B. Séquence verbale déterminative :

—Indicatif :
ka-(aller) mOk- (manger) noph-(être haut)
ka-n I n mOk-n I n noph-I n
ka-n mOk-I n
ka-l mOk-I l noph-I l
ka-ss - I l mOk-O ss - I l noph-ass - I l
—Remémoratif :
ka-(aller) mOk- (manger) noph-(être haut)
ka-(ø)- t O n mOk-(ø)- t O n noph-(ø)- t O n
ka-ss - t O n mOk-O ss - t O n noph-ass - t O n
ka-ss O ss - t O n mOk-O ss O ss - t O n noph-ass O ss - t O n

Selon la description courante du système verbal du coréen, le morphème [tO] s’analyse comme marqueur modal, qu’il soit employé dans une séquence terminative ou dans une séquence déterminative où il apparaît affixé au déterminatif [-n]. Le mode remémoratif, dont [tO] est le marqueur par excellence, se définit en général comme un mode indiquant que le locuteur se souvient d’un événement du passé. De ce fait, il est parfois identifié par certains linguistes comme un “ marqueur particulier du temps du passé ”. Néanmoins, son analyse en tant que marqueur modal ne paraît pas évidente, car les implications sémantiques modales du [tO] sont différentes selon les séquences verbales (terminative / déterminative) auxquelles il s’adjoint. Pour être plus précise, on peut certainement relever, lorsqu’il s’agit d’une séquence terminative, des implications sémantiques différentes entre la séquence verbale au “ remémoratif ” avec [tO] et celle à l’“ indicatif ” sans [tO]. Mais, lorsqu’il s’agit d’une séquence déterminative, une telle opposition de valeur modale ne se remarque pas entre ces deux séquences verbales.

Avant d’observer des exemples, précisons d’abord que lorsque le morphème [tO] s’emploie dans une séquence terminative, il peut être accompagné par un nombre réduit de terminatifs comme [la], [ayo], [kunyo] et [nya] qui marquent des types de phrases comme le déclaratif, l’exclamatif, ou l’interrogatif relevant du style [hEla] (degré d’infériorité banale) ou [hapsyo] (degré de respect banal), contrairement à [tOn] qui ne connaît pas, par nature, une telle contrainte de co-occurrence avec les terminatifs dans la séquence déterminative. Derrière le morphème [tO], le terminatif déclaratif [ta] se transforme en [la] (21b). A ceci ajoutons encore que l’emploi de [tO] est réservé, lorsqu’il s’agit d’une séquence terminative, à une situation d’énonciation corrélative qui exige la présence des deux protagonistes locuteur-interlocuteur de la communication. D’où le sens rapporter ou rapporté attaché à ce morphème [tO].

Dans les deux phrases simples (21a) et (21b) dont la séquence verbale est terminative, on peut repérer incontestablement l’opposition des valeurs modales entre l’“ indicatif ” sans [tO] (21a) et le “ remémoratif ” avec [tO] (21b). On peut interpréter ces deux phrases selon l’attitude subjective du locuteur de la manière suivante : pour la phrase dont le verbe est à l’indicatif (21a), le locuteur exprime le procès sans porter de jugement ou éprouver des sentiments quelconques, en le localisant simplement dans un moment précis du passé [Oce] (hier). Par contre, dans la phrase (21b) caractérisée par la présence du morphème “ remémoratif ” [tO], le locuteur rapporte à son interlocuteur l’événement (la tombée de la neige à Paris) qu’il a vécu ou vu lui-même dans un moment du passé [Oce] (hier), en se le remémorant avec émotion et le revivant en imagination, ce qui a pour effet de donner plus de réalisme à l’événement du passé rapporté (I-S I et H-P Im, 1988). On peut dire que du point de vue modal, l’énoncé sans [tO] (21a) est moins modalisé que l’énoncé avec [tO] (21b). En revanche, une telle différence de sens “ modaux ” n’est pas perceptible dans les propositions relatives (21c) et (21d) qui correspondent respectivement aux (21a) et (21b). Dans la relative de (21d) dont la séquence verbale est affectée du [tO] amalgamé avec le suffixe déterminatif [-n], ce morphème n’est pas marqué de la valeur modale telle qu’elle se présente lorsqu’il est utilisé dans la séquence terminative.

