4-1-2 Propositions relatives sans antécédent

Comme on vient de le voir, les relatives introduites par un pronom relatif se divisent en relatives sans antécédent et relatives avec antécédent, selon qu’elles ont ou non un antécédent nominal exprimé. Les premières ont ceci de différent des secondes qu’elles occupent des positions argumentales, assumant des fonctions primaires comme le sujet (Qui a bu boira), l’attribut (Je ne suis pas qui vous croyez), l’objet (J’aime qui m’aime), et l’adjet (Je m’adresse à qui veut m’entendre), alors que les autres ont pour rôle essentiel de venir déterminer un noyau substantival à l’intérieur d’un constituant nominal, assumant une fonction secondaire telle qu’épithète ou apposition.

Précisons tout de suite que compte tenu des rôles que remplissent les relatives sans antécédent, elles ne font pas partie du champ de notre recherche qui porte essentiellement sur les relatives en position de modifieur du nom, donc les relatives avec antécédent nominal. Néanmoins, avant de nous consacrer entièrement à celles-ci, nous aimerions ici faire quelques remarques sur les relatives avec antécédent pronominal de type démonstratif ce/celui/celle/ceux que P ainsi que celles sans antécédent proprement dites.

Les grammairiens ne sont pas toujours d’accord sur le regroupement des séries de relatives qu’ils appellent « relatives sans antécédent » ou « relatives substantives ». Certains comme les auteurs de la Grammaire d’aujourd’hui, du Bon Usage (1986, 1991) et du Code du français courant (1990) ne font entrer dans cette classe que les relatives dont les exemples (1a) font mention, c’est-à-dire les relatives qui n’ont purement et simplement pas d’antécédent et qui sont limitées à des emplois de sujet (Qui vivra verra) ou à des formules courantes mais figées dans l’état actuel de la langue (Sauve qui peut, Vaille que vaille, etc.). En revanche, d’autres grammairiens comme J. Dubois et alii. (1964), Pinchon et Wagner (1991) et M. Riègel et alii. (1994) y ajoutent celles qui ont, en position d’antécédent, un support pronominal de type démonstratif Ce ou Celui, Celle, Ceux. On peut mettre en parallèle chacune des relatives sans antécédent avec sa correspondante à antécédent pronominal comme le montre le tableau ci-dessous :

Ainsi, les auteurs de la Grammaire méthodique du français (1996, pp.486-487) regroupent les relatives de (1a) et celles de (lb) dans la classe des relatives substantives, en les nommant respectivement « relatives indéfinies » et « relatives périphrastiques ». Néanmoins, ces dernières, qualifiées de périphrastiques, ne sont pas, à proprement parler, de véritables « relatives sans antécédent ». Comme l’admettent les auteurs de cette grammaire, elles ont un statut intermédiaire entre celui des relatives avec antécédent nominal à part entière et celui des relatives sans antécédent proprement dites. Elles suscitent en fait quelques problèmes délicats d’analyse.

En effet, on peut par exemple analyser les propositions du type Ce que P soit en Ce antécédent suivi d’une relative que P, soit en locution conjonctive Ce que, suivie d’une proposition complétive, comme dans l’exemple Ce que vous demandez est inacceptable. Ainsi que le prouve la commutation ce que vous demandez / votre demande, on peut considérer la proposition ce que P comme une complétive ou, si l’on préfère, une proposition substantive occupant une position argumentale de sujet. Mais on peut aussi estimer que le sujet de la phrase complexe est le pronom démonstratif Ce, isolé de son prédicat par la relative (Ce (...) est inacceptable C’est inacceptable), pronom sur lequel viendrait se greffer une relative déterminative. Notons que l’on peut commuter ce et la chose (la chose que vous demandez est inacceptable), avec cette différence toutefois que la chose est un constituant nominal à part entière alors que ce est un morphème lié, incapable de fonctionner isolément.

Le problème se pose à peu près dans les mêmes termes en coréen, comme nous le verrons.

