5-4-1 La stratégie du pronom relatif

Attestée dans de nombreuses langues de la famille indo-européenne à partir desquelles s’est élaborée en premier lieu l’analyse grammaticale de la relativisation, la stratégie du pronom relatif est la plus connue des trois stratégies de relativisation que nous allons observer. Celle-ci se caractérise par l’utilisation d’un élément pronominal dit relatif qui se trouve généralement à la marge gauche de la relative. Dans ce cas, la position canonique du N rel est laissée vide à l’intérieur de la relative. A cet égard, les grammairiens comme les linguistes, notamment les transformationnalistes, postulent couramment qu’un élément anaphorique, qui devrait occuper la position canonique du N rel, est déplacé en position initiale de la relative pour donner naissance à un pronom relatif. Ainsi placé en tête de la relative, le pronom relatif joue en même temps le rôle de démarcation et le rôle de marque de subordination de la relative. On lui reconnaît également d’une part un rôle d’anaphorique, puisqu’il renvoie au nom-pivot qui le précède, et d’autre part, un rôle d’argument pronominal qui indique par sa variation morphologique la fonction syntaxique qu’assumerait le nominal qu’il remplace, bien qu’il n’occupe pas la place canonique de ce dernier.

On peut illustrer ceci avec des exemples de l’allemand, empruntés à Givón (1990, p.657).

  • (Ex22) Nominative:

  • (a) Der - mann / kam

  • le (nom.) / homme / est venu

  • → Cet homme est venu

  • (b) [der-mann [ der [ kam]]]

  • cet / homme / qui (nom.) / homme

  • → l’homme qui est venu

  • (Ex23) Accusative:

  • (a) Ich / kenne / den-mann / schon / lange /

  • moi / avoir connu / cet (accus.)-homme / déjà / longtemps /

  • → J’ai connu cet homme déjà longtemps.

  • (b) [der-mann [ den [ich / schon / lange / kenne]]]

  • cet-homme / que (accus.) / moi / déjà / longtemps / avoir connu /

  • →cet homme que j’’ai connu déjà longtemps.

  • (Ex24) Dative:

  • (a) ich / habe / dem-mann / das-buch / gegeben /

  • moi / acc / ce (dat.)-homme / ce (accus)-livre / donner /

  • →J’ai donné le livre à cet homme.

  • (b) ) [der-mann [ dem [ ich / das-buch / gegeben habe]]]

  • cet-homme / a qui (dat) / moi / ce (accus)-livre / donner-acc. /

  • → l’homme à qui j’ai donné le livre.

Il est important de noter que dans cette langue, où les relatives postnominales sont dominantes, les pronoms relatifs qui les marquent ont une parenté morphologique avec les démonstratifs124. De même que ceux-ci s’accordent en genre (masculin, féminin et neutre), en nombre (singulier et pluriel) avec le substantif auquel ils se rapportent, les pronoms relatifs s’accordent en genre et en nombre avec le nom-pivot qui les précède et en cas avec le substantif relativisé auquel il se substitue. Dans le cas des exemples (22-24), der, den et dem indiquent le genre masculin, le nombre singulier de l’antécédent Mann (homme) et les cas de N rel à l’intérieur de la relative, respectivement le nominatif (der), l’accusatif (den) et le datif (dem).

Dans beaucoup de langues indo-européennes comme le latin, le français ou l’anglais, les pronoms relatifs ont une parenté phonologique et morphologique avec les pronoms interrogatifs, comme en anglais où ces pronoms ont en commun la forme wh-: who, whom, whose, which, what, when, where, why).

  • (Ex25)

  1. Sujet : I have [a friend [who [ Ø writes well ]]].

  2. Objet : [My sister [whom [you met last Ø Sunday ]]] lives in New-York.

  3. Sujet : [The train [which [Ø usually leaves at 12,30 ]]] has been cancelled today.

  4. Objet : [The story [which [I read Ø yesterday]]] was mouving.

  5. Lieu : This is [the house [where [she was born Ø ]]].

  6. Temps : There was [a time [when [prices were almost constant Ø ]]].

  7. Raison : [The reasons [why [they help me Ø ]]] are various.

  8. Génitif : That is [the girl [whose [brother Ø came here yesterday ]]].

Ces pronoms relatifs, dont les formes sont donc identiques à celles de pronoms interrogatifs, sont analysables comme un constituant N rel occupant à l’initiale de la relative une place qui n’est pas la place canonique de ce constituant N rel. Ils varient selon la fonction casuelle du substantif relativisé de la relative auquel ils se substituent, sauf which qui peut être utilisé indifféremment pour les fonctions sujet et objet, par opposition à who (sujet) et whom (objet). A la différence des pronoms relatifs de l’allemand, ceux de l’anglais ne s’accordent pas en genre et en nombre avec leur antécédent. Par contre, who, whom , et which s’accordent avec leur antécédent en trait animé ou non-animé : animé pour who et whom (a friend who.../ my syster whom...) et non-animé pour which .

