7-1-2 Le classement grammatical des « complétives du nom » dans les grammaires du français et du coréen

Il n’est pas inutile de faire une remarque d’une part sur la pratique descriptive courante, tant en français qu’en coréen, qui consiste à ranger les « complétives du nom » dans la classe des subordonnées et d’autre part sur l’emploi de termes grammaticaux hétérogènes utilisés pour désigner ces subordonnées. Cette hétérogénéité terminologique engendre parfois des confusions qu’il importe d’éviter.

En français, les complétives du nom sont souvent rangées avec les complétives régies par un verbe ou par un adjectif, du fait de leur caractéristique morphologique identique, à savoir la présence de la conjonction que, et de leur statut syntaxique « nominal » commun. Néanmoins, on peut constater que les grammairiens français prêtent très peu d’attention aux complétives du nom par rapport aux complétives du verbe, à tel point que certains comme J. Gardes-Tamine (1990) ne les mentionnent même pas dans le classement des phrases complexes du français. Les fortes restrictions qui pèsent sur le choix des noms en français semblent en être l’une des raisons. Ces noms, qui sont en nombre réduit, sont souvent des noms abstraits, qui peuvent accepter comme proposition déterminative des complétives introduites par que.

Ce sont souvent des formes nominales de verbes ou d’adjectifs qui se construisent eux-mêmes avec une complétive : supposer → supposition, espérer → espoir, souhaiter → souhait, certain → certitude, probable → probabilité, possible → possibilité, etc.

  • (Ex8)

  • (a) J’espère qu’il réussira à son examen. → J’ai l’espoir qu’il réussira à son examen.

  • (b) Je suis certain qu’il viendra. → J’ai la certitude qu’il viendra.

D’autres noms comme idée, hypothèse, nouvelle, impressions, etc. ne sont pas morphologiquement apparentés à un verbe ou à un adjectif, mais peuvent voir toutefois leur contenu développé au moyen d’une complétive : l’idée, l’hypothèse, nouvelle, l’impression, etc. + que + P.

Parmi ces noms abstraits acceptant une complétive, beaucoup se combinent fréquemment avec des verbes supports comme avoir, faire, donner, etc. pour construire une forme complexe fonctionnellement équivalente à un verbe : avoir l’idée (→penser) / avoir l’espoir (→espérer) / avoir la certitude (→être certain) / avoir le sentiment (→sentir) faire l’hypothèse (pas de forme verbale équivalente), etc. + que + P. Ces formes complexes sont souvent considérées en bloc comme des locutions verbales qui régissent, tels les verbes régissant (espérer, penser, sentir, etc.), les complétives qui les suivent. Autrement dit, ce ne sont pas les noms, isolés des verbes supports, mais les formes complexes qu’ils constituent avec des verbes supports qui sont analysées comme régissant les complétives. Il nous semble que ceci permet d’expliquer, d’une part, la tendance qu’on observe dans les grammaires du français à ’marginaliser’ les complétives régies par un nom relativement aux complétives régies par un verbe et un adjectif, et de l’autre, le fait que le rapport qui s’établit entre les noms régissant et les complétives régies soit peu abordé en termes de détermination.

Dans les grammaires coréennes, comme cela a été déjà dit, les complétives du nom (cf. « toNkyOk kwanhyONcOl » : propositions déterminatives appositives) sont traitées systématiquement dans leurs rapports avec les relatives (cf. « kwankye kwanhyONcOl » : propositions déterminatives relatives), toutes les deux étant rangées dans la classe des propositions déterminatives (cf. « kwanhyONcOl »), du fait de leurs ressemblances au niveau du statut syntaxique « déterminatif » et de l’utilisation de marques de subordination identiques (nIn / In / Il]).

Ceci dit, certains linguistes coréens, s’alignant sur la pratique descriptive courante des grammairiens français, tentent de faire un rapprochement entre les complétives régies par un nom (cf. propositions déterminatives appositives) et les complétives régies par un verbe, en les appelant respectivement « myONsa pomun » et « toNsa pomun ». Ces deux termes peuvent se traduire littéralement par « proposition complétant le nom » ou « propositions complétives du nom » et « proposition complétant le verbe » ou « proposition complétives du verbe ». On voit ici que les propositions déterminatives non relatives, appelées ici « myONsa pomun » (désormais, complétives du nom), sont abordées en tant que subordonnées complétant un nom, parallèlement aux subordonnées qui complètent un verbe, même si le statut syntaxique de leur construction est fondamentalement différent de celui de ces dernières.

Comme on l’a déjà remarqué, les subordonnées régies par un verbe se construisent en général différemment des subordonnées régies par un nom, avec des marques de subordination distinctes. Mais il est un cas intéressant à signaler en coréen qui rappelle un peu le cas du français illustré par l’ex. (8), c’est-à-dire le cas où on peut associer le nom régissant au verbe régissant par un rapport de dérivation lexicale, comme dans les couples lexicaux du français : espérer espoir, supposer supposition, souhaiter souhait, etc. En coréen, il s’agit du cas où [ha-ta] (faire) est utilisé tantôt comme un verbe au sens plein du terme, tantôt comme un morphème « verbalisant » qui sert à former des verbes à partir de noms.