La question se complique encore du fait que ce que peut introduire également une interrogative indirecte84 : Je me demande ce que vous voulez, où ce que représente l’interrogatif qu’est-ce que ayant subi une transformation par le passage de l’interrogative directe à l’interrogative indirecte. Dans ce dernier cas, il nous paraît vraiment artificiel d’analyser la locution en pronom démonstratif + que relatif. C’est un peu comme si on tentait la même segmentation sur l’interrogatif qu’est-ce que, en faisant du dernier que un pronom relatif objet. Il est évidemment beaucoup plus naturel de considérer qu’est-ce que comme une locution interrogative de nature pronominale (Qu ’est-ce que vous voulez ? # Vous voulez quoi ?). De la même façon, il paraît préférable de considérer ce que comme une locution pronominale, introduisant ici une interrogative indirecte.

De ce fait, il peut paraître raisonnable de considérer ce que comme un bloc inanalysable ayant pour fonction essentielle de nominaliser une proposition et de lui permettre ainsi de figurer dans une position argumentale. Ce point de vue s’impose d’autant plus que le pronom ce ne dispose d’aucune autonomie dans le français d’aujourd’hui et se comporte comme un morphème lié. C’est une sorte de pronom dépendant qui ne peut fonctionner seul et fait un peu songer au nom dépendant [k O s] en coréen, qui ne peut, lui non plus, fonctionner sans l’appui d’une proposition qu’il nominalise.

Ce que nous disons de ce que/ce qui est aussi valable, à peu de choses près, pour celui que/celui qui et leurs allomorphes.

S’il est évident qu’on ne peut compter les relatives sans antécédent parmi les propositions déterminatives puisqu’elles ne déterminent rien du tout, on peut considérer que la présence d’un appui pronominal devant qui ou que ne change pas fondamentalement la nature profonde de ces propositions, qui sont les unes et les autres des propositions substantives, tout comme les complétives. Donc la position argumentale qu’elles occupent et les fonctions primaires (sujet, objet, adjet) qu’elles assument nous autoriseraient à les ranger dans le même ensemble que les complétives qui ont les mêmes particularités distributionnelles et fonctionnelles, bien que leur introducteur soit différent.

Du point de vue contrastif, il est intéressant d’évoquer, en comparaison avec ces relatives substantives du français, les relatives du coréen suivies d’un « nom dépendant »85. Contrairement au français, le coréen ignore les relatives sans antécédent proprement dites. Par exemple, la relative dans un énoncé français comme J’aime qui m’aime ne peut avoir pour équivalent coréen la relative dont la position de nom-pivot reste vide.

Par contre, comme on le voit dans (2b-c), toutes les subordonnées relatives s’accrochent à un nom-pivot. Celui-ci peut être tantôt un nom autonome fonctionnant comme un morphème libre, tantôt un nom dépendant fonctionnant comme un morphème lié. Ainsi c’est selon l’indépendance ou la dépendance du substantif qui occupe la position de nom-pivot que les relatives du coréen peuvent se distinguer en deux types : relatives avec nom-pivot autonome et relatives avec nom-pivot dépendant. Pour l’instant, nous laissons de côté le premier type de relatives pour parler du second.

Les relatives avec nom dépendant sont comparables, dans une certaine mesure seulement, aux relatives avec antécédent pronominal du français. De même que le pronom ce ou celui ne peut pas être considéré comme un antécédent à part entière dans les constructions françaises en Ce que P et celui que P, de même en coréen, un nom dépendant comme [kOs] ne peut fonctionner seul comme un constituant nominal. Il a toujours besoin d’un ajout qui est soit propositionnel, soit morphématique. Curieusement, il en va de [kOs] comme du substitut ce, qui ne peut fonctionner seul, et qui, lui aussi, a besoin d’un ajout, tantôt propositionnel (ce que tu vois), tantôt morphématique (ce ci) : la détermination est apportée tantôt par une relative (que tu vois), tantôt par un suffixe déictique (-ci). De même [kOs] peut s’adjoindre tantôt à un déictique démonstratif (i-kOs : ce-ci) tantôt à une relative [nO-ka / po-nIn / k O s] : toi-p.nom / voir-SD / ND (ce) : ce que tu vois).

Les traits sémantiques des termes celui que, ce que, là où 86 , qui introduisent les relatives périphrastiques des exemples suivants, sont assez limités : le trait non-animé exprimé par ce que; le trait humain exprimé par celui que; le trait locatif exprimé par là où.

