7-1-3 La distinction des complétives du nom en deux constructions par leur forme verbale

7-1-3-1 Les complétives du nom à verbe fini et les complétives du nom à l’infinitif en français

7-1-3-1-1 La concurrence entre complétives à verbe fini et complétives à l’infinitif

Rappelons d’abord qu’ayant une conception large du terme de proposition, nous avons décidé d’inclure les constructions infinitives dans la classe des propositions, du fait que les formes verbales à l’infinitif caractérisant ces constructions peuvent se combiner avec divers types de compléments nominaux et d’adverbes tout comme les formes verbales finies en fonction de noyau d’une unité phrastique indépendante, bien qu’elles n’aient pas leur propre sujet réalisé.

En français, on peut distinguer ainsi les complétives régies par un nom selon deux constructions différentes : les complétives à verbe fini qui ont pour marque de subordination la conjonction que (N que P) et les complétives à l’infinitif, qui ont pour marque de subordination de (N de inf.):

  • (Ex10)

  • (a) J’ai l’impression qu’il travaille pour rien

  • (b) J’ai l’impression de travailler pour rien 182.

Outre cette différence d’introducteur, les complétives à l’infinitif se distinguent des complétives conjonctives par leurs formes verbales non-finies qui expriment généralement moins de distinctions de temps ou d’aspect et n’expriment pas du tout le mode, à la différence de ce que pourraient exprimer les verbes finis dans les complétives conjonctives. Les formes verbales à l’infinitif ont surtout la caractéristique morphologique d’être dépourvues de désinences dites traditionnellement « personnelles », alors que les formes verbales finies les incluent nécessairement. De surcroît, les formes verbales à l’infinitif se construisent en l’absence de leur propre sujet, tandis que les formes verbales finies exigent obligatoirement un sujet ou un indice de sujet.

On observe souvent une relation de complémentarité dans la commutation entre complétives du nom à verbe fini et complétives du nom à l’infinitif comme le montrent les exemples cités plus haut : J’ai l’impression qu’il travaille pour rien et J’ai l’impression de travailler pour rien . La complétive à verbe fini s’utilise avec un sujet qui est différent de celui de la principale : Je message URL harr.gif Il ; la complétive à l’infinitif a un sujet qui, selon l’analyse courante, est effacé, du fait qu’il est identique à un terme nominal de la principale (sujet ou autre), en l’occurrence au sujet de la principale : Je = Ø.
  • (Ex11)

  • (a) J’ai l’impression qu’il travaille pour rien

  • (b) Ji’ai l’impression de Ø i travailler pour rien.

  • (c) Ji’ai l’impression que je i travaille pour rien.

Mais il faut dire que la complétive à verbe fini ayant un sujet identique à celui de la principale est souvent possible, comme c’est le cas dans l’ex. (11c).

En ce qui concerne le sujet absent dans les complétives à l’infinitif, il peut être soit coréférent avec un élément du contexte, le plus souvent le sujet de la principale, ce qu’illustre l’ex. (11b), mais aussi un complément de celle-ci, soit ne renvoyer à aucun élément concret de la principale, mais à ce que certains linguistes identifient comme un sujet indéterminé. A la différence de l’ex. (11b), on peut constater dans l’ex. (12) que le sujet absent dans la construction infinitive n’a de rapport coréférentiel avec aucun élément de la principale. Dans ce cas, l’analyse la plus couramment proposée est d’y voir un sujet indéterminé qui s’exprimerait en phrase indépendante comme on ou ça.

  • (Ex12)

  • La tentation est grande d’exhiber ses sentiments.

Pour aborder ce phénomène du sujet absent de l’infinitif, nous nous contentons de dire qu’il est important de le faire en prenant en compte une certaine classe de noms se situant en position de nom régissant. Ceci impliquerait, selon l’hypothèse de F. Kerleroux (1981), d’analyser le choix du sujet indéterminé comme sujet de l’infinitif, la fonction syntaxique assumée par l’ensemble [N de Inf.], la propriété lexicale du verbe principal et parfois le contexte plus large. Ainsi, en contraste avec l’ex. (12) où la séquence la tentation d’exhiber ses sentiments occupe la position de sujet du copule être et le sujet de l’infinitif s’interprète comme sujet indéterminé, on pourrait trouver la même construction infinitive en position de complément régi par le verbe avoir dans un énoncé comme dans l’ex. (13). Dans ce cas, le sujet absent de l’infinitif est analysable comme étant identique à celui de la principale.

