3-3-3-2 Le cas des syntagmes nominaux complexes qui s’emboîtent les uns dans les autres

Un syntagme nominal complexe [N1 prép N2] se trouve souvent combiné avec un autre dans le cadre de la structure interne du groupe nominal pour donner un syntagme nominal plus complexe [N1 prép N2 prép N3 ...]77. Cette combinaison des syntagmes nominaux au niveau de la structure interne nominale correspond dans bien des cas à la structure argumentale de la structure phrastique dont elle est dérivée, comme le montre la transposition des actants de la phrase on a utilisé l’école dans le cadre de la glottophagie dans le syntagme nominal complexe cette utilisation de l’école dans le cadre de la glottophagie. Suivant une analyse transformationnelle, cette transposition est le résultat de la nominalisation de la structure phrastique, selon laquelle le verbe serait transformé en nom déverbal qui devient le nom noyau (utiliserutilisation) et ses arguments (objet ‘école et objet indirect ‘dans le cadre de la glottophagie‘) deviennent les actants dépendant de ce nom noyau dans le syntagme nominal complexe78.

Ainsi, on tend à traduire ces syntagmes nominaux complexes qui contiennent généralement des arguments multiples dont l’un est introduit par une autre préposition que ‘de’, par des formes de subordonnées déterminatives ou bien de subordonnées complétives (dites aussi subordonnées “ nominalisées ”), comme en témoignent les exemples suivants :

  • (7) après l’arrivée d’Oglethorpe en Géorgie[Ling. et Colon. 66]

  • cyol I ciya-e / okh I leth I loph I -ka / tochakha-n / ihu-e /[Trad. 144]

  • Géorgia-en / Oglethorpe-p.nom / arriver-SD / ND (après) /

  • →(lit) après que Oglethorpe est arrivé en Géorgie

  • (8) cette utilisation de l’école dans le cadre de la glottophagie[Ling. et colon. 67]

  • O n O chimsik- I i / th I ln E -es O / hakkyo-l I l / iyo N ha-n I n-kOs-In / [Trad. 144]

  • glottophagie-de / cadre intérieur-dans / école-p.accus / utiliser-SD-ND-(complémenteur:ce)-p.top/

  • → (litt) le fait qu’(on) utilise l’école dans le cadre de la glottophagie

  • (9) la subordination de la campagne à la ville [Ling. et Colon. 78]

  • no N chon-i / tosi-e / co N soktwe-n I n-kOs-In /[Trad. 157]

  • campagne-p.nom. / ville-à / devenir subordonnée-SD-ND (complémenteur : ce)-p.top /

  • →(litt) le fait que la compagne devient subordonnée à la ville

On remarque dans ces exemples que les noms noyaux français ‘l’arrivée’, ‘l’utilisation’ et ‘la subordination’, qui sont tous des noms déverbaux des verbes correspondant, sont transformés en coréen en verbes de subordonnée déterminative (7) ([tochakha- n] : arriver-SD) et de subordonnées complétives (8) ([iyo N ha- n I n] : utiliser-SD) et (9) ([co N soktwe- n I n] : devenir subordonné-SD), ces verbes se présentant tous sous les formes déterminatives marquées par des suffixes déterminatifs.

Par ailleurs, le nom noyau du syntagme nominal complexe du français peut être transposé dans la traduction coréenne en position de nom déterminé par une subordonnée déterminative. En voici les exemples :

  • (10) cette idée de la langue comme instrument de communication[Ling. et Colon 64]

  • O n O -l I l /1/ I isac O ntal- I i /2/ sutan- I lo /3/ po- n I n /4/ il O n s EN kak /5/[Trad.141]

  • langue-p.accus /1/ communication-de /2/ moyen-comme /3/ voir-SD /4/ cette idée /5/

  • →(litt) cette idée qu’(on) considère la langue comme moyen de communication.

  • → cette idée de considérer la langue comme moyen de communication.

  • (11) le meilleur exemple du rôle de l’école dans le processus linguistique de la colonisation [Ling. et Colon. 68]

  • sikmincihwa- I i /1/ O n O -c O k-kwac ON -es O /2/ hakkyo-ka /3/ h EN ha- n /4/ y O khal- I i /5/ caca N -co- I n /6/ salye /7/ [Trad.146]

  • colonisation-de /1/ linguistique-de-processus-dans /2 / école-p.nom /3/ jouer-SD /4/ rôle-de /5/ le meilleur /6/ exemple /7/

  • →(lit) le meilleur exemple du rôle que l’école a joué dans le processus de la colonisation.

