7-1 Les propositions « complétives du nom » en français et en coréen

7-1-1 La différence de statut syntaxique des propositions subordonnées dites « complétives du nom » en français et en coréen

Il faut souligner que derrière le terme « complétive du nom » que nous avons choisi d’employer pour désigner les propositions déterminatives non relatives dans ces deux langues se cache, en dehors de leur fonction syntaxique de détermination commune, une différence de statut syntaxique. Il est donc important de rendre compte tout d’abord de cette différence entre les deux langues, avant d’aborder le problème de la distinction entre les propositions déterminatives non-relatives et les relatives.

La description courante du français définit généralement les propositions complétives comme des propositions subordonnées qui peuvent se substituer à des constituants nominaux, puisqu’on les trouve dans des positions correspondant à diverses fonctions nominales : sujet, objet, oblique, complément du nom ou d’adjectif, etc. Les complétives sont placées sous la dépendance grammaticale d’un élément de la proposition principale qui peut être un verbe (ex.1), un adjectif (ex.2) ou un nom (ex. 3).

  • (Ex1)

  • (a) Son succès m’étonne.

  • (b) Qu’il vienne ce soir m’étonne.

  • (c) Il dit la vérité.

  • (d) Il dit que le problème n’est pas encore résolu.

  • (Ex2)

  • (a) Je suis contente de votre venue.

  • (b) Je suis contente que vous veniez me voir.

  • (Ex3)

  • (a) J’ai reçu la nouvelle de Philippe.

  • (b) J’ai reçu la nouvelle qu’ après son opération, son père s’était rétabli vite.

Mais le parallélisme de fonctionnement entre complétives et constituants nominaux est loin d’être toujours évident du point de vue de leur distribution. En effet, il arrive dans certains cas déterminés que les complétives soient régies par un élément de la principale qui ne peut pas être complété de manière équivalente par un constituant nominal. Par exemple, le verbe importer dans une construction impersonnelle n’accepte comme complément que la complétive à l’exclusion de tout constituant nominal :

  • (Ex4)

  • (a) Il m’importe que vous participiez à notre réunion.

  • (b) * Il m’importe N

De plus, de fortes restrictions pèsent sur l’utilisation des complétives en position de sujet en français. Ainsi, l’emploi d’une complétive en que équivalente à un constituant nominal sujet en termes de saturation de la valence du verbe paraît peu acceptable et même parfois inacceptable en position préverbale dans une construction impersonnelle. (les ex.5a-b emprunté à Creissels (1999), 5c-d à Huot (1981, 93))

  • (Ex5)

  • (a) (?) Que Jean vienne est possible

  • (b) Il est possible que Jean vienne.

  • (c) * ? Jean a fait remarquer que que tout soit terminé avant la fin de l’année est très important pour eux.

  • (d) Jean a fait remarquer qu’il est très important pour eux que tout soit terminé avant la fin de l’année.

Pour démontrer que l’équivalence entre complétives et constituants nominaux n’est pas toujours parfaite en français, on pourrait évoquer bien sûr d’autres critères syntaxiques mais cela nous entraînerait loin de notre objectif. L’important ici est de faire remarquer que les complétives du français occupent des positions nominales, sauf exceptions, de manière analogue à ce que pourrait faire un constituant nominal et que, comme cela a été illustré par l’ex. (3b), les complétives du nom, qui sont ici notre objet d’étude, en font partie.

Mais tel n’est pas le statut syntaxique des propositions déterminatives non relatives du coréen que nous avons désignées, jusqu’ici par commodité, sous la même étiquette de « complétives du nom » que le français. Plus précisément, lorsqu’elles sont isolées du nom-pivot, elles ne peuvent se comporter à elles seules comme un constituant nominal (→6a). On peut toutefois trouver une équivalence en coréen, par exemple, d’une complétive française comme qu’il venait de l’énoncé Personne ne savait qu’il venait, en ajoutant à la complétive du nom coréenne, qui a une construction déterminative, un support nominal, souvent [kOs] généralement considéré comme nom dépendant (6b).

  • (Ex6)

  • (a) * amuto /1/ k I -ka /2/ o-n I n- Ø-Il /3/ mol-ass-ta /4/

  • aucune personne /1/ lui-p.nom /2/ venir-SD- Ø-p.accus /3/ ne pas savoir-acc-STdécl /4/

  • → *Personne ne savait il venait

  • (b) amuto /1/ k I -ka /2/ o-n I n - k O s-Il /3/ mol-ass-ta /4/

  • aucune personne /1/ lui-p.nom /2/ venir-SD- NP-p.accus /3/ ne pas savoir-acc-STdécl /4/

  • → Personne ne savait qu’il venait

Dans l’ex. (6-b), le nom dépendant [kOs] est dénué de la signification qu’il possède habituellement lorsqu’il s’emploie, dans un syntagme nominal avec un déterminant quelconque, en tant que substitut d’un nom désignant un objet ou bien comme un déictique renvoyant à un objet : [i-chEk] (ce-livre) → [i-kOs] (ce-ceci / celui-ci). Dans cet exemple, [kOs], placé juste après le suffixe déterminatif [nIn], permet de « nominaliser » la proposition déterminative qui le précède, et fonctionne ici comme une sorte de « nominaliseur » qui n’a aucun autre rôle à jouer dans la subordonnée. La présence de la particule accusative [Il] après [kOs] prouve qu’il s’agit bien là d’une proposition « nominalisée » par adjonction du nom dépendant [kOs] à la proposition déterminative qui remplit la fonction d’objet régi par le verbe transitif [molI-ta] (ignorer).

