3-3-1 La construction directe (N1 + N2)

La grammaire du français ne prête que peu d’attention à cette construction, mais nous estimons qu’elle mérite qu’on s’y attarde. En effet, au niveau de la structure interne du syntagme nominal complexe, la construction directe (N1 N2) est concurrente avec la construction indirecte (N1 prép N2) et la construction à adjectif dit relationnel (N AR) dans un bon nombre de cas. Ainsi, ces trois constructions sont à peu près interchangeables, sans préjudice pour le sens : le phénomène allergie / le phénomène de l’allergie / le phénomène allergique. Mais il n’est pas toujours possible d’avoir le choix entre ces trois constructions, parfois on en a que deux sur trois, et souvent, une seule. En effet, l’emploi de la construction directe est plus contraint que l’emploi des deux autres [N1 prép N2] et [N AR]. La première est confrontée à des limites notamment lexicale (on ne peut mettre n’importe quel nom en position de N2 et on estime à quelques centaines le nombre de noms régulièrement employés dans cette position) et stylistico-socio-culturelle (le choix de la construction directe se fait souvent dans les slogans publicitaires, les textes journalistiques, mais peu dans les textes littéraires).

Or, d’après M. Noailly (1990), en dépit de ces contraintes qui ne sont pas sans rapport avec son implantation récente relativement aux deux autres constructions de syntagme nominal complexe, cette ressource, loin de rester périphérique, est exploitée largement dans le français contemporain, et concurrence les structures fondamentales. Selon cette linguiste, la construction directe sert surtout à pallier l’insuffisance des ressources propres et permet une diversification des sens et des nuances. Ainsi, elle sert là où il n’y a pas de constructions à adjectifs correspondants : un football tango , un congé maladie. Mais surtout si un nom est employé au même titre qu’un adjectif qualificatif, il comporte souvent des effets métaphoriques en exprimant de façon plus expressive une idée qui pourrait être donnée plus simplement par l’adjectif adéquat correspondant, s’il en existe. Quand on dit par exemple une justice escargot pour une justice lente, le N2 métaphorique ‘escargot’ ne se réduit pas à exprimer une seule et même qualité, mais on dit en même temps autrement et autre chose, ce substantif appelant tout un faisceau d’éléments significatifs que l’adjectif ‘lent’ ne peut exprimer. La construction directe est employée également comme pour éviter le détour prépositionnel, en l’occurrence de la préposition de destination ‘pour’ dans les exemples suivants : pause café , espace loisirs , espace repos , équipement ski .

Malgré cette faculté d’enrichissement du vocabulaire que permet le nom épithète constituant la construction directe, l’emploi de celui-ci, répétons-le, reste encore limité face à l’adjectif épithète et au complément prépositionnel qui constituent des constructions classiques, constructions à adjectifs épithètes et constructions indirectes.

Par contre, en coréen la construction directe (N1 → N2) est plus largement exploitée que son équivalente structurelle du français. Faute d’équivalents correspondant aux adjectifs épithètes, relationnels ou qualificatifs français dans la langue coréenne, les noms servent là en position de N1, en quelque sorte, pour pallier le manque de ressources dans son système. Disons que les noms coréens en fonction déterminative s’emploient généralement là où le français utilise des adjectifs relationnels plutôt que des adjectifs qualificatifs.

  • (Ex26)

  • (a)wekwa susul [Trad. Im. 43]

  • chirurgie intervention

  • *une intervention chirurgie → une intervention chirurgicale [Im. 50]

  • (b)inco sikmul-tIl [Trad. Im. 18]

  • artifice plante-pl.

  • *des plantes artifices → des plantes artificielles [Im. 21]

Seule la place du premier nom (N1) permet de lui assigner la fonction déterminative par rapport au second nom qu’il détermine. On observe en (26) que le coréen accepte plus facilement des noms dans cette position syntaxique que le français qui oblige à utiliser dans la construction envisagée des adjectifs relationnels, en l’occurrence ‘chirurgicale’ et ‘artificielles’ plutôt que les noms correspondants dont l’utilisation directe est jugée agrammaticale.