A la différence des exemples précédents, les noms noyaux de ces deux exemples français (‘cette idée’ et ‘le meilleur exemple du rôle’) occupent dans la traduction coréenne la position du nom déterminé, alors que leurs expansions nominales constituent en coréen les subordonnées déterminatives, dont les verbes ([po-n I n] : voir-SD / [hENha-n ] : jouer-SD), ne correspondant à aucun argument du syntagme nominal français, sont des éléments ajoutés par le traducteur lui-même. Dans ce cas comme dans le cas précédent, pour traduire les syntagmes nominaux complexes emboîtés les uns dans les autres du français en coréen, le traducteur opte pour des constructions déterminatives verbales, donc des subordonnées déterminatives et complétives, plutôt que pour des syntagmes nominaux complexes du coréen, c’est-à-dire ceux dont le nom déterminatif porte le marquage d’une particule génitivale [Ii], éventuellement précédée d’une autre particule casuelle. Pour certains des exemples pris ci-dessus, ce dernier choix serait possible, mais au détriment du sens exprimé dans le texte original français, ou bien avec le risque de faire apparaître une ambiguïté susceptible d’être encore accentuée par l’utilisation des syntagmes nominaux complexes du coréen.

La prédilection pour des constructions déterminatives à verbes se manifeste également dans la traduction coréenne, lorsque le français met en oeuvre des syntagmes nominaux emboîtés “ en cascade ” dont les arguments multiples sont reliés par la même préposition ‘de’.

  • (12) les travaux de philologie d’un indigène du nom de Guess[Ling. et Colon 67]

  • kuesI-la-n(In) /1/ ilIm-Ii /2/ han thochakmin-i /3/ hENha-n /4/ munhOnhak-cOk /5/ yOnku-tIl /6/ [Trad.145]

  • Guess-être-SD /1/ nom-de /2/ un indigène-p.nom /3/ faire-SD /4/ philologie-de /5/ recherche-pl. /6/

  • → (litt) les travaux de philologie qu’a fait un indigène d’un nom qui est Guess.

  • (13) exclusion d’une langue (la langue dominée) des sphères du pouvoir, exclusion des locuteurs de cette langue (de ceux qui n’ont pas appris la lanue dominante) de ces mêmes sphères.

  • kwOnlyOk-Ii /1/ yONyOk-IloputhO-Ii /2/ han OnO (phicipEOnO)-Ii /3/ pEce-wa /4/ toNilha-n /5/ yONyOk-esO /6/ i OnO-lIl /7/ sayoNha-nIn /8/ salam-tIl (cipEOnO-lIl / sIptIkhacian-In / salam-tIl )- Ii /9/ pEce /10/

  • pouvoir-de /1/ sphère- de (p. d’origine) - de (p.génit.) /2/ une langue (langue dominée)-de /3/ exclusion-et /4/ même /5/ sphère-dans /6/ cette langue-p.accus /7/ utiliser-SD /8/ gens (langue dominante-p.accus./ ne pas apprendre-SD:acc. / gens)-de /9/ exclusion /10/

  • →(litt) l’exclusion d’une langue (langue dominée) à partir des sphères du pouvoir et l’exclusion des gens qui utilisent cette langue dans ces mêmes sphères (gens qui n’ont pas appris la langue dominante).

Même en français, les phrases qui contiennent des syntagmes nominaux ainsi emboîtés en cascade sont difficiles à comprendre et à retenir, d’où la tendance qui consiste à les éviter dans la langue parlée. Si le français exploite tout de même celles-ci dans la langue écrite, notamment dans la langue de spécialité, il semblerait qu’en coréen, les constructions du même genre, c’est-à-dire celles des syntagmes nominaux complexes emboîtés, tous reliés entre eux par la même particule génitivale [Ii], soient peu usitées aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, car elles sont source d’une plus grande confusion sur le plan sémantique, sans parler de leur acceptabilité. Dans ces conditions, il est tout à fait compréhensible qu’il y ait souvent des variations dans la traduction coréenne. On constate là encore que ces variations se manifestent fréquemment par des constructions à subordonnées déterminatives et occasionnellement par des constructions de syntagmes nominaux complexes emboîtés, mais reliés par une double particule, une particule casuelle circonstancielle suivie d’une particule génitivale [Ii]. La traduction coréenne du dernier exemple (13) est intéressante dans la mesure où elle montre que pour traduire les deux groupes de syntagmes nominaux emboîtés pareillement construits en français, le traducteur coréen a exploité ces deux possibilités.

