3-2-2-3 Traduction des adjectifs par la forme déterminative des “ verbes composés ”

En relation avec ce que l’on vient de dire dans le paragraphe précédent, on remarque également que le coréen, contrairement au français qui utilise principalement le procédé de dérivation, met en oeuvre d’une façon assez fréquente le procédé de lexicalisation par composition auquel sont liées les formes que nous allons observer dans les exemples suivants. Ce procédé consiste à créer des unités lexicales par agglomération d’éléments, notamment nominaux, d’une séquence syntaxique de phrase ou d’une partie de phrase, tout en éliminant les particules casuelles adjointes à ces éléments nominaux. Autrement dit, c’est une manière de tronquer, pour créer de nouvelles unités verbales, une construction phrastique en en gardant uniquement les lexèmes et en en éliminant les particules casuelles qui, elles, sont peu significatives du point de vue sémantique et communicatif. Ainsi on constate dans les exemples ci-dessous qu’issues des verbes ainsi formées, les formes déterminatives se présentent en bloc comme des unités lexicales par la coalescence des éléments constitutifs, alors qu’elles se différencient quelque peu des constructions syntaxiques de phrase qui leur correspondent par l’absence des particules casuelles. Pour illustrer ceci, nous avons restitué entre parenthèses les particules casuelles adéquates, comme la particule nominative et accusative après les éléments nominaux, et découpé les formes déterminatives concernées en deux segments.

Notons que nous appelons, par commodité, les constructions en gras dans ces exemples des “verbes composés”, bien qu’elles ne soient pas issues de véritables verbes composés inscrits dans le lexique. En fait, si l’on juge ces formes déterminatives à travers la norme institutionalisée de la langue, elles n’entrent ni dans la norme grammaticale, ni dans la norme lexicale : en tant qu’unités syntaxiques, elles ne sont pas grammaticales, car les éléments nominaux (placés devant la particule casuelle que nous avons restituée entre crochets dans les exemples) ne sont pas marqués par la particule casuelle ; en tant qu’unités lexicales, elles ne sont pas non plus conformes à la norme, car elles ne sont pas inscrites dans le dictionnaire62. Elles relèvent donc plutôt de l’usage de la langue. Nous n’avons pas l’intention de porter un jugement sur ces expressions déterminatives en termes d’incorrection, d’anomalie, d’agrammaticalité, ou encore de déviation. Ce qui nous intéresse, c’est de montrer, à travers ces exemples, un procédé de lexicalisation coréen qui permet au locuteur de créer à son gré de nouvelles unités lexicales, en transformant une construction syntaxique, en l’occurrence celle de la subordonnée déterminative, en unité lexicale.

A propos de l’effacement des particules casuelles, précisons que ce phénomène a lieu fréquemment en coréen parlé dans la mesure du possible et occasionnellement à l’écrit comme en témoignent les exemples présentés ci-dessus. Il nous semble important de noter ici que lors du passage des expressions orales à l’écrit, les locuteurs coréens connaissent apparemment moins de contraintes socio-culturelles que les locuteurs français vis-à-vis des normes imposées par les institutions. Cela dit, on assiste ici à un phénomène linguistique naturel, relatif à l’influence que les faits oraux exercent sur les faits écrits, sans que les normes institutionnelles n’y introduisent d’artifice.

Les formes déterminatives soulignées dans les exemples ci-dessus nous paraissent particulièrement intéressantes d’un point de vue lexicologique, car elles illustrent le lien étroit que la grammaire et le lexique ont entretenu au cours de l’évolution de la langue coréenne. En effet, dans l’état actuel de la langue, elles peuvent être considérées comme des unités syntaxiques ayant une construction de relatives, bien qu’elles se présentent sous une forme tronquée parce qu’elles ne sont pas inscrites dans le dictionnaire. Mais elles représentent en même temps un processus (et un procédé) de lexicalisation dit de composition, sur le principe duquel sont créés d’innombrables lexèmes verbaux en coréen comme [kOp-nata] (peur-naître : avoir peur), [ton-pOlta] (argent-gagner : gagner sa vie), [pyON-tIl-ta] (maladie-entrer : tomber malade), etc. A ce stade de la lexicalisation, on reconnaît aussi la présence d’innombrables expressions figées en français comme donner raison à, prendre congé, rendre service à, etc., dans lesquelles l’élément nominal n’est pas complètement coagulé morphologiquement avec la forme verbale, par rapport au nombre limité des verbes dérivés par composition comme maintenir, saupoudrer, culbuter, colporter, etc63, dans lesquels les éléments verbal et nominal se sont parfaitement amalgamés. Dans les deux cas, ce sont les éléments grammaticaux comme les “articles” et les “prépositions” qui disparaissent souvent (mais pas toujours) à la suite d’une telle lexicalisation en français, là où ce sont les particules casuelles qui s’effacent en coréen. Mais une différence cruciale sépare les deux langues : si le locuteur français n’est pas libre de créer de nouvelles unités lexicales au moment de l’énonciation, par contre, le locuteur coréen peut le faire, même à titre personnel, dans le but d’alléger les phrases complexes où différentes constructions de nature phrastique sont imbriquées les unes dans les autres. Les exemples cités ci-dessus représentent justement cette créativité lexicale infinie qu’un tel procédé permet dans la mesure de l’acceptabilité64.

Notes
62.

Nous avons consulté le dictionnaire du coréen, Min-Jung, 1991.

63.

Selon L. Guibert (1975, 222) ces verbes dérivés sont des formes anciennes où les éléments nominaux main, sel, col, cul ont la valeur de complément de moyen, aggloméré au verbe dans un ordre emprunté au latin et maintenu dans la syntaxe primitive du français.

64.

Notons que le traducteur coréen du texte français Immortalité utilise davantage ce procédé que l’auteur du texte coréen Mère. Il nous semble que la confrontation avec le texte français que le premier a traduit aurait dû l’inciter davantage à employer, volontairement ou non, les formes tronquées de la construction des subordonnées déterminatives en coréen, afin que celles-ci aient une apparence lexicale semblable à celle de l’adjectif français concerné.