Les noms en construction directe servent également en coréen là où le français recourt à des compléments prépositionnels en construction indirecte :

  • (Ex27)

  • (a)c IN ki kikwancha [Trad. Im. 11]

  • vapeur locomotive

  • *une locomotive vapeur → une locomotive à vapeur [Immortalité 13]

  • (b)k I m panci

  • or bague

  • *une bague or → une bague en or

  • (c)kacuk campa

  • cuir blouson

  • *blouson cuir → blouson de cuir

  • (d)s I khi caNpi

  • ski équipement

  • → un équipement pour ski (= un équipement ski)

Il convient de reconnaître avant tout que pour les séquences bi-nominales (N1 N2) que nous venons de prendre en exemple, il n’est pas toujours facile de décider s’il s’agit de noms composés ou de constructions syntaxiques où N1 assume par rapport à N2 la même fonction déterminative qu’un complément du nom. Une situation analogue s’observe aussi parmi les séquences bi-nominales en français, qui présentent souvent le caractère instable du figement en cours. L’important est de remarquer ici que, comme le note Noailly (1990, 16), la syntaxe y joue un rôle sous-jacent : elle participe au processus d’élaboration qui permet la constitution du nom composé.

Dans les exemples ci-dessus, alors que le français exige la présence d’une préposition ‘de’ et ‘en’ ou ‘pour’ devant le nom en fonction déterminative, laquelle sert à préciser le type de rapport comme “ matière ” (→ a, b, c) et “ destination ” (→ d)68 que le nom déterminatif entretient avec N1, nom noyau à déterminer, en coréen le nom déterminatif se trouve directement devant N2, nom noyau.

Nous ne sommes pas en mesure de préciser quels types de rapports, en dehors des relations “ matière ” et “ destination ”, s’établissent ainsi entre N1 et N2 dans la construction directe en coréen, car cela dépasse largement nos capacités. La seule chose que l’on peut dire sur la construction directe du coréen en comparaison avec son équivalente structurelle du français, c’est que son utilisation est beaucoup plus étendue en coréen qu’en français pour des emplois ordinaires (ou non métaphoriques). En revanche, le français recourt davantage à cette construction d’une façon productive et créative pour des emplois métaphoriques. En coréen, bien qu’une étude en la matière serait nécessaire pour le confirmer, l’utilisation métaphorique de la construction directe y est peu fréquente, du moins par rapport à l’emploi non métaphorique. Pour le cas des exemples français comme ‘le roman fleuve’, ‘la justice escargot’, ‘un journaliste éponge’, ‘un village lézard’, il est difficile de trouver leur équivalent coréen. Même si les sens métaphoriques qu’impliquent les termes ‘fleuve’, ‘escargot’, ‘éponge’ et ‘lézard’ peuvent être perçus de la même façon (ce qui n’est pas toujours évident culturellement), ces termes concrets ne peuvent être utilisés tels quels pour leur effet métaphorique dans la construction directe du coréen.

En coréen, la construction directe entre souvent en concurrence avec la construction indirecte dont le nom déterminatif est marqué par une particule de détermination, dite aussi génitivale [Ii], tout comme en français, entre la construction directe, s’il en existe, et la construction indirecte dont le nom déterminatif est introduit par la préposition ‘de’ (la question Palestine / la question de la Palestine; le domaine peinture / le domaine de la peinture). Il apparaît que l’interchangeabilité entre ces deux constructions soit moins fréquente en français qu’en coréen.

  • (Ex27)

  • (a)phalestain-I i muncephalestain ( ) munce

  • Palestine-de-question Palestine question

  • → la question de la Palestine la question Palestine

  • (b)appa-I i chaappa ( ) cha

  • père-de voiturepère ( ) voiture

  • la voiture de mon père → *la voiture mon père

On voit dans ces exemples que la particule génitivale [Ii] est optionnelle. Cependant il est des cas où sa présence est obligatoire ou exclue dans la structure interne du syntagme nominal complexe. Trois cas de figure peuvent donc se présenter : : (1) [Ii] est optionnel; (2) [Ii] est obligatoire; (3) [Ii] est exclu. Les exemples (27a) et (27b) illustrent le premier cas et les exemples suivants (28) et (29) illustrent les deux autres : (les exemples sont empruntés à H-P Im (1998))