En coréen, on trouve des relatives avec nom dépendant qui correspondent aux relatives de ces exemples.

Toutefois, les noms dépendants auxquels peuvent s’attacher les relatives ne se limitent pas seulement à ceux qui impliquent les traits humain, non-animé et locatif. Certains impliquent des notions aussi variées que celles de temps ([ttE], [sunkan], [cOk] → moment), et de cause ([kkatalk] → cause), etc. En fait, il ne faut pas oublier que les noms dépendants ainsi utilisés sont avant tout de nature nominale et non pronominale. Même si certains d’entre eux se comportent comme des substituts de noms autonomes tels que [i] et message URL harr.gif [salam] (personne), [kOs] message URL harr.gif [mulkOn] (chose) et [kos] message URL harr.gif [caNso] (endroit), ce n’est pas une raison suffisante pour les considérer comme des « pronoms substituts ». De plus, les noms dépendants n’ont pas tous nécessairement de noms autonomes qui leur correspondent, et vice-versa. En somme, les noms dépendants ont leur propre sens, bien qu’ils aient besoin d’un déterminant quelconque pour fonctionner syntaxiquement.

A ceci on peut ajouter que comme les noms dépendants se construisent fréquemment avec les propositions déterminatives, leur séquence [verbe subordonné-suffixe déterminatif + nom dépendant], éventuellement suivie d’une particule locative ou temporelle [-e], est présentée comme une locution conjonctive figée. C’est le cas notamment de certains manuels de grammaire du coréen destinés aux apprenants étrangers dans lesquels on range sous la rubrique « expressions figées » les séquences [P V-(I)l ttE-e], [P V-nIn-sunkan-e], (au moment où P ou quand P), [P V-(I)n-kkatalk-e], [P V-(I)n- ttEmun-e] (parce que P), [P V-(I)n hu-e] (après que P), etc. Il faut donc remarquer que si, en français, de nombreuses locutions conjonctives, qui fonctionnent souvent comme des subordonnants circonstanciels tels que avant que P, après que P, pour que, afin que, à condition que, etc., sont constituées d’une conjonction que, introducteur de complétive, à laquelle sont ajoutées différentes classes grammaticales (adverbe ou syntagme nominal ou encore syntagme nominal prépositionnel), en coréen par contre, de telles locutions figées sont construites à partir d’une séquence de proposition déterminative à laquelle sont souvent adjoints des noms dépendants.

Notes
84.

Il existe ainsi des formes telles que qui, ce qui, ce que, où qui ont deux emplois parallèles, relatif et interrogatif. Dans ce cas, c’est plus généralement le sens du verbe principal qui permet de distinguer l’emploi relatif de l emploi interrogatif, par exemple : Elle regarde ce que tu écris (relatif) / Elle demande ce que tu écris (interrogatif).

85.

Opposés aux noms indépendants (dits également « complets ») qui peuvent fonctionner seuls comme arguments, les noms « dépendants », dits aussi « incomplets », sont des noms qui n’ont pas d’autonomie syntaxique et sémantique. C’est-à-dire que pour fonctionner normalement dans une structure phrastique ou une structure interne d’un argument, les noms dépendants doivent être accompagnés d’un déterminant quelconque, qui peut être tantôt un déterminant déictique, tantôt un déterminant indéfini ou une subordonnée déterminative. Par exemple,

(a)mulk O n-i / man-ta /

chose-p.nom / être nombreux-STdécl /

lit. Des choses sont nombreuses. → Il y a beaucoup de choses.

(b)* k O s-i / man-ta /

ND (chose)-p.nom / être nombreux-STdécl /

(c)i-k O s-i / kacaN / cohIn / saNphyo-i-ta /

ce-ND (chose)-p.nom / le plus / être bon-SD / marque-être-STdécl /

lit. Ceci est la meilleure marque.

(d)nO-ka / sajaha-l / k O s-i / man-ta /

toi-p.nom / devoir acheter-SD / ND (chose) -p.nom / être nombreux-STdécl./

Il y a beaucoup de choses que tu dois acheter.

86.

On peut estimerainsi que ce que / celui que comme des introducteurs de relatives périphrastiques figurant sur le même paradigme.