Pourquoi les effets de sens “ modaux ” qui sont présents dans la séquence terminative avec [tO] n’apparaissent-ils pas dans la séquence déterminative avec [tOn]? Une des raisons qui permettent de rendre compte de cet écart sémantique tient au fait que la séquence terminative contient des terminatifs dont les sens renforcent les significations impliquées par le morphème [tO], ce qui n’est pas le cas pour la séquence déterminative qui ne possède pas, par nature, de terminatifs. Bien qu’il y ait peu de terminatifs susceptibles d’être employés avec le morphème [tO], il ne faut pas oublier que ceux-ci, traduisant le type de communication (types de phrases) instauré par le locuteur entre lui et son interlocuteur, servent à indiquer, d’une certaine manière, l’attitude subjective du locuteur. Par exemple, le terminatif [la], qui s’emploie fréquemment avec [tO], peut marquer, l’intonation appropriée aidant, tantôt une phrase déclarative tantôt une phrase exclamative.

Nous pensons que la nature de la phrase que ce terminatif indique à l’aide de l’intonation, contribue à faire valoir l’un des traits sémantiques de type “ passé ”, “ rapporter ” et “ perception ou “ prise de conscience ” souvent associés au morphème [tO]. Le trait sémantique “ rapporter ” du morphème [tO] semble dominant dans le cas d’une phrase déclarative, alors que le trait “ perception ” l’est dans le cas d’une phrase exclamative.

En fin de compte, pour distinguer les divers traits sémantiques traditionnellement accordés au seul morphème [tO], la prise en considération de la nature du terminatif qui le suit est aussi importante, nous le pensons, que celle de sa seule présence, lorsqu’il est utilisé dans la séquence terminative.

Ce que nous venons de voir autorise à remettre en question le bien-fondé de l’analyse courante du morphème [tO] comme marqueur du mode dans la description du système verbal du coréen et nous permet de poser la question suivante : y a-t-il alors un invariant de ce morphème que l’on peut retrouver aussi bien dans la séquence déterminative que dans la séquence terminative ? Nous avons signalé que le morphème [tO] peut avoir, selon les énoncés, diverses implications sémantiques. En suivant les termes employés par des grammairiens et linguistes coréens, on pourrait dire que c’est la valeur du “ passé ” qui sous-tend fondamentalement tous les emplois de ce morphème tant dans la séquence déterminative que dans la séquence déterminative. D’ailleurs, cette idée du “ passé ” se rencontre dans la définition du mode remémoratif “ hwesaNpOp ” habituellement donnée dans la grammaire, selon laquelle il indique que le locuteur se souvient de l’événement du passé. Mais il n’est pas suffisant, pour expliquer le procès exprimé par un énoncé à [tO], de le situer simplement dans une époque antérieure au moment de l’énonciation, c’est-à-dire dans le “ passé ” selon la tripartition traditionnelle. Cette analyse cache en fait ce qui constitue sa particularité. Pour en parler, nous pensons qu’il est intéressant d’introduire le terme et la notion d’“ inactuel ” que H-L KIM propose dans sa thèse (1992) à la place du terme et de la notion de “ passé ”.

Reprenant la relative terminée en déterminatif [-n] (21c) et celle terminée en déterminatif [tOn] (21d), on peut expliquer leur différence par le fait que le procès n’est pas perçu de la même façon selon que l’on envisage le temps du procès ou le temps de l’énonciation. Certes, on peut localiser le procès de ces deux relatives à une époque antérieure au moment de l’énonciation, c’est-à-dire dans le “ passé ” selon la tripartition traditionnelle d’autant plus que le nominal temporel [Oce] (hier) assure ce repérage temporel. Mais le procès de la relative en [tOn] (21d) se caractérise par un écart par rapport au moment de l’énonciation, c’est-à-dire que le procès est situé à l’époque antérieure, non pas par rapport au temps de l’énonciation, mais par rapport au temps du procès, tandis que le procès de la relative en [-n] (21c) est situé à l’époque antérieure par rapport au temps de l’énonciation. Il s’agit là d’une différence de “ plan ” qui relève, selon la conception de H-L Kim (1992), d’une autre dimension (ou d’une sous-catégorie) de la catégorie de la temporalité. Ainsi deux plans s’opposent : le plan “ inactuel ” concerne les séquences verbales marquées par [tO] et le plan “ actuel ” les séquences verbales non-marquées par [tO] dont le centre est le présent de l’indicatif.

