2-5-1 Examen critique de l’analyse traditionnelle des suffixes déterminatifs comme marqueurs « temporels »

Avant de nous concentrer sur les emplois des morphèmes déterminatifs dans les relatives, il ne paraît pas inutile de faire un examen critique de l’analyse traditionnelle qui, comme nous l’avons déjà évoqué, présente d’une manière un peu trop simpliste ces morphèmes. [(I)n], [nIn] [(I)l] y sont présentés non seulement comme des marqueurs de subordination des propositions déterminatives mais aussi comme des marqueurs “ temporels ”. Leur assimilation aux trois notions temporelles passé (“ kwakO ”), présent (“ hyOnce ”) et futur (“ milE ”) est due fondamentalement à deux conceptions : la première concerne l’idée selon laquelle le verbe est le porteur des valeurs temporelles, idée forte qui se perpétue dans la plupart des grammaires scolaires, mais qui est, bien entendu, controversée par de nombreux linguistes contemporains. La seconde se rattache à l’idée que ces déterminatifs ont une relation de correspondance univoque avec les marqueurs verbaux (voir le tableau ci-dessous) figurant dans la séquence terminative qui sont, eux aussi, considérés comme les marqueurs de ces trois “ temps ”.

On peut ainsi rendre compte de cette conception à travers le tableau des conjugaisons du verbe coréen présenté par Coyaud et Li (1982, 123) :

TABLEAU DES CONJUGAISONS
Infinitif Morphème zéro sal-ta (vivre), nOm-ta (franchir), ha-ta (faire)
Présent n I n ou -n sa-n-ta, nOm-n I n-ta, ha-n-ta
Forme Passé -ss précédé de
a- / O- / y O-
sal-ass-ta, nOm-Oss-ta
ha-y O ss-ta
déclarative : -ta Plus-que-parfait ass O ss / O ss O ss y O ss O ss sal-ass O ss-ta, nOm-O ss O ss-ta
ha-y O ss O ss-ta
Futur kess sal-kess-ta, nOm-kess-ta
ha-kess-ta
Présent n I n sa-n I n, nOm-n I n, ha-n I n
Formes Passé I n ou -n sa-n, nOm-I n, ha-n
épithétiques Futur I l ou -l sa-l, nOm-I l, ha-l
Imparfait t O n sal-t O n, nOm-t O n, ha-t O n
(NB. Les expressions « forme déclarative » et « forme épithétique » correspondent respectivement à ce que nous appelons « séquence terminative » et « séquence déterminative ».)

Mis à part le rapprochement particulier et intéressant entre l’imparfait et [tOn] que nous verrons plus loin, ce tableau, qui n’est pas un tableau complet des conjugaisons du verbe coréen, reflète le point de vue traditionnel sur la catégorie du “ temps ” dans la grammaire coréenne. Cependant, nous pouvons affirmer avec H-L Kim (1992) que, tant en coréen qu’en français, l’opposition Présent / Passé / Futur n’est pas à la base du système verbal et que la localisation du procès est affaire du contexte, appuyé par les circonstants ou les adverbes. Par conséquent, les morphèmes soulignés dans les deux types de séquences verbales ci-dessus n’indiquent pas intrinsèquement la temporalité du procès exprimé par l’énoncé, mais plutôt l’aspectualité et/ou la modalité.

En effet, cette idée devient claire lorsqu’on observe des énoncés comportant un même nominal temporel, en l’occurrence [cikIm] (maintenant)39 dans l’exemple suivant, mais qui se distinguent par leurs formes verbales comportant des morphèmes dits “ temporels ”. Ainsi, en coréen, sont possibles les trois énoncés simples ainsi que les trois subordonnées relatives de l’ex. (11) :

  • (Ex11)

  • (1) phrases simples :