A propos de [kOs], ce morphème connaît des emplois multiples et différents dans le système coréen selon le contexte où il apparaît179. Lorsque [kOs] se trouve derrière une proposition déterminative, son statut n’est pas tout à fait le même selon que celle-ci est une relative ou une complétive du nom. En effet, il est comparable au morphème français ce qui n’a pas le même statut dans une relative périphrastique comme J’ai vu ce que tu as acheté que dans une complétive Je me réjouis de ce qu’il vienne. Premièrement, tout comme ce morphème ce, son homologue coréen [kOs] ne peut être dissocié de la proposition qui lui est adjacente. Deuxièmement, comme ce, le morphème [kOs] peut être en corrélation avec une position argumentale dans une relative de type [nO-ka sa-n-k O s ] = ce que tu as acheté, tandis qu’il ne peut avoir aucune relation de ce genre avec une position argumentale dans une complétive de type [kI-ka o-n I n - k O s ] = ce qu’il vienne. On constate dans ce dernier exemple que [kOs] permet à une proposition déterminative, sans y jouer aucun autre rôle, de se comporter comme une proposition « nominale ». Dans ce cas présent, ce morphème coréen pose un problème d’analyse identique à ce que poserait le morphème français ce apparaissant dans les constructions qu’on vient de voir.

En fait, certains linguistes coréens comme par exemple K-S Nam et Y-K Ko (1973) analysent ce morphème [kOs] comme un nominaliseur au même titre que d’autres tels que [ki], [Im], et [ko] (dit « suffixe citatif »), lesquels marquent effectivement des propositions pouvant apparaître dans diverses positions nominales (pour les exemples, voir le chapitre 2). Mais nous n’allons pas aborder en détail ici la question de savoir si [kOs] est effectivement analysable comme nominaliseur au même titre que ces trois derniers morphèmes, ou bien comme un nom dépendant étroitement attaché à une proposition déterminative. Sans aller plus avant, nous optons pour la seconde solution, car comme le montrent l’ex. (7a) repris de l’ex. (6b) et l’ex. (7b), là où se place [kOs] en marge de la proposition déterminative, peuvent figurer d’autres noms, que ce soient des noms « dépendants » comme [kOs] ou « indépendants » comme c’est le cas pour [sasil] (fait) dans l’ex. (7b)180.

  • (Ex7)

  • (a) amuto /1/ k I -ka /2/ o-n I n - k O s-Il /3/ mol-ass-ta /4/

  • aucune personne /1/ lui-p.nom /2/ venir-SD- NP-p.accus /3/ ne pas savoir-acc-STdécl /4/

  • → Personne ne savait qu’il venait.

  • (b) amuto /1/ k I -ka /2/ o-n I n - sasil-Il /3/ mol-ass-ta /4/

  • aucune personne /1/ lui-p.nom /2/ venir-SD- fait-p.accus /3/ ne pas savoir-acc-STdécl /4/

  • → Personne ne savait le fait qu’il venait.

Pour nous, les propositions subordonnées soulignées ne sont pas autres choses que des propositions déterminatives non relatives déterminant respectivement les noms [kOs] et [sasil], bien que ces derniers n’aient pas le même degré d’autonomie par rapport à la proposition qui les détermine. Comme son nom l’indique, le nom dépendant [kOs], n’ayant pas d’autonomie, a besoin de la présence de la proposition déterminative et inversement, tandis que [sasil] (fait ou vérité), nom indépendant, peut fonctionner de manière autonome, en l’absence de la proposition déterminative qui est régie par celui-ci.

Il est essentiel de retenir que les constructions du coréen et celles du français que nous désignons sous l’étiquette identique de « complétives du nom » sont différentes en ce que les premières ont nécessairement un statut syntaxique équivalent à celui des « adjectifs » ou des « déterminatifs » par opposition aux complétives du nom française qui, elles, ont par ailleurs un statut syntaxique analogue à celui des noms. On ne doit pas perdre de vue une telle différence fondamentale malgré une étiquette grammaticale identique. Comme nous le verrons, du fait de leur différence de statut syntaxique, certaines manipulations syntaxiques qui s’appliquent aux complétives du nom du français ne sont pas pour autant applicables aux équivalentes du coréen.

Notes
179.

Pour connaître d’autres emplois de [kOs], voir le chapitre 8 de cette thèse et également J-M Li (1991) Grammaire du coréen, Tome 2, Paris, PAF.

180.

Nous verrons au chapitre 8 quels rapports les propositions déterminatives entretiennent avec ces différents types de noms (« dépendants » et « indépendants ») dans un processus de dégrammaticalisation. Ce faisant, nous constaterons plus concrètement la raison pour laquelle nous n’envisageons pas [kOs] comme un simple nominaliseur au même titre que les trois morphèmes [ki, Im, ko], mais plutôt comme un nom dépendant parmi d’autres noms dépendants au même titre que [pa], (nom dépendant fonctionnel dépourvu de sens), [kos] (« endroit »), [ttE] (« moment »), etc. qu’on peut faire commuter avec [kOs].