2-2-3 Quelques remarques sur les emplois des suffixes terminatifs

Quelques remarques méritent d’être faites à titre d’informations supplémentaires sur les emplois des suffixes terminatifs.

Premièrement, le locuteur ne reste pas toujours dans le registre d’honorification qu’il a préalablement choisi parmi les six possibles. Au cours de son discours, il peut faire alterner les terminatifs d’un degré avec ceux d’un autre, généralement dans les limites des trois degrés de supériorité d’une part et des trois degrés d’infériorité de l’autre. Par exemple, un locuteur inférieur peut exprimer son respect à l’égard de son interlocuteur supérieur, en utilisant tantôt des suffixes terminatifs du degré de respect strict, tantôt ceux du degré de respect banal.

Deuxièmement, dans la pratique courante du langage (à l’oral), certains suffixes terminatifs s’utilisent davantage que les autres. C’est le cas des suffixes terminatifs comme [-ayo / -eyo / -Oyo] appartenant au degré de respect banal et [-a / -e / -O] au degré d’infériorité modérée parmi les degrés d’infériorité. Ils peuvent fonctionner tantôt comme marqueurs du type de phrase déclaratif, tantôt comme marqueurs d’interrogatif, et occasionnellement comme marqueurs d’impératif (lorsque la personne dont la désignation occupe la position de sujet dans l’énoncé correspond à l’interlocuteur). Dans ce cas, les terminatifs ne permettant pas, par leur forme, l’interprétation adéquate du type de phrase, une telle interprétation porte soit sur les traits prosodiques réalisés de manière différente selon le type de phrase, soit sur la situation ou le contexte où l’énoncé en question est produit.

On peut expliquer l’utilisation fréquente à l’oral de ces suffixes terminatifs par un principe d’économie. Leurs formes elles-mêmes sont en effet simples et économiques par rapport aux autres formes de suffixes terminatifs utilisés dans les autres degrés honorifiques puisque contrairement à ceux-ci, ils ne changent pas de formes en fonction des types de phrases, ce qui permet au locuteur de ménager ses efforts.

Troisièmement, on pourrait rapprocher les variations des terminaisons verbales en coréen de celles des verbes en français, dans la mesure où, dans les deux langues, ces variations se trouvent liées à la notion de « personne ». Mais il faudrait garder à l’esprit que lorsque l’on parle de désinences « personnelles » du verbe ou de pronoms « personnels » (première personne, deuxième personne et troisième personne) du français, le terme de personne n’a pas le sens courant qu’on lui prête mais une valeur propre aux grammairiens. En effet, ce terme n’implique pas nécessairement la référence à une personne humaine. Ainsi si la « première personne » et la « deuxième personne » des grammairiens renvoient véritablement aux personnes humaines, plus précisément la personne qui parle et la personne à qui on parle, par contre, la « troisième personne » ne se limite pas aux personnes humaines, mais peut aussi référer aux choses ou aux notions dont on parle. Pour éviter les malentendus et les confusions que suscite le terme de personne dans la description grammaticale du français, beaucoup de linguistes contemporains tendent à substituer les termes locutifs - créés par J. Damourette et E. Pinchon (1927-1950, tome I, 54-75) - « élocutif » ou « allocutif » et « délocutif » respectivement aux termes traditionnels de première, deuxième et troisième personne 34. Par contre, les terminaisons du verbe en coréen ont un lien très étroit avec les relations mutuelles des personnes humaines, que celles-ci soient présentes ou absentes dans la communication.

De plus, contrairement aux terminaisons des verbes du français qui s’accordent, obligatoirement, en personne avec le sujet de l’énoncé, les suffixes terminatifs en coréen n’ont de rapport à aucun élément interne de l’énoncé. Comme nous l’avons dit ci-dessus, leurs variations dépendent des divers facteurs extralinguistiques (âge, intimité, hiérarchie, etc.) intervenus dans une situation donnée qui déterminent la relation interpersonnelle entre le locuteur et l’interlocuteur, que ceux-ci jouent ou non le rôle de sujet de l’énoncé. Ce sont des contraintes d’ordre socioculturel qui conduisent le locuteur à choisir tel ou tel suffixe terminatif en fonction de ces facteurs extralinguistiques, tandis qu’en français, il s’agit d’une contrainte grammaticale, imposée par le système de la langue, selon laquelle le locuteur est obligé de mettre en accord les désinences du verbe en personne avec le sujet de l’énoncé.