De manière analogue, on peut donner une explication, basée sur l’opposition entre la valeur “ inactuel ” et la valeur “ actuel ”, de la différence existant entre les deux propositions indépendantes, l’ex. (21b) marquée par le morphème [tO] et l’ex. (22a) non marquée par [tO], mais par [yOss], morphème aspectuel accompli. Les significations “ modales ” de la séquence verbale terminative assortie de [tO] tiennent, au fond, au caractère fondamentalement “ inactuel ” de ce morphème qui marque l’absence de coïncidence entre temps de l’énonciation et temps du procès.

Au sujet de ces notions “ actuel ” et “ inactuel ”, il est à noter qu’elles ne sont pas prises ici dans le sens, habituellement donné par des grammairiens ou des linguistes, selon lequel l’“ actuel ” est synonyme du “ présent ” et l’“ inactuel ” synonyme du “ passé ”. Dans notre conception, le procès situé au plan “ actuel ” peut être un événement des trois époques “ présent ”, “ passé ” ou “ futur ”, suivant l’idée que c’est toujours par rapport au moment de l’énonciation que le procès peut se localiser ici dans une époque antérieure, ou simultanée, ou encore postérieure. En un mot, le procès exprimé au plan “ actuel ” reste toujours lié à la situation du moment de l’énonciation, tandis que le procès exprimé au plan “ inactuel ”, dont [tO] est le marqueur par excellence, se détache en quelque sorte du moment de l’énonciation.

Les exemples suivants, pris par H-L Kim (1992, 124), nous paraissent plus éclairants pour illustrer la valeur d’“ inactuel ” du morphème [tO].

Comme l’explique H-L Kim (1992, 124), face à un événement qui se déroule devant ses yeux, comme dans l’exemple (23a), le locuteur ne se contente pas de rapporter simplement ce qui se passe au moment de l’énonciation. Il fait appel à ce qu’il a déjà constaté à propos du sujet de l’énoncé, et ce qui se passe en ce moment ne constitue qu’une preuve ajoutée à cette constatation préalable. De même, dans le cas de l’exemple (23b), le locuteur s’interroge sur un homme qu’il connaît déjà, mais dont il a oublié le prénom au moment de l’énonciation. A travers ces deux exemples, on est amené à mieux comprendre la définition habituelle du “ mode remémoratif ” en tant que mode indiquant que le locuteur se souvient de l’événement du passé.

En somme, l’important est que cette définition se traduit mieux avec la valeur d’“ inactuel ” qui est la valeur de base du morphème [t O] qu’avec la valeur modale de ce morphème qui apparaît occasionnellement selon le contexte, et que c’est cette valeur d’“ inactuel ” qui se dégage communément aussi bien dans la séquence déterminative à [tOn] que dans la séquence terminative à [tO]. Une fois posée sa valeur de base d’“ inactuel ”, il est possible d’étudier les contraintes ou les implications sémantiques, notamment modales, de ce morphème qui diffèrent selon le type de séquences verbales (terminative / déterminative).

Sans développer en détail tous les emplois modaux et les contraintes du morphème [tO], nous nous contenterons, pour finir, de faire quelques remarques supplémentaires sur les emplois de ce morphème dans la séquence déterminative.

La séquence déterminative en [(ø)tOn] marque donc non seulement une valeur d’“ inactuel ”, mais aussi une valeur d’aspect inaccompli, et s’oppose de ce point de vue à la séquence déterminative marquée par un morphème d’aspect accompli comme [Oss] (ou ses variantes phonologiques) combiné à [tOn] (→[Oss-tOn]).