  • (a) Présent :kI-kacik I myONhwa-lIlpo-n-ta

  • (b) Passé :kI -kacik I myONhwa-lIlpo-ass-ta

  • (c) futur :kI -kacik I myONhwa-lIlpo-kess-ta

  • lui-p.nommaintenantfilm-p.accusregarder-S.temps-STdécl

  • (2) subordonnées relatives

  • (a) Présent : kI -kacik I mpo-n I nyONhwa

  • (b) Passé : kI -kacik I mpo-nyONhwa

  • (c) futur : kI -kacik I mpo-lyONhwa

  • lui-p.nommaintenantregarder-SDfilm

Dans ces énoncés, on peut parfaitement situer, à l’aide du nominal temporel [cikIm] (maintenant), les procès par rapport au moment de l’énonciation, alors que leur forme verbale varie. Mais si ces différentes formes verbales n’indiquent pas, à proprement parler, la temporalité du procès de l’énoncé, quelles valeurs présentent-elles ? En fait, le repère temporel restant le même (nominal [cikIm] (maintenant)), c’est l’aspect grammatical qui varie avec le changement des formes verbales, c’est-à-dire le point de vue que nous donne l’énonciateur sur le déroulement du procès. Ainsi, dans les énoncés (11-1a) et (11-2a), les séquences terminative et déterminative censées marquer le “ présent ” [po-n-ta] / [po-n I n] (regarde / (que je) regarde) indiquent en fait l’aspect inaccompli, car le processus de cet événement est saisi en plein déroulement. Quant aux séquences verbales censées être “ passées ” [po-ass-ta] / [po-n] (ai regardé / (que j’ai) regardé) elles présentent, qu’elles soient terminative ou déterminative, l’aspect accompli, car le procès est vu à partir des résultats (par exemple, l’écran éteint ou les titrages qui défilent à la fin de la séance d’un film) qu’il a laissés par rapport au repère temporel placé après la fin du procès. Enfin, les séquences verbales dites “ futures ” [po-kess-ta] / [po-l] (regarderai / (que je) regarderai) impliquent une vision “ prospective ” en exprimant un procès à venir, car le repère temporel est placé avant le début du procès40.

En somme, il n’est pas inutile de répéter que le verbe, qu’il soit de forme terminative ou de forme déterminative, n’indique pas intrinsèquement la temporalité du procès exprimé par l’énoncé. Ce sont d’autres éléments contextuels ou éléments constituants de l’énoncé comme les nominaux temporels qui assument réellement cette fonction. En revanche, la morphologie verbale est chargée, fondamentalement, d’autres valeurs, en particulier aspectuelles et modales. Ceci dit, il est important d’admettre toutefois que la forme verbale participe par défaut à l’interprétation temporelle du procès exprimé par l’énoncé, c’est-à-dire en l’absence d’indication temporelle explicite. Par exemple, un énoncé minimal comme il vient reçoit, en l’absence d’éléments constituants explicites, une interprétation temporelle qui situe le procès à l’époque concomitante au moment de l’énonciation. Dans des cas particuliers, on s’appuie sur différents éléments déictiques et circonstanciels, qui, pour cette interprétation, jouent un rôle essentiel, la forme verbale ne venant que compléter la localisation du procès.

Ce que nous pouvons également reprocher à l’analyse traditionnelle des morphèmes verbaux, comme ceux que nous venons de voir dans les exemples (11) —[-n] / [ass] / [kess] dans la séquence terminative et [nIn] / [-(I)n] / [-(I)l] dans la séquence déterminative—, c’est que leur présentation comme marques de “ temps ” laisse croire qu’ils appartiennent au même paradigme, autrement dit qu’ils sont commutables et qu’ils s’excluent mutuellement. Mais il s’agit d’une apparence trompeuse. En fait, il arrive que le morphème [kess], traditionnellement dit “ futur ”, se combine au morphème [ass] dit “ passé ” dans une même séquence verbale terminative —(12b).

  • (Ex12)

  • (a) mali-kacikImppali-etochakha-y O ss-ta

  • Marie-p. nommaintenantParis-àarriver-acc-ST.décl.

  • Marie est arrivée à Paris maintenant.

  • (b) mali-kacikImppali-etochakha-y O ss-kess-ta

  • Marie-p.nommaintenantParis-àarriver-acc-éven-ST.décl.

  • Marie doit être arrivée à Paris maintenant.