Quatrièmement, en raison du nombre important des suffixes terminatifs lié au marquage des divers degrés honorifiques et des types de phrases en coréen, nous nous limiterons dans ce qui suit à prendre comme exemples des énoncés marqués par des suffixes terminatifs appartenant à un seul degré honorifique, à savoir les suffixes terminatifs au degré d’infériorité banal cités ci-dessus [-(nIn) ta], [-nInya], [-(a)la], [-ca], [-Ima], [-kuna]. Cela nous permettra de ne gloser que le type de phrase indiqué par le suffixe terminatif concerné, sans en annoter chaque fois le degré honorifique.

En fait, ces terminatifs au degré d’infériorité banal ont ceci de particulier que lorsqu’ils s’emploient dans les écrits destinés à tout le monde (comme par exemple, journaux, revues, livres ou rapports scientifiques, etc.) ou à soi (par exemple, journal intime)35, ils n’ont pas de valeur honorifique, plus précisément ils n’indiquent pas la relation entre le locuteur supérieur et l’interlocuteur inférieur. Ils fonctionnent, par conséquent, comme des suffixes « neutres » du point de vue du système honorifique. De surcroît, le caractère « neutralisé » ou « non-marqué » de ces suffixes terminatifs se vérifie, comme nous le verrons plus tard, par le fait qu’ils sont les seuls aptes à marquer les propositions subordonnées qui comportent des formes verbales « complètes » dans leur construction comme des subordonnées complétives au discours rapporté indirect ou certain type de subordonnées déterminatives (Voir chap.7). Cela va dans le sens où, comme le remarque J. Feuillet (1992) à travers beaucoup de langues, les oppositions de valeurs diverses, plus souvent aspectuelles ou modales, qui se présentent manifestement dans les phrases indépendantes ou les propositions principales, tendent à être neutralisées dans les subordonnées36. En coréen, on vérifie une telle tendance notamment par les emplois restreints des suffixes terminatifs en subordination, où ceux-ci perdent les oppositions des degrés d’honorification.

Enfin, si nous nous sommes attardée à décrire un peu longuement les constructions des formes verbales marquées par des suffixes terminatifs et les rôles que jouent ces suffixes dans l’énoncé, c’est pour mieux montrer en quoi diffèrent, par rapport aux formes verbales en suffixes terminatifs, les formes verbales en suffixes conjonctifs qui caractérisent les propositions subordonnées ou coordonnées et quels rôles ils y jouent.

Notes
34.

Nous tenons à signaler qu’un certain nombre d’études ont été menées sur les constructions « impersonnelles », pour lesquelles la notion de personne, étant essentielle, est largement débattue et étudiée dans les phénomènes linguistiques en français et dans les autres langues, au sein du groupe de recherche MÉTAGRAM de l’université Stendhal de Grenoble III. Parmi les ouvrages publiés voir J. Chocheyras et al. (1986) et M. Maillard et al. (éds) (1991).

35.

S-W Tchang (1991) pp.106-107 : cet auteur fait remarquer que les suffixes terminatifs, surtout ceux des phrases déclaratives -(n/ nI n) ta, n’ont pas de valeur honorifique à l’écrit, notamment dans les textes scientifiques destinés aux lecteurs virtuels, alors qu’à l’oral, ce même suffixe indique bel et bien une relation hiérarchique et sociale entre le locuteur supérieur et l’interlocuteur inférieur. Par exemple, avec une phrase déclarative terminée par -(n/ nI n) ta, extraite d’un texte scientifique par ce linguiste,

Ex) chOlhak-In / yOlOkwahak-Ii / kicho-lIl / piphanha-n-ta /

philosophie-p.top / plusieurs sciences-p.génit / fondement-p.accus / critiquer-inacc-STdécl /

→La philosophie critique les fondements de plusieurs sciences.

Comme le remarque ce linguiste, il est difficile de considérer que le locuteur de cette phrase abaisse ses lecteurs virtuels du point de vue du système honorifique, ce qui serait incongru.

36.

J. Feuillet (1992) « Typologie de la subordination », dans Travaux linguistiques de CERLICO n° 5 Subordination, pp. 7-28.