3-2-1-1 Problème descriptif de la forme déterminative issue du verbe qualificatif

Disposant d’un nombre très limité de déterminants qualificatifs invariables qui correspondraient aux adjectifs épithètes du français, le coréen emploie d’une façon récurrente, comme nous l’avons dit, des formes déterminatives issues souvent des verbes qualificatifs auxquels s’adjoint un suffixe déterminatif, notamment [(I)n] ou [nIn], là où le français utilise des adjectifs épithètes. Néanmoins malgré cette transposition grammaticale, ces formes déterminatives, variables, ne perdent pas leur propriétés verbales. De surcroît, il est essentiel de faire remarquer que le changement de ces verbes en formes déterminatives au moyen des suffixes déterminatifs n’est pas à considérer comme étant une simple opération lexicale, mais une opération syntaxique de relativisation.

En effet, ayant très peu d’items lexicaux “ adjectifs ”, le coréen recourt, comme beaucoup de langues du monde55, à ce procédé linguistique pour construire des structures susceptibles de déterminer un terme nominal. Cela revient à dire que comme la forme déterminative qui figure dans ce que la grammaire considère habituellement comme proposition relative (←4-a dans le tableau du coréen), celle issue d’un verbe qualificatif (←3 idem.) résulte de la relativisation, même si elle ne se trouve pas accompagnée d’arguments nominaux qu’elle pourrait régir en tant que prédicat de la relative.

Ceci dit, la description qu’en donnent les grammairiens coréens est quelque peu différente de ce que nous venons de dire, comme on a pu le constater dans le tableau récapitulatif cité supra. Dans ce tableau, les segments marqués par le suffixe déterminatif sont divisés en deux sous-classes : l’une dite forme déterminative ou forme adjectivale de verbe représentant le schème [V +sd —N] et l’autre dite proposition relative avec le schème [Nx...—V +sd —N]. Le passage suivant, extrait de la Grammaire du coréen de J.M. Li (1985), témoigne de cette tendance :

‘“ La forme adjective ou relative (kwanhjON hjON ) sert à donner aux verbes un caractère qualificatif déterminant les substantifs (nom ou pronoms).
Si un verbe ou verbe de qualité, tout seul, sans autres éléments syntaxiques, est employé avec une terminaison qui en fait une sorte d’adjectif qualificatif ; alors la T (Terminaison) est adjective : si un V ou un VQ d’une proposition est marqué par une T qui rend déterminante cette proposition ; alors la T est relative. Les T adjectives ou relatives sont identiques ; elles sont adjectives ou relatives selon les circonstances de leur emploi. ” (J-M Li, 1985, 144)’

Dans ce passage, il conviendrait de se garder avant tout de la confusion que peut entraîner le calque de la terminologie française sur des faits de langue coréenne, tel qu’on l’observe dans de telles grammaires d’expressions françaises destinées au public français. Il est clair que pour aider à la compréhension du lecteur français, l’auteur cherche ici à faire correspondre d’une part l’adjectif qualificatif français au verbe tout seul, sans autres éléments syntaxiques, marqué par ce qu’il appelle une Terminaison (suffixe déterminatif selon nous) et d’autre part la relative au verbe avec d’autres éléments syntaxiques marqués par le même suffixe. Mais un tel calque terminologique laisse à penser que le coréen possède, comme le français, de formes déterminatives de statut bien distinct, même si leur terminaison est identique, comme le donne à entendre l’utilisation des termes français “ adjectif qualificatif ” et “ relative ”. En effet, l’auteur accorde un statut syntaxique distinct à ces verbes pourvus de suffixe déterminatif, comme si l’un, fonctionnant tout seul, avait un statut syntagmatique et l’autre, fonctionnant avec d’autres éléments syntaxiques, avait un statut propositionnel. Ceci suggère qu’il considère le changement du verbe qualificatif en forme déterminative tel que [cOlm-I n] (être jeune-SD : jeune) dans l’exemple suivant (3-a), comme un changement grammatico-lexical qui s’opère au niveau de la classe des mots ; verbe [cOlm-ta] (être jeune-STdécl) → “ déterminant qualificatif ” [cOlm-I n] (être jeune-SD : jeune) au moyen d’un suffixe déterminatif, tandis que la forme déterminative telle que [omkyOsim- In] (planter-SD) dans l’exemple (3-b) serait le résultat d’une opération syntaxique de relativisation, qui s’appliquerait au niveau propositionnel.

  • (Ex3)

  • (a)cOm-I n / uncOnsa /(cf. cOm-ta : être jeune-STdécl)

  • être jeune-SD / chauffeur/

  • le jeune chauffeur

  • (b) OmOni-ka / omkyOsim- I n / namu /(cf. omkyOsim-ta : planter-STdécl)

  • (mère-p.nom / planter-SD:acc / arbre /)

  • l’arbre que la mère a planté

Il faut reconnaître que cette distinction entre les deux types de formes déterminatives n’est pas sans rapport avec l’idée traditionnelle que l’on se fait de la notion de proposition, selon laquelle il y a proposition lorsqu’il y a un verbe et d’autres arguments nominaux, notamment un sujet (sur la notion de proposition voir Infra.). Selon le même auteur, il existe une “ forme adjectivale de verbe ”, lorsqu’elle se trouve, toute seule, devant le terme nominal qu’elle détermine, tandis que nous avons affaire à une relative lorsque devant ce terme nominal à déterminer le verbe avec suffixe déterminatif se trouve accompagné des constituants nominaux qu’il organise en tant que prédicat, comme on le voit dans les exemples cités.