Voyons d’abord les exemples suivants :

  • (Ex9)

  • (a) Omma-nIn /1/ nE-ka /2/ ipOn kyOul-e /3/ cip-e /4/ o-n-ta-ko /5/ s EN kakh E -ss-ta /6/

  • maman-p.top /1/ moi-p.nom /2/ cet hiver-en /3/ maison-à /4/ venir-inacc-STdécl-Suf.cit /5/ penser-acc-STdécl /6/

  • → Ma maman a pensé que je venais à la maison cet hiver.

  • (b) Omma-nIn /1/ nE-ka /2/ ipOn kyOul-e /3/ cip-e /4/ o-n-ta-n I n /5/ s EN kak- I l /6/ h E -ss-ta /7/

  • maman-p.top /1/ moi-p.nom /2/ cet hiver-en /3/ maison-à /4/ venir-inacc-STdécl-SD /5/ pensée-p.accus /6/ faire inacc-STdécl /7/

  • (litt) → Ma maman a fait la pensée que je venais à la maison cet hiver.

On peut envisager que dans l’ex. (9a), la subordonnée « je venais à la maison cet hiver » est une complétive marquée morphologiquement par le suffixe « citatif » [ko] et qui est régie par le verbe [sENkakhE-ss-ta] (avoir pensé), tandis que dans l’ex. (9b), la subordonnée est une complétive marquée morphologiquement par un suffixe déterminatif [nIn] et qui est régie par le nom [sENkak] (pensée), celui-ci étant lui-même régi par le verbe [hE-ss-ta] (avoir fait). Si l’on observe de près ces deux éléments régissants, le verbe [sENkakhE-ss-ta] (avoir pensé) diffère formellement du segment [sENkak-Il hE-ss-ta] par la présence de la particule accusative [Il] après le nom [sENkak] (pensée). C’est ce qui fait dire que ce dernier segment constitue une construction où ce nom assume la fonction d’objet du verbe [hE-ss-ta] (avoir fait), alors que [sENkakhE-ss-ta] (avoir pensé) est un verbe en fonction de prédicat de l’ex. (9a) formé par composition de [sENkak] (pensée) et de [ha-ta] (faire) qui fonctionne ici comme un suffixe « verbalisant ».

Nombreux sont les noms, souvent sino-coréens, qui forment ainsi à l’aide de [ha-ta] des verbes : [myONlyON-hata : ordre-faire] (ordonner), [cean-hata : suggestion-faire] (suggérer), [mal-hata : parole-faire] (parler), etc. Ces noms peuvent avoir pour complément, fréquemment mais pas toujours, des propositions déterminatives marquées par un suffixe déterminatif [nIn], comme les verbes qui en sont dérivés peuvent avoir des propositions complétives marquées par le suffixe « citatif » [ko], comme on le voit dans les ex. (9a) et (9b).

  • Mais, il peut arriver que cette corrélation entre la nature de l’élément régissant, qui peut être un nom ou un verbe, et le type de la marque de subordination utilisée, qui peut être le suffixe déterminatif [nIn] pour le nom ou le suffixe citatif [ko] pour le verbe, ne soit pas respectée. Il est possible que la proposition subordonnée marquée par le suffixe citatif [ko] soit régie par un nom qui, apparemment, occupe une position argumentale, à savoir celle d’objet du verbe [hata] (faire) qui serait analysé comme le verbe principal. L’exemple suivant sert à illustrer cette possibilité.

  • (Ex9)

  • (c) Omma-nIn /1/ nE-ka /2/ ipOn kyOul-e /3/ cip-e /4/ o-n-ta-ko /5/ s EN kak- I l /6/ h E -ss-ta /7/

  • maman-p.top /1/ moi-p.nom /2/ cet hiver-en /3/ maison-à /4/ venir-inacc-STdécl- SD /5/ pensée-p.accus /6/ faire inacc-STdécl /7/

  • (litt) → Ma maman a fait la pensée que je venais à la maison cet hiver.

C’est un exemple qui, d’une part, met en défaut l’analyse couramment proposée du suffixe citatif [ko] comme étant une marque de subordination d’une proposition complétive régie par un verbe, et de l’autre, remet en question l’analyse qu’on peut faire du nom [sENkak] (pensée) présent dans le segment [sENkak-Il hE-ss-ta : pensée-accus faire] par rapport au même item apparu dans le segment [sENkak-hE-ss-ta : penser].

Nous n’allons pas entrer dans une longue discussion sur le problème d’analyse que soulèvent les expressions construites avec [hata] (faire). On peut constater en tout cas, à l’aide de l’ex. (9), qu’en coréen la construction des complétives du nom diffère peu de celle des complétives du verbe.

