1-3 Définitions de la notion de proposition et problème classificatoire des propositions déterminatives en français et en coréen

Le problème de la sous-classification des propositions déterminatives est lié essentiellement à l’idée qu’on se fait de la notion de proposition, définie dans la littérature, suivant la tradition logicienne héritée d’Aristote, comme une construction constituée d’un sujet et d’un prédicat. Comme on l’a vu, on peut opposer une conception étroite et une conception large de la notion de proposition : la conception étroite du terme (cf. grammaire traditionnelle) exige la présence d’un sujet explicite devant le prédicat ; quant à la conception large du terme (cf. grammaire générative et grammaire contemporaine en général), elle accepte aussi bien la construction à sujet explicite que la construction à sujet non réalisé. On sait que la classification des propositions subordonnées du français varie sensiblement selon la conception que les grammairiens ont de cette notion, en particulier en ce qui concerne les constructions dites infinitives et participiales.

En effet, ces constructions prédicatives se caractérisent généralement par la présence de formes verbales non-conjuguées, verbes à l’infinitif (aimer) et verbes participiaux (aimant / aimé), qui ne portent pas de désinences liées à la catégorie de personne et de mode, à la différence des propositions subordonnées comme les relatives, les complétives et les circonstancielles comportant des formes verbales conjuguées, appelées aussi « verbes à temps fini », qui sont pourvues non seulement de marques de personne (aim e / aim es / aim ons / aim ez / aim en t) et de mode (aim ons / aim ions), mais aussi d’aspect (aimons / ai aimé / aim ions) et de nombre (aim e / aim ent). Dans la grammaire traditionnelle où le notion de proposition est prise dans un sens restrictif, on n’accepte de parler de « propositions infinitives » et de « propositions participiales » qu’à condition que l’infinitif et le participe soient accompagnés obligatoirement en surface d’un sujet exprimé qui leur soit propre :

L’infinitif et le participe, dépourvus de sujet exprimé, ne sont pas considérés comme étant le centre d’une proposition. D’où une classification étroite des propositions subordonnées dans laquelle sont exclues les constructions infinitive et participiale sans sujet explicite comme celles des exemples suivants :

Par conséquent, avec cette conception étroite de la notion de proposition, les propositions subordonnées incidentes à un nom ne concernent que les relatives et les complétives du nom.

En revanche, dans de nombreuses grammaires contemporaines, la notion de proposition est prise au sens étendu : la présence d’un sujet explicite n’est pas considérée unanimement comme une condition nécessaire à l’existence d’une proposition. A la suite de la grammaire générative de Chomsky, bien des grammairiens et des linguistes traitent comme proposition infinitive et proposition participiale tout infinitif et participe de statut verbal, avec ou sans sujet exprimé. Pour rendre compte des propriétés des constructions infinitives et participiales sans sujet réalisé telles que nous venons de les présenter, comme l’explique A. Zribi-Hertz (1996, 109), Chomsky avance l’hypothèse que l’infinitif et le participe sont en fait pourvus d’un sujet propre qui est syntaxiquement représenté dans la structure de la phrase, mais non rempli phonétiquement. Il s’agit d’un « sujet nul » qui a, sémantiquement, le statut d’un anaphorique dont l’antécédent varie d’une phrase à l’autre. Ainsi, suivant cette hypothèse, la construction infinitive (se boucher les oreilles) et la participiale (portant ce nom) ne sont pas à identifier comme des syntagmes ou des compléments à l’infinitif et au participe, mais comme des propositions infinitive et participiale dont le sujet nul est relié anaphoriquement à un des arguments présents dans la phrase matrice : le sujet nul de l’infinitif (se boucher) est relié à l’indice de sujet elle de la proposition principale de l’ex. (9a) et celui du participe (portant), à l’objet nominal femme de la principale de l’ex. (9b). Ces hypothèses descriptives sont explicitées dans les exemples suivants repris où l’élément vide est représenté par Ø, à savoir le sujet nul du verbe à l’infinitif et celui du verbe au participe.

L’antécédent auquel est relié le sujet nul de l’infinitif par une relation anaphorique ne se trouve pas nécessairement dans le seul cadre phrastique où la construction infinitive en question apparaît. Soit le sujet nul de l’infinitif peut être un sujet indéterminé, équivalent à on, qui est effacé ; soit il peut avoir pour antécédent un argument nominal déjà mentionné au-delà de son cadre phrastique.

On peut analyser que le sujet de l’infinitif a pour antécédent un référent indéfini, équivalent à on, dans l’ex. (10), et l’autre (femme) mentionné dans la phrase précédente dans l’ex. (11).