Quant aux pronoms relatifs du français, ils présentent un système très complexe. Comme nous l’avons vu précédemment, ils se répartissent en formes simples (qui, que, quoi, dont, où) dont la plupart sont apparentées, sauf dont, aux pronoms interrogatifs, et en formes composées (lequel, laquelle, lesquels, lesquelles) qui sont construites par la combinaison d’un article défini (le/la/les) et d’un pronom interrogatif adjectif (quel(s)/quelle(s))125. Ces deux types de formes ont des emplois et des rôles différents. En général, les formes simples ne s’accordent pas en genre et en nombre avec l’antécédent, mais elles sont variables en cas comme le montrent les exemples (26a-h) : qui et que marquent chacun une fonction particulière : qui→sujet / que→objet, alors que et dont peuvent indiquer deux fonctions différentes selon le contexte où ils apparaissent : dont→objet indirect ou génitif ou encore complément de manière → dont / →complément de temps ou de lieu. En revanche, les formes composées sont généralement invariables en cas, mais variables en genre et en nombre.

  • (Ex26)

  1. Sujet : J’ai [une amie [qui [ Ø écrit bien]]]

  2. Objet : [Ma soeur [que [vous avez rencontrée Ø le dimanche dernier]]] vit à New York.

  3. Objet indirect : [Le livre [dont [tu m’a parlé Ø ]]] était intéressant.

  4. Génitif : C’est [la fille [dont [le frère Ø est venu ici hier]]].

  5. Complément de lieu : Celle-ci est [une maison [ [elle est née Ø ]]].

  6. Complément de temps : Il y avait [un moment [ [les prix étaient le plus constant Ø ]]].

  7. Complément de raison : [Les raisons [pour lesquelles [ils m’aident Ø ]]] sont diverses.

  8. Complément de manière : [La manière [dont [il a réglé ses problèmes Ø ]]] ne m’a pas plu.

Nous avons remarqué que les pronoms relatifs de l’anglais who , whom et which marquent l’opposition entre référent animé et référent non-animé de l’antécédent, lorsqu’ils est employés pour les fonctions relativisées sujet et objet : who (sujet/animé) message URL harr.gif which (sujet non-animé) / whom (objet animé) message URL harr.gif which (objet non-animé) (voir les ex.25a-d). Contrairement à who et whom, les pronoms relatifs correspondants du français, respectivement qui et que, ne marquent pas cette opposition entre référent animé et référent non-animé de l’antécédent, en l’absence du morphème correspondant à which qui indiquerait le référent non-animé. Mais cette opposition se manifeste lorsque qui et quoi, variant de que, sont précédés d’une préposition, c’est-à-dire que la position N rel est une position de complément de préposition : Animé → C’est un candidat à qui on n’a pas pensé / Non-animé → C’est une chose à quoi on n’a pas pensé. Rappelons toutefois que dans les cas comme ce dernier, où l’antécédent implique le référent non-animé, on emploie de préférence le pronom relatif composé, notamment si l’antécédent n’est pas lui-même pronominal comme ce : une chose à quoi on n’a pas pensé une chose à laquelle on n’a pas pensé.

Comme le montrent ces derniers exemples, lorsque la position N rel est une position de complément de préposition, la préposition se place généralement à gauche du pronom relatif en français. On peut trouver également cette possibilité en anglais (ex.27b).

  • (Ex27)

  1. Pierre est [une personne [sur qui [on peut compter Ø toujours]]].

  2. [The information [on which [the conclusion was based Ø ]]] is doubtful.

Dans le système des pronoms relatifs français, s’ajoutent aux relatifs de forme simple ceux de forme composée tels que le(s)quels et la(es)quelles. On emploie, rappelons-le, ces formes composées comme sujet dans la relative descriptive et beaucoup plus rarement comme objet ou attribut, afin d’éviter une équivoque sur l’identité de l’antécédent : Je rencontre le frère de ma copine lequel / laquelle va partir pour Paris. Si le choix des relatifs de forme simple dépend de la fonction syntaxique du nominal qu’ils remplacent dans la relative, celui des relatifs de forme composée est tributaire du nombre et du genre de l’antécédent, un peu comme les articles définis ou démonstratifs le sont avec le substantif auquel ils sont reliés. De surcroît, tous ces relatifs peuvent se combiner ou se contracter avec des prépositions telles que à, de, pour, sur etc, lorsqu’ils tiennent lieu de “compléments circonstanciels” pour lesquels les prépositions jouent le rôle important d’indiquer la relation syntaxique et sémantique de ces compléments avec le verbe.