Concernant les termes grammaticaux employés pour désigner les complétives du nom, nous avons constaté que des grammairiens coréens se servaient de l’expression « toNkyOk kwanhyONcOl » : propositions déterminatives appositives) ou encore d’un terme raccourci « toNkyOk cOl » (propositions appositives). Certains linguistes-grammairiens français emploient également des termes similaires comme « conjonctives appositions » (cf. Code du français courant de H. Bonnard (1990)) ou « complétives apposition » ou encore « complétives complément du nom (cf. Syntaxe du français moderne et contemporain de H-D Béchade (1986)). Si l’usage du terme apposition ou appositive se limite, dans les grammaires du coréen, à la dénomination des propositions déterminatives non relatives qui, d’un point de vue sémantico-référentiel, ont une relation de coréférentialité globale avec le nom qu’elles déterminent (voir Infra.), par contre, dans les grammaires du français, le même terme s’emploie dans la description de constructions différentes, avec parfois des valeurs qui varient sensiblement d’un auteur à l’autre.

On doit reconnaître que si le terme apposition, signifiant étymologiquement « placer auprès », s’est appliqué à l’origine exclusivement à une fonction du nom, et en particulier, dans la grammaire latine, la fonction d’un nom apposé à un autre nom de même cas et désignant le même référent comme urbs Roma, (ville de Rome) rex Ancus (roi Ancus), ce même terme est utilisé de manière différente et souvent implicitement selon les grammairiens français. Comme ceux-ci en font un usage hétérogène, il convient de se demander chaque fois si son utilisation est faite pour désigner une fonction syntaxique, distincte de celle d’épithète, ou bien un simple mode de construction, selon lequel deux éléments constituants, notamment deux substantifs, sont posés côte à côte181

En effet, en français, le terme apposition ou appositive s’applique au mot ou au groupe de mots qui, placé à côté d’un nom, désigne une identité de référence, et recouvre une série d’emplois qui varient au niveau de la manifestation formelle : (a) le Président Mittérand, (b) la ville de Paris, (c) Jean, ce crétin, aura encore manqué le train. Dans l’ex. (a) il n’y a ni pause ni virgule entre les deux termes ; dans l’ex. (b), le nom apposé Paris est introduit par la préposition de ; dans l’ex. (c), il y a une pause marquée par une virgule entre les deux termes Jean et ce crétin.

Certains grammairiens font de ce terme un usage particulier et l’utilisent pour désigner tous les types de modificateurs du nom en position détachée - souvent matérialisée à l’écrit par une virgule et à l’oral par une pause -, pouvant s’identifier à un groupe nominal, un groupe adjectival, une relative dite explicative (Cette femme , écrivain , / belle et intelligente , / qui est née en 1804 , est un des personnages célèbres de la littérature française.), ou encore une complétive ainsi que des constructions infinitives : Il avait une idée fixe : que son fils gagne ce championnat de ski / jouer dans l’équipe de France de football. Cette utilisation du terme laisse supposer que ces auteurs considèrent l’apposition non seulement comme un mode de construction, mais aussi comme une fonction grammaticale qui se distinguerait d’autres fonctions grammaticales comme les fonctions épithète ou attributive, les fonctions de sujet et d’objet.

Par exemple, lorsque H. Bonnard (1990, 304) parle de « conjonctive apposition », ou H-D Béchade (1986, 239) de « complétive apposition», sans qu’ils le disent explicitement, ces auteurs rangent ces subordonnées appositions, au même titre qu’une fonction actancielle autonome, à côté des complétives sujet, attribut et objet (les conjonctives sujet, attribut et objet selon Bonnard) dans la classe des complétives, qui s’est établie, sans doute, selon les fonctions actancielles de celles-ci. Par ailleurs, dans son classement des subordonnées complétives, Béchade distingue fonctionnellement la « complétive apposition », considérée selon lui comme une complétive ayant le statut du nom actanciel, de la « complétive complément du nom », complétive ayant le statut du nom complément de détermination. Mais les deux ne diffèrent pas autrement que par leur mode de construction, comme le montrent les exemples suivants donnés par ce linguiste : la complétive apposition : Il faut rendre au lecteur cette justice , qu’il ne se fait jamais bien longtemps tirer l’oreille ... ; la complétive complément du nom : La pensée que Bonnava avait agi par calcul et non par vengeance faisait tomber la colère de Patrick. Cette « complétive complément du nom » de ce linguiste correspond ailleurs à ce que Bonnard appelle la « conjonctive apposition ». On voit par là les emplois du terme apposition qui varient ainsi d’un auteur à l’autre.

Pour notre part, nous ne considérons pas l’apposition comme une fonction grammaticale, distincte de celle d’épithète ou de celle de complément du nom, mais comme un mode de construction, car un mot ou un groupe de mots peut être apposé à un sujet, un complément d’objet, un complément d’un nom, etc. Qu’elles soient en position détachée ou non par rapport au nom qu’elles déterminent, les complétives que Béchade distingue sous les noms de « complétive apposition » et de « complétive complément du nom » seront rangées par nous dans la classe des propositions déterminatives, subordonnées syntaxiquement incidentes au nom.

Notes
181.

J. Lago, « l’apposition est-elle une fonction ou un mode de construction? » dans L’information grammaticale n°63, octobre 1994, pp12-17.