  • (Ex28)

  • phyONhwa-I i coNsoli* phyONhwa ( ) coNsoli

  • paix-de - son de clochepaix ( ) son de cloche

  • →le son de cloche de la paix→le son de cloche paix

  • (Ex29)

  • *nolE-Ii chEknolE ( ) chEk

  • chanson-de livrechanson livre

  • → le livre de chanson→ le livre de chanson

Pour expliquer ces phénomènes, il convient d’effectuer une étude approfondie des traits sémantiques des deux noms N1 et N2 impliqués dans la construction de détermination, de leurs rapports sémantico-logiques et du rôle joué par la présence et l’absence de la particule de détermination sur leur rapport. Sans entrer en détail dans ce débat69, nous nous contenterons de dire que généralement, en position de nom déterminatif N1 dans la construction directe se trouvent le plus souvent des noms concrets et des noms humains, notamment des noms de parenté qui établissent une relation de possession avec N2 comme l’exemple (27b), tandis que les noms abstraits ne peuvent figurer dans la même position (→28).

Si dans bien des cas, la construction directe sans [Ii] présente une équivalence sémantique avec la construction indirecte avec [Ii], dans certains cas, l’absence de cette particule entraîne une différence de sens notable, comme le montre l’exemple suivant (30b) pris par M. Prost (1995, 481)

  • (Ex30)

  • (a) i haks EN - I i /1/ kapa N-i /2/ mukOwO poi-n-ta /3/

  • ce étudiant-de /1/ sac-p.nom. /2/ lourd paraître-inacc-STdécl /3/

  • → Le sac de cet étudiant paraît lourd.

  • (b) i haks EN ( ) /1/ kapa N-i /2/ mukOwO poi-n-ta /3/

  • ce étudiant /1/ sac-p.nom. /2/ lourd paraître-inacc-STdécl /3/

  • → Le sac de cet étudiant / ce cartable paraît lourd

Dans l’exemple (a), la présence de la particule [Ii] entre deux noms posés indique nettement qu’il s’agit là d’une construction syntaxique où N1 détermine N2 (le sac de cet étudiant). Par contre, l’exemple (b), où cette particule est absente entre deux noms juxtaposés, est ambigu : le syntagme nominal [i haks EN ( ) kapa N] peut être interprété soit comme une construction syntaxique de détermination (le sac de cet étudiant), soit comme un nom composé signifiant ‘ce cartable70. On peut généralement lever l’ambiguïté à l’aide de la situation ou du contexte. Comme nous l’avons déjà aperçu précédemment, la construction directe, caractérisée par l’absence de la particule, favorise le regroupement des deux notions N1 et N2 en un bloc notionnel ou une notion globale, tandis que la présence de la particule dans la construction indirecte empêche ce type de fusion notionnelle entre N1 et N2.

Notes
68.

Comme nous l’avons vu plus haut, pour ce cas, la construction directe (un équipement ski ) comme la construction indirecte (un équipement ski) ne sont pas impossible en français.

69.

M. Prost étudie ces phénomènes à l’aide du concept culiolien de préconstruit. Voir M. Proste (1995) « Le ‘préconstruit’ dans la description du coréen et du japonais » par P. Le Nestor, M. Prost, I. Tamba, A. Terada dans J. Bouscaren et ali.(Éd.) Langues et langage : problèmes et raisonnement en linguistique : Mélanges offerts à A. Culioli, Paris, PUF, 1995, pp 475-491. De même, le linguiste coréen H-P Im les aborde en s’appuyant sur le concept de “ présupposition existencielle ” que l’auteur considère comme un trait inhérent à la particule de détermination [Ii]. Voir H-P IM (1998, 283-306).

70.

En s’appuyant sur le concept de préconstruit, M. Prost (1995, p. 482) explique que dans le cas d’interprétation du syntagme nominal [i haks EN ( ) kapa N] comme signifiant ‘ce cartable’, on pose il y a un sac et ce sac est un sac d’étudiant, et non pas il y a un étudiant et cet étudiant a un sac, car le terme [haks EN] n’est pas préconstruit par le non emploi de la particule [Ii] qu’elle considère comme une marque d’opération de préconstruction.