Ainsi on distinguera

  • (Ex28)

  • l’amie avec laquelle j’écris cette lettre

  • l’amie à laquelle j’écris cette lettre

  • l’amie pour laquelle j’écris cette lettre

  • l’amie sur laquelle j’écris cette lettre

De telles relatives explicitent clairement la nature sémantique et syntaxique du lien qui unit deux arguments du verbe écrire représentés respectivement par amie et par l’indice de sujet je. C’est ainsi que chacun de ces relatifs correspond à une fonction précise du substantif amie dont le représentant dans la subordonnée assume successivement des fonctions syntaxiques et sémantiques d’accompagnement (comitatif), d’attribution (datif), de “visée” (bénéfactif) et de “propos”. De plus, ces formes contractées peuvent elles-mêmes être introduites par une locution prépositionnelle comme dans les exemples suivants :

  • (Ex29)

  1. Goethe (...) se dirige vers une grande salle au fond de laquelle Napoléon (...) est en train de prendre son petit déjeuner. (Im. 72)

  2. Et une année plus tard eut lieu la fatale visite à Weimar au cours de laquelle (...) ses lunettes se cassèrent par terre. (Im. 79).

Les relatifs composés prépositionnels (du type auquel, duquel, etc.), les plus complexes du français, cumulent donc six rôles différents, puisqu’ils sont à la fois 1) marqueurs de subordination, 2) marqueurs d’anaphore, 3) marqueurs de fonction syntaxique, 4) marqueurs de relation sémantique, 5) marqueurs de nombre et 6) marqueurs de genre. En face de ces relatifs français qui présentent une triple variation en genre, en nombre et en fonction avec le substantif sur lequel ils greffent une relative, le coréen, nous le verrons, ne dispose lui que d’un seul suffixe de relativisation, qui offre, certes, une variation aspecto-temporelle mais qui reste imperméable à la fonction syntaxique qu’occuperait le substantif relativisé, s’il figurait lui-même dans la proposition déterminative.

Il faudrait dire que ce que nous venons d’observer à travers les exemples français et également anglais qui utilisent la stratégie du pronom relatif relève des caractéristiques des relatives dites standard. Ce type de relatives, seul reconnu par la norme, s’emploie davantage dans la langue écrite, souvent soignée, que dans la langue parlée. Les exemples de relative standard qu’on vient de voir suffisent à montrer que le système des pronoms relatifs français est un système très complexe et difficile à manipuler. Comme le fait remarquer Gadet (1989), cela permet de comprendre que persistent les formes non-standard dans l’usage des relatives chez les Français, bien qu’elles ne soient pas admises par la norme depuis plusieurs siècles, et les « fautes », notamment avec l’utilisation de dont, qui est d’ailleurs évité dans la conversation ou dans l’écrit ordinaire. En effet, il est important de souligner avec Gadet que ce système complexe des pronoms relatifs variables, seul reconnu par la norme, n’est pas le système héréditaire, mais un bricolage composite fixé par diverses interventions de grammairiens au 17ème siècle, lesquels l’ont élaboré selon la logique synthétique du latin et non selon la logique analytique à laquelle est soumis le français126. Ceci dit, on trouve dans l’usage quotidien de la langue, avec des fréquences variables, des formes de relatives, susceptibles d’être jugées « hors norme » ou « fautives », mais qui coexistent, néanmoins, avec les « normées » et qui participent bel et bien de l’organisation du système actuel du français. C’est pourquoi il importe, pour une étude des relatives en français, de tenir compte de toutes les réalisations possibles des constructions relatives, y compris celles qui échappent aux règles normatives.

Nous verrons dans ce qui suit que dans les diverses constructions de relatives reconnues en français standard et non-standard, les stratégies utilisées pour le traitement de la position N rel sont diversifiées.

Notes
124.

D’autres langues comme le grec, l’indo-iranien, l’ewe, etc. ont des pronoms relatifs qui sont ainsi dérivés historiquement des démonstratifs. Nous renvoyons le lecteur à l’article de E. Benveniste « La phrase relative, problème de syntaxe générale » (dans PLG 1, pp.208-222), où l’auteur étudie de nombreuses langues qui présentent une parenté entre les pronoms relatifs et les démonstratifs non seulement au niveau morphologique mais aussi au niveau fonctionnel.

125.

La présence des pronoms relatifs composés n’est pas exceptionnelle à l’échelle des langues du monde. Dans de nombreuses langues (hongrois, géorgien, nahuatl, etc.), les pronoms relatifs sont formées historiquement par la combinaison d’un démonstratif et d’un interrogatif. (Voir, Keenan, 1985, p.151)

126.

On sait historiquement que le système du relatif français est un héritage du latin, langue à cas, imposé par les grammairiens : les formes actuelles qui (’sujet’), que (’objet’) et qui prépositionnel (à) proviennent des formes latines distinctes qui (pronom relatif-cas nominatif ), / quem (pronom relatif - cas accusatif) / cui (pronom relatif-cas datif), ce qui laisse comprendre que l’on trouve dans la tradition grammaticale du français la même analyse linguistique pour qui, que et qui prépositionnel qui s’applique, en fait, aux formes latines dont ils sont issus.