En un mot, selon l’hypothèse envisagée ci-dessus, le fait qu’un verbe n’ait pas de sujet explicite ne signifie pas qu’il n’a pas de sujet propre. L’hypothèse que certains verbes non finis ont un sujet nul permet de considérer les constructions infinitives et participiales telles qu’elles sont prises dans les ex. (9a) et (9b) ainsi que les propositions à temps fini, relatives et complétives du nom, comme constituant la classe des propositions déterminatives.

Pour notre part, nous l’avons déjà dit, nous faisons nôtre la conception la plus large de la notion de proposition et admettons cette typologie étendue des propositions subordonnées qui regroupe dans la classe des propositions déterminatives ces quatre sous-ensembles de subordonnées en français. La prise en considération de cette typologie étendue est intéressante et même nécessaire d’un point de vue contrastif. Pour parler des propositions déterminatives en coréen, nous avons de bonnes raisons d’y admettre, en prenant la notion de proposition au sens large, les constructions prédicatives sans sujet explicite ou « propositions à sujet nul ».

En fait, quand on observe différentes grammaires du coréen, le problème de la typologie des propositions déterminatives ne paraît pas se poser dans la description de cette langue. On y retrouve constamment deux sous-ensembles de la classe des subordonnées incidentes au nom, appelés respectivement en coréen « kwankye kwanhyONcOl » et « toNkyOk kwanhyONcOl » dit aussi « myONsa-pomuncOl ». Ces termes grammaticaux peuvent se traduire respectivement par « kwankye kwanhyONcOl » → proposition déterminative relative, « toNkyOk kwanhyONcOl » → proposition déterminative appositive ou « myONsa-pomuncOl » → proposition complétive du nom. Pour la commodité de l’exposé, nous adoptons la terminologie française pour désigner ces deux sous-ensembles de propositions déterminatives du coréen à savoir « relatives » et « complétives du nom ». Si l’on admet que ces deux sous-ensembles de subordonnées déterminatives en coréen sont équivalents aux relatives et aux complétives du nom en français, on peut dire que le coréen n’a pas dans son système les équivalents des constructions infinitives et participiales du français, lesquels se différencieraient des deux précédents surtout par des marques et des constructions spécifiques. En fait, d’un point de vue contrastif, il est difficile de parler des propositions participiales et des propositions infinitives indépendamment des relatives et des complétives du nom, bien que ces différents types de constructions déterminatives présentent, à l’intérieur du système français, des caractéristiques morphosyntaxiques bien distinctes.

Ainsi, là où le français utilise une construction participiale et une relative où le sujet est relativisé, on trouve en coréen un seul type de construction prédicative déterminative qui apparaît comme leur correspondant. Prenons par exemple la séquence coréenne qui est la traduction de la construction participiale de l’exemple (9b) cité ci-dessus :

Rappelons que dans le texte français original, c’est la construction participiale portant ce nom qui détermine le terme nominal femme. Mais il n’est pas exclu que la relative puisse apparaître dans le même contexte en français. Par contre, en coréen, une seule construction correspondant à ces deux structures différentes est disponible, laquelle est considérée généralement comme une « relative » où le sujet relativisé est absent.

Dans la pratique courante de la description du français, il est coutumier de traiter les constructions participiales en les distinguant nettement des relatives, du fait de la différence des caractéristiques morphosyntaxiques que présentent ces deux constructions prédicatives. Néanmoins un certain nombre de linguistes français comme C. Muller (1996) et D. Creissels (à paraître) proposent d’analyser les participiales telles qu’on vient de les présenter en (9b) comme une variété des structures relatives du français, en les considérant comme le résultat de la relativisation, bien que leur construction soit nettement différente des constructions traditionnellement reconnues comme relatives. Ainsi Muller (1996) distingue les relatives marquées par une série de marques de subordination qui, que, où, dont, etc. (« relatives à verbe fini ») et celles marquées par le suffixe –ant, (« relatives à verbe non-fini en –ant ») en précisant que les secondes connaissent des restrictions sur l’actant coréférent qui est le sujet du verbe26. Creissels (à paraître) reconnaît également comme relatives, outre les participiales, certaines constructions infinitives construites de la façon suivante : un livre i à lire Øi attentivement. Cette solution nous paraît appropriée dans l’optique contrastive où nous nous situons.

De manière analogue, on peut analyser, à la suite de H. Huot (1981), la construction infinitive (de + infinitif) comme une complétive à l’infinitif, au même titre que la complétive introduite par la conjonction que (que P), complétive à verbe fini, et ceci sans considérer que la première soit dérivée de la seconde, contrairement à ce que laissent croire certains travaux transformationnels27. Sans faire ici une analyse détaillée des ressemblances et des différences de leur fonctionnement syntaxique et sémantique, pour laquelle nous renvoyons à H. Huot (1981, chap.1), nous nous contenterons de remarquer que dans les constructions comme celles des exemples (13) et (14) suivants, la complétive à l’infinitif en (13) se distingue de celle à verbe fini en (14), non seulement par des traits morphologiques comme les formes verbales (verbe à l’infinitif message URL harr.gif verbe conjugué en personne) et les formes de marques d’introducteur (de message URL harr.gif que), mais aussi par l’absence du sujet apparent du verbe infinitif, ou bien la présence de son sujet nul si l’on préfère, qui est relié anaphoriquement à l’indice pronominal de sujet il du verbe principal, par rapport à la seconde où se trouve le sujet explicite leur amour qui est différent de celui de la principale.

