3-2-1-2 Le changement du verbe qualificatif en forme déterminative est-il une translation (grammaticalisation) ou une dérivation (lexicalisation) ?

Pour commencer, il nous paraît intéressant de nous interroger sur la nature du changement du verbe, notamment qualificatif, en forme déterminative et sur la nature du suffixe déterminatif qui le caractérise : ce changement est-il, au sens tesniérien du terme, une translation ou une dérivation ? et le suffixe déterminatif est-il translatif ou dérivatif ?

Selon Tesnière (1959), la translation consiste à faire passer un mot plein d’une catégorie grammaticale dans une autre catégorie grammaticale, c’est-à-dire à transformer une espèce de mot en une autre espèce de mot57, alors que la dérivation concerne le processus de formation des unités lexicales, et il s’agit donc d’une opération lexicologique. Ainsi, à la faveur de cette opération de translation, un verbe peut venir se placer sous la dépendance d’un nom, qu’il vient déterminer, comme peut le faire, en français, un infinitif prépositionnel dans une structure telle que envie de lire envie de lecture. Dans ce type de structure, un verbe (lire) occupe la même place et la même fonction qu’un nom (lecture), grâce à la présence du marqueur de translation de, qui lui confère occasionnellement un rôle déterminatif. Ce n’est pas parce que lire joue, à titre transitoire, un rôle nominal dans cette structure qu’on va le classer comme nom dans le lexique. Le mot reste un verbe. Le marqueur de translation que Tesnière appelle “ translatif ” n’est pas un dérivatif lexical : il remplit une fonction occasionnelle dans la construction d’un énoncé, mais n’intervient pas dans la formation du lexique, comme peut le faire, par exemple, le suffixe dérivatif -age, qui permet de dériver le nom passage du verbe passer, ou encore le suffixe dérivatif -able, qui permet de dériver du verbe aimer l’adjectif aimable. Un translatif n’a pas cette action durable, et il reste sans effet sur le lexique.

Tesnière prend un autre exemple intéressant du français, celui de l’opposition entre le participe présent et l’adjectif verbal, pour illustrer la différence qui existe entre “ translation vivante ” et “ translation figée ” qui est une dérivation58. L’opposition entre ces deux segments est un cas intéressant dans la mesure où on voit apparaître le même morphème, en l’occurrence -ant, dans les deux unités, mais qui fonctionne comme translatif pour l’une, et comme dérivatif pour l’autre. Selon ce linguiste, pour le participe présent, “ la translation est encore bien vivante et en pleine action, comme son nom l’indique, il participe à la fois de la nature du verbe (par ses connexions inférieures) et de celle de l’adjectif (par ses connexions supérieures) ” et pour l’adjectif verbal, “ la translation ‘est plus vivante, et qui, au contraire, figée en valeur d’adjectif sans rien conserver de sa valeur verbale originelle ”(Tesnière, 1959, ch.158).

Ainsi, il explique que dans l’expression des étapes fatiguant les plus résistants, le participe présent fatiguant garde, tout comme le verbe fatiguer dont il est issu, la faculté de régir le second actant les plus résistants. Par contre, dans l’expression des étapes très fatigantes, l’adjectif verbal fatigantes a perdu cette faculté, du fait qu’il a cessé de participer à la nature verbale pour devenir syntaxiquement un véritable adjectif (*des étapes très fatigantes les plus résistants). Ces deux classes grammaticales se distinguent également par le phénomène de l’accord. Le participe présent fatiguant reste invariable en genre et en nombre du constituant nominal des étapes qu’il vient déterminer, tandis que l’adjectif verbale fatigantes s’accorde en genre et en nombre avec le constituant nominal des étapes, parce qu’il est devenu un adjectif intégral n’ayant plus rien conservé de ses origines verbales dans son fonctionnement actuel.

