5-3 Ordre de détermination

Dans une perspective typologique, une autre propriété qui mérite d’être remarquée dans la phrase bambara de l’ex. (19a) est que le nom-pivot, à savoir ce signifiant « homme », se trouve à l’intérieur de la relative, contrairement à ce qui se passe dans l’immense majorité des langues, dont font partie le français et le coréen, où le nom-pivot appartenant à la principale se trouve en marge de la relative.

Ainsi, dans une typologie des relatives, le linguiste Keenan (1985, 143-145) distingue « internal relatives clauses » et « external (headed) relatives clauses »119 selon que le nom-pivot se place à l’intérieur de la relative comme en bambara et dans un certain nombre de langues (navajo, tibétain, diegueno, wappo, etc.) ou à l’extérieur de la relative comme dans beaucoup d’autres langues plus nombreuses. Ensuite, il subdivise ce dernier type de relatives en « postnominal external relatives » (désormais « relatives postnominales ») et « prenominal external relatives » (« relatives prénominales »), selon que la relative se trouve après ou avant le nom-pivot. Le même linguiste fait remarquer la préférence, dans les langues du monde, pour les relatives postnominales au détriment des relatives prénominales.

Sur ce dernier point, les exemples français (17a) et coréen (18a) sont illustratifs en ce qu’ils montrent que les relatives du français sont postnominales, alors que celles du coréen sont prénominales. Si on parle du rapport linéaire entre relative et nom-pivot en termes d’ordre de détermination, on peut dire que l’ordre de détermination entre la relative déterminante et le nom-pivot déterminé est inverse dans ces deux langues, c’est-à-dire qu’en français la relative déterminante suit le nominal déterminé, alors qu’en coréen c’est le contraire qui se passe. On peut schématiser la séquence de détermination de ces deux langues de la manière suivante :

Il faut signaler que la représentation distincte (x et y) du subordonnant qui relie la relative au nom-pivot est liée à son degré d’autonomie qui est différent dans les systèmes de chaque langue : le subordonnant coréen est un suffixe non-autonome qui se fixe sur le verbe de la relative, alors que le subordonnant français, considéré comme pronom relatif, est un élément autonome.

Certains linguistes parlent de rapports d’implication ou de corrélation existant entre l’ordre linéaire de détermination de la relative déterminante avec le nom-pivot déterminé et l’ordre de prédication, c’est-à-dire l’ordre linéaire des arguments nominaux sujet et objet organisés autour d’un verbe qui les ordonne pour constituer une phrase déclarative. Du point du vue typologique, une immense majorité de langues se répartit selon ce dernier critère en trois grands types120 : langues à verbe initial (représentées souvent sous la forme du schème Verbe-Sujet-Objet), langues à verbe médian (S-V-O) et langues à verbe final (S-O-V). A propos de la corrélation entre cet ordre des mots et l’ordre de détermination relative — nom-pivot, Keenan (1985, pp. 143-145) relève quelques tendances générales :

En français comme dans d’autres langues du type S-V-O, on peut affirmer que les relatives postnominales sont dominantes. Hagège relève un cas français où la relative précède le nom-pivot, comme le montre l’exemple suivant Il voit, qui file, un rat (C. Hagège, 1982, p.61). Mais il s’agit d’un cas littéraire et recherché rarement produit. Quant au coréen, seules les relatives prénominales sont possibles. Donc on peut dire que les relatives de ces deux langues se plient, à quelques exceptions près, à cette tendance générale, observée depuis longtemps par les linguistes, à savoir que les langues à ordre S-V-O comme le français antéposent le déterminé au déterminant, contrairement aux langues à ordre S-O-V comme le coréen qui postposent le déterminé au déterminant.

Cependant, la situation devient plus complexe en français, lorsqu’il s’agit de constructions de détermination où l’adjectif qualificatif vient déterminer le nom. En fait, en linguistique générale, on pourrait s’attendre a priori à ce que, dans toutes les langues, les déterminants de nature nominale (l’adjectif ou le substantif) et les déterminants de nature phrastique (par exemple la relative, la complétive du nom) occupent la même position dans la structure de l’énoncé. C’est ce qui se passe dans un certain nombre de langues où tous les déterminants de nature nominale comme de nature phrastique précèdent invariablement le déterminé (coréen et japonais), ou au contraire le suivent (arabe et hébreu). Mais cette congruence est loin d’être universelle. Parmi les langues bien connues qui ne s’y plient pas figurent le grec, le latin, l’anglais, l’allemand, et beaucoup d’autres encore, tant romanes que slaves ou germaniques.

Dans le cas du français où l’adjectif qualificatif vient déterminer le nom, on sait que la relation épithétique de l’adjectif et du substantif connaît plusieurs vectorisations possibles. Ou bien c’est l’ordre déterminant—déterminé qui est obligatoire (un long voyage mais non * un voyage long), ou bien c’est l’ordre déterminé—déterminant qui s’impose (un crayon pointu mais non * un pointu crayon). Souvent toutefois le même adjectif peut se placer à volonté tantôt avant tantôt après le substantif. Et, dans ce cas, deux possibilités se présentent : ou bien l’adjectif change de sens en changeant de place (un simple citoyen—un citoyen simple), ou bien le changement de place n’affecte pas vraiment la valeur sémantique de l’adjectif (l’ immense horizon # l’horizon immense). Dans le cas où un choix est possible pour le même signifiant entre deux positions, sans que le signifié en soit affecté, ce sont des raisons stylistiques qui décident de la place préférentielle du déterminant adjectival.