En revanche, si l’on observe des constructions du coréen qui apparaîtraient correspondre à la complétive à l’infinitif et à celle introduite par que du français, l’une ne diffèrera pas de l’autre par des traits morphologiques, à savoir le suffixe déterminatif, subordonnant, fixé au verbe subordonné, mais seulement par la présence du sujet nul dans l’une et du sujet apparent dans l’autre. C’est ce qu’on peut constater dans les constructions du coréen données par le traducteur, sans grande modification structurelle et sémantique, comme correspondant aux deux complétives du français des exemples qu’on vient de citer.

Si l’on jette un oeil sur les deux constructions déterminatives (15b) et (16b), la même marque [nIn] y est utilisée comme un subordonnant qui relie la construction prédicative au nom qu’elle détermine. Autrement dit, les formes verbales subordonnées se construisent de la même façon sous les formes déterminatives par adjonction de ce suffixe déterminatif. En revanche, leur différence se manifeste en ce que le sujet n’est pas explicite en (15b), alors qu’il l’est en (16b). Comme ce qui se passe en (13b), on peut expliquer de manière analogue que l’absence du sujet apparent dans la construction déterminative du (15b) tient à la relation anaphorique que celui-ci a avec le sujet de la principale [kI] (lui)28.

Mais d’un point de vue contrastif, il est important de remarquer que si l’on peut considérer que selon que le sujet est implicite (ou nul) ou explicite, le français met en oeuvre les deux sous-ensembles des complétives, complétive à l’infinitif et complétive à verbe fini, ayant des caractéristiques formellement différentes qui peuvent être représentées ainsi : [N [ de comp. [ (Øs) V-inf.) ]]] / [N [ que comp [ Ns V-fini ]]], en revanche, le coréen utilise, que le sujet soit implicite ou explicite, des complétives qui ont des caractéristiques formellement identiques : [[[(Øs) / Ns V-] nIn comp ] N ]. Par rapport à la complétive « complète » dont les positions argumentales sont toutes saturées, y compris celle de sujet, on pourra appeler, faute de dénomination adéquate, « complétive elliptique » celle où il manque un sujet explicite.

Précisons de plus que les propositions relatives comme les complétives peuvent être elliptiques en coréen. Les ellipses en question concernent non seulement la position de sujet, mais à l’occasion d’autres positions comme celle d’objet ou de complément circonstanciel pour des raisons grammaticales et plus souvent discursives. Vu la fréquence du phénomène d’ellipse des constituants nominaux, en particulier du sujet, il est important de prendre en compte ces subordonnées « elliptiques » tout comme leurs correspondants ordinaires, lorsqu’on parle des propositions déterminatives en coréen.

On vient de voir que les sous-ensembles de subordonnées qui constituent la classe des propositions déterminatives ne se recoupent pas tout à fait dans les systèmes des deux langues. Dans ce qui suit, notre observation portera principalement sur les propositions relatives des deux langues, en particulier sur les relatives dites «restrictives » introduites par une marque de subordination analysée traditionnellement comme pronom relatif en français et leurs correspondantes du coréen, étant donné qu’elles occupent une place importante dans la classe des propositions déterminatives. D’autres sous-ensembles de propositions déterminatives dans les deux langues seront observés ultérieurement dans leur rapport avec les relatives.

Notes
26.

C. Muller (1996) La subordination en français, Paris, Armand colin, p. 25

27.

H. Huot (1981) Constructions infinitives du français : Le subordonnantde’, Genève-Paris, Librairie Droz. Pour plus de détails, voir notamment le chapitre 1.

28.

Soulignons au passage qu’il ne faut pas confondre l’absence du sujet apparent dans cette construction reconnue comme une complétive où le sujet, coréférent au sujet de la principale, est effacé, avec celle dans la construction citée plus haut (12) identifiée comme une relative où le sujet, coréférent au nom-pivot, est effacé par relativisation. De plus, l’absence du sujet n’a rien d’obligatoire dans la première, autrement dit, le sujet explicite [kI] (lui) peut paraître en sa position, quitte à donner des effets redondants ou répétitifs, tandis que dans la relative, sa position est nécessairement lacunaire. Pour plus d’informations concernant la différence entre complétives et relatives du coréen, voir les chapitres 6 et 7.