Chapitre 6
Analyse des fonctions relativisables et problèmes de leur identification

Dans le prolongement de ce que nous avons observé dans le chapitre précédent, nous nous proposons d’examiner ici les fonctions relativisables des deux langues. Dans le chapitre précédent, sans en faire une analyse approfondie, nous avons vu que différents arguments nominaux appartenant à la proposition enchâssée pouvaient faire l’objet d’une relativisation dans les deux langues. En effet, les fonctions syntaxiques relativisables varient d’une langue à l’autre. D. Creissels précise à ce sujet que la relativisation connaît des restrictions, variables selon les langues, qui tiennent à la fonction qu’occupe, dans la structure relative, le terme nominal coréférentiel de l’« antécédent », alors que celui-ci, terme nominal de la phrase enchâssante donnant lieu à l’identification, est libre quant à sa fonction syntaxique152. Cela signifie que la mise en oeuvre de la relativisation dépend étroitement de la fonction syntaxique qu’assume le terme nominal appartenant à la proposition enchâssée.

Un certain nombre de typologues, notamment E-L Keenan et B. Comrie (1977, 1979)153, se sont consacrés à l’étude des fonctions relativisables dans les langues les plus diverses du monde. Leurs travaux permettent de constater d’emblée que les contraintes portant sur ces fonctions, bien que très variables d’une langue à l’autre, présentent certaines caractéristiques constantes. Ainsi, dans le tableau présenté par ces linguistes (1977, pp. 76-79) après avoir étudié une cinquantaine de langues, on peut remarquer qu’en coréen comme en français, sont relativisables les fonctions syntaxiques telles que sujet, objet direct, objet indirect, et génitif, avec toutefois la différence que la relative du français est postnominale et dotée de marques fonctionnelles, en l’occurrence de pronoms relatifs, alors que la relative du coréen est prénominale et dépourvue de marques fonctionnelles, sauf le cas du génitif qui est marqué occasionnellement par un pronom résomptif comme [kI].

Mais le problème posé par une telle étude typologique est que l’observation ne repose que sur quelques fonctions syntaxiques bien délimitées, à savoir le sujet, l’objet direct, l’objet indirect, le génitif et le complément comparatif, sans donc permettre de mettre à jour les difficultés d’identification qui surgissent dans certaines constructions relatives. Compte tenu toutefois du nombre important des langues qui sont considérées par ces linguistes, on peut tout à fait comprendre une telle restriction des fonctions syntaxiques observées.

Ceci dit, nous aimerions tenter, pour notre part, une étude plus étendue et approfondie des fonctions relativisables en coréen en contraste avec celles du français. Cette observation se fera d’une part du point de vue de l’encodage et de l’autre du point de vue du décodage. Pourquoi cette double approche ?154 Il apparaît en fait que dans la plupart des études consacrées à l’analyse des fonctions relativisables, comme le laisse entendre le terme « relativisable », celles-ci sont souvent abordées du point de vue de l’encodage mais pas du point de vue du décodage, alors que les problématiques qui se rencontrent dans ces deux types d’activité ne sont pas tout à fait les mêmes. En effet, si l’on peut parler des contraintes portant sur les fonctions relativisables du point de vue de l’encodage, où la relative serait conçue comme une structure à construire à partir d’une structure phrastique indépendante considérée comme une phrase de départ, on peut aborder, en revanche, la question de leur identification du point de vue du décodage, où ces fonctions pourraient être identifiées à partir de la structure relative déjà réalisée. De par ce fait, il serait plus judicieux de les appeler « fonctions relativisées », plus précisément fonction du terme nominal relativisé. Nous estimons que lorsqu’on envisage une étude contrastive des relatives de deux langues comme le français et le coréen, langues qui présentent des manifestations linguistiques si différentes, les problèmes d’identification de la fonction relativisée ou supposée telle sont aussi importants à traiter que les contraintes portant sur les fonctions relativisables. En un mot, celles-ci ne peuvent être envisagées sans aborder le problème de leur identification.