Ce que nous avons observé jusqu’ici ne constitue que quelques cas du passage d’une part entre adjectifs épithètes du français et subordonnées déterminatives du coréen et d’autre part entre des noms déterminatifs du premier et des subordonnées déterminatives du second. Il convient de rappeler que cette observation n’a pas eu pour but de proposer des recettes de traduction concernant le passage entre ces constructions déterminatives syntaxiquement bien distinctes des deux langues. Il s’en faut de beaucoup. Nous n’avons pas étudié par exemple d’autres paramètres, linguistiques et/ou extralinguistiques, qui peuvent certainement y jouer un rôle important. Cette observation nous a permis tout de même de nous rendre compte que les deux langues ne disposent pas tout à fait des mêmes types de modificateurs du nom de statut syntagmatique et qu’elles en font, de plus, un usage différent. On s’est ainsi assuré que le français en possédait davantage que le coréen et en faisait donc un usage plus étendu, grâce à la présence d’adjectifs épithètes et de syntagmes nominaux prépositionnels très variés. C’est cette disparité qui nous a permis d’expliquer que le coréen se servait souvent des subordonnées déterminatives là où le français mettait en jeu des adjectifs épithètes et des syntagmes nominaux dans cette position syntaxique déterminative.

Il est important de souligner que si ces remarques ont été faites à partir d’une traduction coréenne d’un texte français, elles seraient identiques si l’on observait l’inverse, c’est-à-dire la traduction du coréen en français. Dans ce cas on constate que le traducteur a tendance à réduire les subordonnées déterminatives du coréen aux adjectifs épithètes ou aux syntagmes nominaux en fonction de déterminant du français. On pourrait dire qu’il existe deux tendances opposées selon le sens de traduction français message URL harr.gif coréen. Dans le sens du français vers le coréen, du fait qu’on traduit des adjectifs ou des syntagmes nominaux français par des subordonnées déterminatives du coréen, on observe une tendance à “ sur-traduire ”, dans le sens où le traducteur ajoute des informations supplémentaires par rapport au texte original, comme nous l’avons remarqué dans les exemples. Par contre, dans le sens inverse du coréen vers le français, du fait qu’on passe des subordonnées déterminatives du coréen aux adjectifs et aux syntagmes nominaux du français, on observe une tendance à “ sous-traduire ”, dans le sens où le traducteur élimine des informations, souvent apportées par le verbe de la subordonnée, en les jugeant superflues ou peu significatives, pour rendre la subordonnée déterminative du coréen en adjectif ou syntagme nominal du français.

Nous pouvons affirmer qu’une telle tendance se vérifie également dans le passage entre syntagmes nominaux du français et subordonnées du coréen, jouant d’autres rôles syntaxiques. Nous pensons qu’il est important de comprendre ce phénomène qui est à mettre en rapport avec un fait linguistique qui différencie le fonctionnement des deux langues, à savoir que le coréen recourt davantage aux constructions verbales que le français, ce qui a pour effet que souvent là où il y a des phrases complexes en coréen, il n’y en a pas en français.

Notes
77.

L’occurrence de ce type de syntagmes nominaux complexes est moins fréquente dans la langue littéraire et la langue parlée. C’est pour cette raison que nous avons relevé nos exemples essentiellement dans un texte linguistique de L-J Calvet (1974).

78.

Cette analyse transformationnelle n’est pas admise unanimément par les linguistes transformationnels. Certains d’entre eux comme Z.S Harris (1976), G. Gross (1991) considèrent que cette dérivation n’est pas le résultat d’une transformation directe d’une construction verbale en syntagme nominal, mais qu’elle se réalise plutôt grâce à la relativisation et à l’effacement du verbe support. Ainsi, le syntagme nominal complexe cette utilisation de l’école dans le cadre de la glottophagie serait issu d’une relative l’utilisation qu’on a fait de l’école dans le cadre de la glottophagie à la suite de l’effacement du verbe support faire, du pronom relatif ‘que’ et même du sujet indéfini on. Nous n’allons pas nous prononcer sur cette question qui ne paraît pas simple à trancher et qui de toute façon présuppose l’acceptation d’un cadre théorique que les générativistes eux-mêmes ont pour la plupart abandonné. Il est tout de même intéressant de noter que le traducteur coréen utilise souvent ces deux possibilités d’interprétation du syntagme nominal complexe du français, comme en témoignent les exemples suivants (7-11).