Cela dit, il faut bien convenir qu’en français contemporain l’ordre substantif—adjectif est largement dominant. C’est lui qui s’impose par exemple avec les adjectifs de couleur (un costume gris —*un gris costume) ou le participe passé employé comme adjectif (un argument convaincant —un convaincant argument), sans oublier les adverbes ou les noms épithétisés derrière un nom (des gens bien , un professeur fantôme). Il est clair, dans ces derniers cas, qu’il y a une homologie structurale entre l’épithète et la relative correspondante : des gens bien = des gens qui sont bien, un argument convaincant = un argument qui est convaincant, une fille chouette = une fille qui est chouette. C’est donc cet ordre qui domine dans les constructions des énoncés, alors que l’ordre inverse adjectif—substantif relève de plus en plus du préconstruit lexical (un grand homme, un petit garçon, une petite fille) qui peut aller jusqu’aux mots composés, appelés aussi lexies par certains linguistes (une belle-fille, des petits-enfants, des grands- parents etc.).

La dominance de cet ordre déterminé—déterminant se vérifie également dans les constructions où le groupe prépositionnel dit complément du nom se trouve après le nom qu’il détermine (le chat de la voisine , une remède contre la toux , les femmes au volant).

Rappelons tout de même au passage que de cet ordre dominant déterminé—déterminant sont exclus les déterminants à proprement dits du français, appelés parfois « prédéterminants » tels que les articles définis ou indéfinis, les possessifs, les numéraux, les déictiques, auxquels on réserve souvent d’une manière restrictive ce terme de « déterminants » : ils sont tous antéposés au nom.

En coréen, la situation est beaucoup plus simple du fait que les déterminants, quelle que soit leur nature, ne connaissent qu’une seule place possible : ils précèdent, sans exception, le nom qu’ils déterminent. Et ceci, dans tous les cas de figure, que le déterminant soit court ou long. En un mot, l’antéposition du déterminant au nom déterminé est aussi rigide que la place du verbe, qui se trouve toujours à la fin de la phrase.

A propos de ce dernier point, nous pouvons rappeler le problème de la « cadence majeure », qui fait que le français tend à postposer les déterminants les plus longs et à antéposer les déterminants les plus courts ; problème qui ne se pose pas en coréen, où la longueur du déterminant est sans aucune incidence sur le choix de sa position. Ce choix s’observe pourtant dans de nombreuses langues du monde. P. Ramat pense que ce choix préférentiel d’organisation linéaire des éléments linguistiques serait dû à des raisons psychologiques : on tend à placer le constituant le plus complexe après le moins complexe car il est plus aisé de retenir et donc de récupérer dans la mémoire à court terme un segment simple qu’un segment complexe ; celui-ci, par contre, sera placé vers la fin de la phrase, de façon à occuper la position la moins éloignée dans la suite temporelle122.

En français, cette tendance à mettre le constituant le plus long après le constituant le plus court se retrouve au niveau de la prédication. Quand le prédicat est très bref et que le sujet est très étoffé, notamment celui auquel se rapporte une relative, il existe une forte propension à basculer le sujet après le prédicat. En coréen, les choses se passent autrement puisque, dans une phrase complexe, un sujet long peut se placer tout à fait normalement devant un prédicat court.

On peut illustrer cette tendance opposée, manifeste entre les deux langues, quant à l’utilisation du sujet long dans une phrase par l’exemple coréen suivant et sa traduction française.

Le sujet nominal [uli-Ii chuOk-Ii thOcOn koNtoN umul] (le puit collectif, lieu des souvenirs d’enfance) est déterminé par une subordonnée constituée, elle-même, de plusieurs « sous- subordonnées », et constitue un sujet long qui se place devant le prédicat beaucoup plus court [nElyOta po-yOss-ta] (se voyait).

Dans la traduction française littéraire de cette phrase, celle-ci se trouve modifiée de la façon suivante :

La phrase complexe coréenne est décomposée en phrases indépendantes en français, de manière à éviter le sujet long. La subordonnée déterminative composée, qui était accrochée au sujet nominal complexe dans la phrase coréenne, se trouve enchâssée non dans le sujet, mais dans l’attribut d’une construction à copule de la seconde phrase indépendante, ce qui a pour effet de placer les éléments longs après le prédicat court : C’est N que P.

Comme l’ordre de la détermination et celui de la prédication sont soumis en coréen à une contrainte intangible, la traduction que nous avons donnée de la phrase française est la seule possible et l’ordre d’apparition, d’une part des éléments constituant la structure de détermination et d’autre part des éléments constituant la structure phrastique, ne peut en aucune façon être modifié. L’énonciateur doit se conformer obligatoirement à la consécution suivante :

Il en résulte que, dans un exemple comme celui que nous avons vu, l’ordre de construction de l’énoncé est strictement inverse d’une langue à l’autre.

Notes
119.

D. Creissels (à paraître) désigne ces deux types de relatives respectivement « relatives à antécédent interne » et « relatives à antécédent externe ».

120.

Pour plus de détails sur la typologie de l’ordre des mots de base des langues, voir C. Hagège (1982, 54-60) et J-H Greenberg (1963)

121.

Cet auteur précise tout de même que dans ces langues, les relatives postnominales peuvent être utilisées pour relativiser n’importe quelle position nominale de la proposition principale, tandis que les relatives prénominales connaissent davantage de contraintes sur les positions nominales relativisables. Par exemple, en allemand, les relatives prénominales ne peuvent être utilisées que pour relativiser la position de sujet de la principale. C’est la raison pour laquelle dans ces langues, les relatives postnominales sont, selon cet auteur, dominantes ou plus productives que les autres.

122.

P. Ramat (1982) Typologie linguistique, Paris, PUF, pp. 42-43.