Ces deux aspects sont étroitement liés, l’un comme l’autre, aux manifestations linguistiques de la relativisation du français et du coréen. Comme nous l’avons constaté dans le chapitre précédent, bien qu’il y ait des variations dans les manifestations morphosyntaxiques des relatives des deux langues, notamment dans celles du français, on peut caractériser les relatives du français par la présence de marques fonctionnelles, en l’occurrence des pronoms relatifs (simples et complexes, éventuellement précédés d’une préposition), des prépositions « orphelines » ou des adverbes dans le cas des relatives non-standard, par opposition aux relatives du coréen qui se caractérisent par l’absence de telles marques fonctionnelles155. Du point de vue de l’encodage en français, même si le système des pronoms relatifs, simples et complexes, présente, il est vrai, des difficultés d’utilisation, ces marques offrent la possibilité de « relativiser » des fonctions syntaxiques très variées.

Par contre, en coréen, l’absence de toutes marques fonctionnelles comparables aux relatifs français contraint à « relativiser » certaines fonctions mais pas d’autres. Ceci revient à dire qu’il y a moins de fonctions relativisables en coréen qu’en français. Du point de vue du décodage, les relatifs flexionnels ou les « prépositions orphelines » jouent un rôle essentiel dans l’identification de la fonction relativisée en français, en permettant de la repérer directement grâce à leur variation de forme. En revanche, l’absence de telles marques fonctionnelles dans la relative suscite dans bien des cas des problèmes d’identification de la fonction du terme nominal relativisé ou supposé tel en coréen. Là encore le contraste est grand entre français et coréen : les problèmes d’identification se posent davantage en coréen qu’en français.

Il faut souligner encore une fois que l’objectif n’est pas ici d’établir une liste exhaustive des fonctions relativisables des deux langues, ce qui nous paraît difficile à réaliser, voire impossible, d’autant plus que leur identification s’avère problématique. Notre observation sera limitée à un certain nombre de cas, afin d’une part, de montrer le contraste qui existe en ce qui concerne les contraintes de relativisation portant sur les fonctions syntactico-sémantiques entre le français et le coréen, et de l’autre, d’aborder en même temps des problèmes d’identification des fonctions relativisées que soulèvent certaines constructions relatives.

Notes
152.

D. Creissels (1995) pp. 316-317. C’est en tout cas ce qui est présupposé, même si les linguistes ne le disent pas explicitement, quand on examine de près les analyses des fonctions ’relativisables’ de langues diverses, proposées par T. Givón (1990) ou C. Hagège (1982).

153.

E-L Keenan et B Comrie (1977) « Noun Phrase accessibility and Universal Grammar » dans Linguistic Inquiry n°8-1, 63-99.

154.

Même si la préoccupation principale de notre thèse n’est pas de traiter des problèmes de traduction que posent les relatives de ces deux langues à un traducteur, nous pouvons supposer toutefois qu’un traducteur rencontre des difficultés de décodage et d’encodage aux différentes étapes de son activité lors du passage d’une langue à l’autre. Il doit passer avant tout par l’interprétation de ces constructions syntaxiques de la langue de départ pour les reformuler par des constructions de la langue d’arrivée, mais rares sont celles qui correspondent à la fois sur le plan sémantique et sur le plan syntaxique. Aussi les contraintes de relativisation sur les fonctions relativisables n’étant pas les mêmes entre les deux langues, le traducteur doit se voir obligé à reformuler une construction de relative de la langue de départ par un autre type de construction syntaxique de la langue d’arrivée.

155.

On sait que les Français recourent aux différentes stratégies de relativisation autre que la stratégie du pronom relatif dans des situations différentes. Il faut tout de même reconnaître que la stratégie du pronom relatif est d’un emploi plus général de par son statut standard. Nul doute que les occurrences des pronoms relatifs soient prépondérantes dans les textes écrits dans la mesureoù on considère qui / que comme pronoms relatifs dans la relativisation du sujet et de l’objet, et il y a aussi un problème avec dont.