2-5-3 Le suffixe déterminatif [(I)l]

En ce qui concerne le morphème déterminatif [(I)l], nous avons eu l’occasion de voir précédemment qu’il marquait fondamentalement la valeur modale de l’éventuel dans la séquence déterminative et que l’expression de l’avenir ou de la vision aspectuelle prospective est une fonction secondaire de ce morphème. C’est ce qui le différencie des autres morphèmes déterminatifs [nIn] et [In] dont les valeurs de base sont, au contraire, aspectuelles plutôt que modales45. Comme nous l’avons vu dans l’exemple (13b) cité ci-dessus, sa valeur modale se dégage plus nettement lorsqu’il se trouve combiné à un morphème d’aspect accompli comme [yOss] ou les variantes phonologiques de ce dernier. A partir de cette valeur de base éventuel, on peut relever différents emplois modaux et temporels dans les séquences verbales déterminatives avec [(I)l] qui impliquent, selon les énoncés, une supposition, ou une possibilité, ou bien encore une postériorité par rapport au moment de repère. Dans ce dernier cas, la séquence à [(I)l] n’exprime pas autre chose qu’une vision aspectuelle prospective.

Il ne serait pas inutile de rappeler que dans beaucoup de langues, les séquences verbales dites au futur sont aptes à exprimer différentes valeurs modales. A ce propos, J. Lyon (1980, 298-299) écrit que “ le futur n’est pas comme le passé du point de vue de notre expérience et de notre conceptualisation du temps. Le futur n’est jamais un concept purement temporel. Il inclut forcément un élément de prédiction ou une notion modale apparentée ”. Dans certaines langues, d’après E. Benveniste (1974, p.75), l’analyse diachronique montre que le futur s’est souvent construit, à une date récente, par la spécialisation de certains auxiliaires, notamment vouloir. Ainsi on sait qu’en français les formes verbales au futur simple ont, du point de vue diachronique, un lien morphologique avec avoir à + inf., périphrase qui est employée aujourd’hui pour indiquer un mode d’obligation. D’ailleurs, le verbe modal devoir peut être utilisé pour exprimer le futur. Il en va de même pour le morphème coréen [kess] qui est considéré traditionnellement comme marqueur du futur. Selon H-L Kim (1992, 322), l’apparition de ce morphème date d’une époque assez récente ; il est né de la contraction de [ke], suffixe ayant une nuance de “ possible ”, et de [iss], verbe d’existence. Le [kess] a donc, originellement, un sens qui est proche de “ être (dans l’état) possible (ou capable) de + Verbe. De là viennent les sens modaux — présomption / intention / volonté / capacité — qu’on relève, selon les énoncés, dans les séquences verbales avec [kess]. Celles-ci ont pour correspondants français non seulement les tiroirs verbaux en ‘-r-’, mais aussi des auxiliaires modaux suivis d’un infinitif ou d’une proposition subordonnée.

Précédemment, nous n’avons parlé que de la séquence terminative avec [kess] comme séquence verbale correspondant à la séquence déterminative avec [(I)l] qui peut se trouver dans une proposition indépendante ou principale. Il faut toutefois noter que le morphème [kess] est, en coréen moderne, concurrencé par la construction périphrastique [-(I)l kOs i-], qui est composée du suffixe déterminatif à valeur d’éventuel [(I)l] et d’un substantif dépendant [kOs] suivi de la particule prédicative [-i-]. Cette construction est, dans bien des cas, commutable avec [kess], en le combinant par exemple avec le morphème [-tO-], mais il arrive que cette commutation entre ces deux séquences soit bloquée comme c’est le cas avec [-(I)l kOs i-] — (19b).

De plus, cette commutation se produit au prix de certaines modifications sémantiques, si minimes qu’elles soient. Si on entend bien par modalité la manière dont le locuteur exprime son attitude subjective à l’égard du contenu propositionnel de ses propres énoncés (dans le sens du modus de Bally (1932)), on peut dire que, du point de vue modal, les séquences verbales avec [kess] sont plus fortement marquées que la construction périphrastique [-(I)l kOs i-]. La différence entre (20a) et (20b) peut s’expliquer par le fait que le premier énoncé implique davantage la volonté et l’intention du locuteur qui exprime, avec une certaine certitude, le procès à venir, tandis que le second, moins modalisé, se rapproche d’une expression du futur, dont le locuteur exprime le procès à venir avec moins de certitude. C’est pourquoi l’utilisation des adverbes modaux épistémiques comme [amato] (probablement) ou [OccOmyOn] (peut-être) est beaucoup plus naturelle dans les énoncés [-(I)l kOs i-] que dans les énoncés avec [kess].

Nous ne nous étendrons pas davantage sur la différence entre ces deux séquences qui exige des études plus approfondies. Nous pouvons conclure à partir de ce que nous avons dit à propos de la dernière séquence verbale, que le morphème [(I)l] dans la séquence déterminative, modalise moins le procès à venir, par rapport à [kess] employé dans la séquence terminative, et indique une valeur temporelle de futur ou de postériorité de ce procès par rapport au moment de l’énonciation. Toutefois, cette valeur temporelle, répétons-le encore, n’est qu’une des valeurs que peuvent avoir, selon les énoncés, les séquences déterminatives à [(I)l].