Si l’on examine à partir de ce point de vue la forme déterminative avec suffixe déterminatif du coréen, en la comparant avec les deux segments français qu’on vient d’évoquer, on peut dire qu’elle est plus proche, par son comportement, du participe présent que de l’adjectif verbal en ce qu’elle garde sa nature verbale originelle. Quant aux suffixes déterminatifs [nIn], [(I)n] et [(I)l], ils font figure, à première vue, de dérivatifs par leur nature suffixale et la manière dont ils se rattachent à la forme verbale, mais ils font office de translatifs, comme le fait le suffixe -ant qui se rattache à la forme verbale pour transformer celle-ci en participe présent.

Quelles sont alors les propriétés qui caractérisent la nature verbale de la forme déterminative du coréen ? On peut reconnaître d’abord sa nature verbale par la possibilité qu’elle a d’être marquée par des morphèmes qui n’affectent généralement que la forme verbale pour indiquer des valeurs aspecto-modales, ou la négation, ou encore la voix. Ces morphèmes, dont certains sont des infixes et d’autres des verbes auxiliaires, se trouvent insérés entre la racine et le suffixe déterminatif de la forme déterminative. Par exemple, on peut faire varier la forme déterminative [cOm-I n] (être jeune-SD), en ajoutant ces morphèmes verbaux qui peuvent s’incorporer aussi bien dans la forme déterminative d’une construction déterminative que dans la forme verbale d’une construction prédicative qui lui correspond :

Le fait que le même verbe auxiliaire de négation [-cian-(ta)] puisse nier aussi bien un verbe qualificatif dans une construction prédicative qu’un verbe qualificatif ’déterminalisé’ dans une construction déterminative prouve que ce dernier n’est pas un “ adjectif épithète ” dû à une simple dérivation lexicale, ou si l’on préfère, à une translation figée, mais une forme verbale ’déterminalisée’ issue d’une translation bien vivante. Va dans ce sens le fait qu’il puisse recevoir des marques aspectuelle ([Oss]), modale ([tO]), et de voix causative ([keha-(ta)]), ce qui n’est pas une caractéristique propre au déterminant qualificatif primitif.

Nous n’avons pris à titre d’exemple que la forme déterminative d’un verbe qualificatif pour démontrer sa nature verbale originelle grâce à son marquage par des morphèmes verbaux de valeurs distinctes. Nous pouvons affirmer que ceux-ci peuvent figurer également dans les formes déterminatives issues des verbes d’action auxquels appartiennent les verbes intransitifs (verbes non qualificatifs) et les verbes transitifs.

De plus, la forme déterminative du coréen participe à la fois de la nature du verbe par la possibilité de régir des arguments nominaux qu’elle organise autour d’elle en tant que noyau prédicatif et de la nature du déterminant qualificatif (# adjectif épithète) par la possibilité de dépendre d’un nom qui lui succède. Si la dépendance nominale de la forme déterminative vis-à-vis du nom qui la suit s’explique par la présence du suffixe déterminatif dans sa forme, alors sa rection verbale vis-à-vis des arguments nominaux, s’il en existe, qui la précèdent, s’interprète à l’aide des particules casuelles telles que les particules nominative [ka/i], accusative [lIl/Il], locative [e] etc. qui leur sont postposées. La présence de ces particules casuelles permet de reconnaître que les arguments nominaux qu’elles marquent établissent une relation prédicative avec la forme déterminative qui fonctionne comme leur verbe régissant. Mais il existe des constructions déterminatives où la forme déterminative se trouve seule, sans aucun argument nominal sous sa rection verbale. Il faut expliquer ces constructions avec forme déterminative seule, de même que celles avec forme déterminative accompagnée d’arguments nominaux, comme résultant d’un procédé de relativisation du coréen, comme nous allons le voir.

Notes
57.

L. Tesnière (1959) Eléments de syntaxe structurale, 2nd Edition, troisième partie, Paris, Klincksieck.

58.

L. Tesnière, Ibid, chapitre 158.