Notons entre parenthèses que nous n’avons emprunté à cet auteur le passage de la description des formes déterminatives qu’à titre d’exemple, parce qu’elle aide à comprendre comment les formes déterminatives sont traitées dans la grammaire du coréen. Mais ce que nous venons de remarquer à propos de la distinction entre formes déterminatives de statut syntagmatique et de statut propositionnel se retrouve généralement dans beaucoup de grammaires du coréen.

Cependant pour nous, rappelons-le, les formes déterminatives issues des verbes qualificatifs ne sont pas autre chose que la forme verbale de la relative ayant comme argument un seul argument prédicatif. Certes, la forme déterminative de l’exemple (3-a) cité plus haut [cOlm-I n / uncOnsa] (être jeune-SD/ chauffeur), sera traduite naturellement par un adjectif qualificatif jeune, mais rien n’empêche de la rendre aussi par une relative qui est jeune. En français, il est clair que ces deux modificateurs du nom sont syntaxiquement et morphologiquement différents, même si l’on peut employer l’un ou l’autre sans altérer le sens qu’ils véhiculent. Par contre, le coréen ne connaît qu’une seule forme déterminative [cOlm-I n] équivalente à ces deux types de modificateurs. Le fait que la forme déterminative [cOlm-I n] se traduise plus couramment en français par un adjectif épithète que par une relative n’est pas une raison suffisante pour lui accorder un statut syntaxique identique à celui de l’adjectif français. Donc, dans les exemples (3-a) et (3-b) pris plus haut, [cOlm-I n] (être jeune-SD) comme [omkyOsim-I n] (planter-SD) fonctionnent comme noyau prédicatif dans les constructions de relatives où ils apparaissent.

Par ailleurs, nous tenons à dire que le rapprochement entre les constructions déterminatives comme celles des exemples (3-a) et (3-b) n’a rien à voir avec ce que certains grammairiens français ont tenté de faire à la suite de la grammaire générative et transformationnelle concernant le rapport entre l’adjectif épithète et la relative : selon cette théorie, l’adjectif épithète est une relative avec adjectif attribut dont le pronom relatif sujet et la copule ont été effacés à la suite de la transformation dite Tadj. Ainsi la célèbre phrase que Chomsky a empruntée à la Grammaire de Port-Royal : Dieu invisible a créé le monde visible est présentée comme la réduction de Dieu (qui est ) invisible a créé le monde (qui est ) visible. Même dans la grammaire traditionnelle du français, certains grammairiens posent l’équivalence fonctionnelle entre la relative et l’adjectif épithète au point qu’ils étudient, c’est le cas de Grevisse dans “ Le bon usage ” (jusqu’à la 10ème édition), la relative sous le titre de “ Proposition adjectivale ”. Mais, comme le démontre pertinemment Ch. Touratier (1980) dans son important ouvrage sur la relative, l’assimilation de la relative à l’adjectif épithète présente quelques difficultés56, malgré leurs similitudes fonctionnelles et sémantiques dans un bon nombre de cas. Fonctionnellement, la relative ne peut pas remplir toutes les fonctions syntaxiques que l’adjectif peut assumer : la fonction d’attribut ne peut être remplie par une relative, alors qu’elle est, avec celle d’épithète, une fonction qu’on reconnaît à l’adjectif dit qualificatif. Sémantiquement, bien entendu, certaines relatives peuvent être remplacées, sans préjudice pour le sens, par un adjectif ayant le même sens, mais ceci n’est pas toujours possible pour toutes les relatives. Ainsi, dans beaucoup de cas, elles sont utilisées là où il n’y a pas d’adjectifs correspondants, et même s’il y en a, elles permettent de préciser une qualité d’un être ou d’un objet en donnant davantage de détail que l’autre ne pourrait exprimer.

En bref, tout comme Ch. Touratier (1980), nous admettons que même si la relative et l’adjectif épithète en français présentent une certaine équivalence dans de nombreux cas (mais pas toujours), elle se situe au niveau fonctionnel et sémantique et non au niveau syntaxique et que cette équivalence prouve seulement que la relative appartient à la même classe paradigmatique que l’adjectif épithète, mais nullement que la relative est purement et simplement un adjectif. Pour reprendre les termes que nous avons utilisés plus haut, il s’en faut de beaucoup de considérer que la relative est un modificateur du nom de statut syntagmatique comme l’adjectif épithète, ou encore que l’adjectif épithète est un modificateur du nom de statut propositionnel comme la relative. Il en va par contre tout autrement de la forme déterminative du coréen, notamment celle issue du verbe qualificatif dont nous allons parler à présent. Il est question en effet de démontrer qu’elle est due à la relativisation, donc qu’elle est une relative. Pour justifier ce que nous venons d’avancer, il nous paraît fondamental de montrer d’abord les propriétés verbales que garde cette forme déterminative.

Notes
55.

A. Lemaréchal (1992) « Le problème de la définition d’une classe d’adjectifs ; verbes-adjectifs; langues sans adjectifs ” dans HPL n°14 L’adjectif : perspective historique et typologie, pp. 223-243.

56.

Ch. Touratier (1980) La relative : essai de Théorie syntaxique (à partir de faits latins, français, allemand, anglais, grec, hébreux, etc., Paris, Librairie Klincksieck. Pour plus d’information sur cette question, nous renvoyons en particulier au chapitre 2 de la première partie de cet ouvrage.