Notons au passage que du point de vue contrastif, il est quelque peu embarrassant de dire ici que l’énoncé exprimé, avec certitude, par le locuteur (cas de l’énoncé avec [kess]) est plus modalisé qu’un énoncé tenu, sans ou avec moins de certitude (cas de l’énoncé à [-(I)l kOs i-]), alors qu’en français, la description est plutôt inverse, surtout lorsqu’on parle de l’opposition de l’indicatif et du subjonctif. Il est banal de dire qu’un énoncé à l’indicatif est un énoncé assumé par le locuteur, ce qui revient à dire que le locuteur est dans une position de certitude vis-à-vis du procès, tandis qu’un énoncé au subjonctif est un énoncé non-assumé, partiellement ou totalement, par le locuteur, qui manifeste ainsi une attitude moins certaine à l’égard du contenu propositionnel de son énoncé : Je cherche une secrétaire qui sait parler le russe / Je cherche une secrétaire qui sache parler le russe. Si on admet l’idée que tout énoncé est plus ou moins modalisé, on peut dire que celui à l’indicatif est moins modalisé que celui au subjonctif. Mais il faut reconnaître que l’opposition entre les énoncés coréens avec [kess] et [-( I )l k O s i-] et les énoncés français à l’indicatif et au subjonctif, opposition que le coréen ne connaît d’ailleurs pas, ne se situe pas au même niveau d’analyse. Ainsi, le trait sémantique opposant les deux énoncés du coréen n’est pas, à proprement parler, le même que celui opposant les deux énoncés du français. La comparaison que nous avons faite entre l’énoncé avec [kess] et celui avec [-(I)l kOs i-] en expliquant que “ X est plus/ moins ‘modalisé’, avec ‘plus/ moins de certitude’, que Y ”, doit être interprétée d’une manière relative. En tout cas, comme nous l’avons déjà dit, le morphème [kess] et la construction périphrastique [-(I)l kOs i-] sont tous deux, malgré la différence subtile de leurs significations impliquées, des marqueurs de valeur modale “ éventuel ”, et les énoncés coréens affectés de ces marqueurs ont pour correspondants français des énoncés contenant un auxiliaire épistémique comme ‘devoir’ ou des tiroirs verbaux dits du futur simple qui constituent la catégorie grammaticale de mode du verbe. Cependant, cette distinction entre modalité et mode est difficilement applicable à la description du système verbal du coréen. En effet, ce qui correspondrait, au niveau descriptif, à la “ catégorie du mode ” français, appelé en coréen « sOpOp » dans la description du système verbal, est non seulement constitué de différents modes mais fonctionne aussi de façon différente. Sans compter les “ modes de la phrase ” (désigné couramment par les “ types de phrase ”) qui sont marqués par des suffixes terminatifs, on dénombre généralement quatre modes : ciks O lp O p (en français lit. “ mode indicatif ”), chuch I kp O p (“ mode présomptif ”), hwesa N p O p (“ mode remémoratif ” et hwakinp O p (“ mode confirmatif ”). Chacun de ces modes se caractérise par la présence de marqueurs spécifiques qui sont souvent des suffixes verbaux non-terminatifs et parfois des constructions périphrastiques. Par exemple, le morphème [kess] et la construction périphrastique [-(I)l kOs i-], que nous avons considérés comme des marqueurs d’“ éventualité ”, sont envisagés, avec un autre morphème [li], par certains grammairiens et linguistes, comme marqueurs du “ mode présomptif ”. Ce qui est intéressant du point de vue contrastif, c’est que ce mode correspond exactement à la modalité épistémique du français exprimée au moyen d’un auxiliaire pouvoir ou des tiroirs verbaux du futur. Ainsi on s’aperçoit que la distinction entre modalité et mode est subtile et difficilement applicable telle quelle à la description du système verbal du coréen. Ce que l’on peut dire clairement au sujet de la “ catégorie du mode ” des deux langues, c’est que, la plupart du temps, le choix entre indicatif et subjonctif en français est, sauf exceptions, imposé dans une proposition subordonnée par un terme, souvent le verbe, de la proposition principale : Je pense qu’il vient / Je ne pense pas qu’il vienne). En coréen, par contre, le locuteur peut choisir, selon ses besoins langagiers, un des quatre modes énumérés ci-dessus qui sont susceptibles d’être employés aussi bien dans une proposition principale et avec encore moins de restrictions dans le premier cas que dans le deuxième.

Notes
45.

Du point de vue morphologique, le morphème déterminatif [(I)l] est différent des autres déterminatifs [nIn], [(I)n] ou même [tOn] qui se terminent tous en [-n-]. Selon K-S Nam (1981), [(I)l] se présentait, en moyen coréen, sous la forme [lin] terminée en [-n] comme les autres déterminatifs, mais n’est plus employée en coréen contemporain.