Comme on le constate dans la traduction, [(ø)t O n], analysable en inaccompli—inactuel, correspond généralement à l’imparfait du français dont les deux valeurs essentielles sont aussi l’inactuel et l’inaccompli ; [(a)ss-t O n], analysable en accompli—inactuel, se rapproche du plus-que-parfait français. Il est à signaler toutefois que le Plus-que-parfait peut se rapprocher de l’aspect accompli ou bien de l’antériorité, autrement dit du prétérit sur le plan inactuel. Il est donc possible de considérer [(a)ss-tOn] ou bien comme accompli—inactuel, ou bien comme antériorité (d’aspect global)—inactuel. Dans ce cas, le procès se détache psychologiquement du repère, que celui-ci soit le moment de l’énonciation ou le moment d’un autre procès, par exemple le moment du procès de la proposition principale, qui ne coïncide pas avec le moment de l’énonciation.

Le fait que le morphème [tOn], avec sa valeur d’inactuel, serve à localiser en principe le procès dans une époque antérieure au moment de l’énonciation explique son emploi avec des verbes qualificatifs comme marqueur d’un procès “ passé ”, c’est-à-dire un procès situé dans une époque antérieure au moment de l’énonciation. Rappelons que les morphèmes déterminatifs comme [nIn] et [In] n’ont pas les mêmes emplois ni les mêmes valeurs aspectuelles selon qu’ils s’associent à des verbes d’action ou à des verbes qualificatifs (y compris le prédicat nominal [-ita]). [nIn] et [In], qui peuvent marquer librement des verbes d’action, mais avec des valeurs aspectuelles opposées, respectivement l’aspect inaccompli et l’aspect accompli, sont fortement contraints lorsqu’ils s’emploient avec des verbes qualificatifs : seul le déterminatif [In] peut s’adjoindre aux verbes qualificatifs, sauf le cas où [nIn] affecte certains verbes qualificatifs dérivés, et [In], affixé aux verbes qualificatifs, indique, non pas l’aspect accompli, mais l’aspect inaccompli. Cela signifie que du point de vue de la temporalité, il manque une “ case ” avec les verbes qualificatifs pour exprimer le procès situé dans une époque antérieure au moment de l’énonciation. C’est cette “ case ” que vient compléter le morphème [tOn] ou [Oss] combiné au morphème [tOn].

Nous pouvons donc résumer leur fonctionnement dans les relatives en disant que le paradigme de ces morphèmes dans la séquence déterminative se construit sur trois oppositions de base, tout comme les morphèmes tempo-aspecto-modaux dans la séquence terminative : (avec le verbe [ka-ta] = aller) :

  1. dans la séquence déterminative
    • I n :ACCOMPLI/non-marqué
      ex) ka-n /ka-n I n

    • I l :EVENTUEL/non marqué
      ex) ka-l/ka-n I n

    • t O n :INACTUEL/non-marqué
      ex) ka-t O n/ka-n I n

  2. Dans la séquence terminative
    • (O)ss : ACCOMPLI/non-marqué
      ex) ka-ss-ta/ka-n-ta

    • kess : EVENTUEL/non marqué
      ex) ka-kess-ta/ka-n-ta

    • t O : INACTUEL/non-marqué
      ex) ka-t O-la/ka-n-ta

Basée sur cette triple opposition de base, la combinaison de ces morphèmes présente les séquences suivantes :

A. Séquence déterminative
non-marqué Inactuel
non-marqué accompli ka-t O n
ka-n ka-ss-t O n
(ka-ss O ss-n I n) ka-ss O ss-t O n
éventuel non-marqué ka-l ka-kess-t O n
accompli ka-ss- I l ka-ss-kess-t O n
ka-ss O ss- I l ka-ss O ss-kess-t O n
B. Séquence terminative
non-marqué Inactuel
non- non-marqué ka-n-ta ka-t O-la
marqué accompli ka-ss-ta ka-ss-t O-la
ka-ss O ss-ta ka-ss O ss-t O-la
éventuel non-marqué ka-kess-ta ka-kess-t O-la
accompli ka-ss-kess-ta ka-kess-t O-la
ka-ss O ss-kess-ta ka-ss O ss-kess-t O-la