  • (c)tochakha-y O ss-Ø-ta(est arrivé)

  • tochakha-y O ss-kess-ta(doit être arrivé)

Si l’analyse traditionnelle est juste, comment peut-on expliquer le fait que les deux morphèmes opposés, en l’occurrence [yOss] “ passé ” et [kess] “ futur ”, puissent apparaître côte à côte dans une même séquence verbale sans que l’énoncé soit incorrect ? On ne peut l’expliquer qu’à partir du moment où on admet l’idée que [kess] ne fait pas partie de la même série paradigmatique que celle de [yOss] (ou encore de [-n]), et que le premier marque foncièrement une valeur modale que nous avons qualifiée d’éventuel, c’est-à-dire l’attitude subjective de l’énonciateur à l’égard de ses propres énoncés, tandis que les deux derniers, les valeurs aspectuelles accompli et inaccompli 41. Dans le cas de l’ex. (12b), comme le suggère l’utilisation du verbe devoir dans la traduction française, [kess] indique concrètement un sens modal de présomption et [yOss], l’aspect accompli 42.

De même, dans la séquence déterminative (13b) qui correspond à la séquence terminative de l’énoncé (12b), la combinaison des deux morphèmes traditionnellement considérés comme marqueurs de “ futur ” et “ passé ” est possible. Examinons les séquences déterminatives des relatives qui correspondraient aux énoncés (12a) et (13b), lorsque la relativisation concerne le sujet.

  • (Ex13)

  • (a) cikImppali-etochakha- nmali

  • maintenantParis-àarriver-SD:accMarie

  • → Marie qui est arrivée à Paris maintenant.

  • (b) cikImppali-etochakha- y O ss - I lmali

  • maintenantParis-àarriver-acc-SD:évent.Marie

  • → Marie qui doit être arrivée à Paris maintenant.

  • (c)tochakha-n/tochakha-y O ss-I l

  • arriver-SD:accarriver-acc-SD:évent.

Dans ces séquences déterminatives soulignées, les morphèmes déterminatifs [-n] et [-Il] jouent, du point de vue aspecto-modal, un rôle semblable à celui assumé par les morphèmes [yOss] et [kess] dans les séquences terminatives correspondantes. Lorsque la séquence déterminative comme celle de l’exemple (13b) est marquée à la fois par l’aspect accompli et de mode éventuel, ces catégories grammaticales sont signalées par deux morphèmes placés successivement [yOss-Il]. Comme le suggère leur position, on peut dire que la valeur de l’éventualité est ajoutée à celle de l’accomplie. Dans la séquence déterminative [tochakha-y O ss-I l] (que Marie) doit être arrivée), on le voit apparaître pour l’indication dans une proposition principale et encore avec moins de restrictions que dans une proposition subordonnée.

Notes
39.

Les termes qui correspondent en français à une partie de la classe des « adverbes de temps » comme maintenant, hier, demain, sont en coréen de nature nominale. On sait que ces ’adverbes’ français présentent aussi un certain nombre de comportements syntaxiques « quasi-nominaux » plutôt que strictement adverbiaux. Cf. D. Creissels (1995, 129-154).

40.

Nous considérons que ces morphèmes kess et -l ont pour valeur de base la valeur modale « éventuel » qui sous-tend tous leurs emplois et que la valeur aspectuelle « prospective » est secondaire dans la mesure où ces morphèmes aident, occasionnellement, c’est-à-dire en l’absence d’éléments temporels de l’énoncé comme dans les exemples (11c1) et (11c2), à localiser le procès à une époque ultérieure au moment de l’énonciation. Nous verrons plus nettement que la valeur modale de kess et -l l’emporte sur la valeur aspecto-temporelle, lorsqu’ils sont combinés à des morphèmes comme ass (ou les variantes de ce dernier) qui marquent nettement l’aspect « accompli ».

41.

Des linguistes coréens comme H-P Im & I-S I (1988) ne reconnaissent en coréen que deux temps verbaux « passé » et « présent », en niant l’existence du « temps futur ». Pour eux, le morphème [kess] est essentiellement un marqueur modal. Nous considérons que si l’analyse temporelle de ces deux premiers tiroirs verbaux est contestable, par contre, l’analyse modale du morphème [kess] apparaît pertinente.

42.

Certains grammairiens coréens, comme Li (1985), appellent ce tiroir verbal « accompli futur ». Bien que ce grammairien d’expression française désigne, à tort, [kess] avec le terme traditionnel « futur », on voit que ce morphème n’est pas situé au même niveau que [y O ss], en regard du point de vue aspectuel.