ta)] (courir) semble perdre une partie de son dynamisme verbal sans devenir complètement épithétique pour autant.

Il n’en reste pas moins que, dans les deux constructions, le procès ’courir’ est déterminé par la mention de l’agent qui court, à savoir l’enfant. Cela reste vrai que [kkoma] soit affecté de la particule nominative [ka] ou de la particule génitive [Ii]

Bien que nous soyons d’accord avec cette conception large — à la fois verbale et nominale — de la notion de détermination, nous ferons, dans la pratique, un usage classique du terme de déterminatif, en l’utilisant essentiellement pour la détermination nominale. Cela dit, nous prendrons la notion de détermination nominale dans son acception la plus englobante. Nous voulons dire par là que nous considérons la catégorie de la qualification comme englobée dans celle de la détermination, ou si l’on préfère, nous faisons de la qualification une sous-catégorie de la détermination. Donc, pour éviter toutes ces discussions oiseuses sur le juste domaine d’application du concept de détermination, nous appelons propositions déterminatives toutes les propositions incidentes à un substantif, quelle que soit par ailleurs la nature de la relation sémantico-référentielle entre le nom-pivot et la proposition qui lui est adjacente.

Notes
23.

I. Tamba (1991) « La phrase japonaise et son double dispositif d’intégration des noms : les particules dites relationnelles et casuelles » dans Langages n°104, pp.33-45.

24.

I. Tamba, Idem.p.38.

25.

I. Tamba, Idem. p.40.