  • (Ex13)

  • Elle i a cédé à la tentation de Ø i exhiber ses sentiments.

Les exemples (12) et (13) montrent qu’on peut avoir deux cas d’interprétation distincts en ce qui concerne le sujet absent de l’infinitif, selon que la construction infinitive suivie du nom qu’elle détermine occupe la position de sujet ou celle d’objet du verbe principal.

L’ex. (14) illustre le cas où il faut chercher le référent du sujet absent de l’infinitif au delà du cadre phrastique étroit.

  • (Ex14)

  • (a) comme nous i sommes tous fiers de nos i valeurs, la tentation est grande de Ø i exhiber nos i sentiment. [Im. 289]

  • (b) L’autre, une soprano i, avait un débit deux fois plus rapide; la manière de Ø i monter d’une octave en fin de phrase évoquait le caquet indigné d’une poule. [Im.21]

Il faut par ailleurs être attentif au fait que le parallélisme de fonctionnement entre complétives à verbe fini et complétives à l’infinitif est loin d’être parfait. En fait, certains linguistes ont admis, surtout dans les premiers travaux transformationnels183, que les constructions infinitives sont dérivées à partir des complétives à verbe fini, autrement dits des complétives introduites par que, après avoir subi certaines transformations par les processus dérivationnels suivants : l’effacement du sujet identique dans la subordonnée → l’effacement de que suivi de l’insertion de de (s’il y a lieu dans la structure de surface) → le remplacement du verbe fini par un verbe à l’infinitif. Cependant, on peut démontrer qu’une telle approche dérivationnelle n’est pas satisfaisante, car pour dériver les constructions infinitives d’une complétive à verbe fini, on doit parfois poser, comme structure sous-jacente à l’infinitif de surface, une complétive agrammaticale. Huot (1981, 34) l’illustre par les exemples suivants où les complétives sont régies par un verbe :

  • (Ex15)

  • (a) Jean a tenté de s’évader.

  • (b) *Jean a tenté qu’il s’évade.

On peut considérer l’impossibilité d’utiliser la complétive introduite par que comme une propriété lexicale du verbe tenter qui n’accepte comme complément que la complétive à l’infinitif.

Le même constat peut se faire lorsque les complétives sont régies par un nom. On peut dire que c’est en fonction de leurs propriétés lexicales que les noms peuvent être suivis soit d’une complétive à l’infinitif ou bien d’une complétive introduite par que (avec sujet coréférentiel ou différent du sujet de la principale), soit seulement d’une complétive introduite par que, soit uniquement d’une complétive à l’infinitif introduit par de. En effet, des noms comme idée, fait, certitude, impression, conviction, raison, besoin, chance, envie, etc. admettent les complétives introduites par que et les complétives à l’infinitif introduit par de :

  • (Ex16)

  • (a) Comment se fait-il que l’ami du prolétariat n’ait pas eu l’idée de transformer la scène des lunettes cassées en un tableau allégorique... [Immortalité, 313]

  • (b) (...) l’ami des femmes (...) ne manifeste aucune émotion à l’idée que Christiane était une ancienne ouvrière (...) [Im. 312]

  • (c) Il avait une autre raison de se sentir déprimé. [Im. 152]

  • (d) Lui qui admirait Bettina pour la simple raison qu’elle était femme n’a rien trouvé d’admirable en Christiane (...) [Im. 312]

Mais certains noms comme preuve, bruit, etc. n’admettent que les complétives à verbe fini (les exemples sont empruntés à M. Gross (1975, 54)) :

  • (Ex17)

  • (a) Paul découvre la preuve qu’il fera cela .

  • (b) *Paul découvre la preuve de faire cela .

  • (c) Paul colporte le bruit qu’il fera cela.

  • (d) *Paul colporte le bruit de faire cela.

En revanche, d’autres comme courage, droit, liberté, audace, sagesse, difficulté, force, faculté, souci, etc. admettent seulement les complétives à l’infinitif :

  • (Ex18)

  • (a) La musique n’a pas seulement enseigné à l’Européen la sensibilité, mais aussi la faculté de vénérer les sentiments et le moi sensible . [Im. 305]

  • (b) * (...) la faculté qu’il vénère les sentiments et le moi sensible .

  • (c) Cela pouvait se justifier, bien sûr, par le souci d’atténuer chez Laura la douleur d’une séparation . [Im. 267]

  • (d) *(...) le souci que cela atténue chez Laura la douleur d’une séparation .

Nous n’allons pas examiner ici en détail d’autres différences de comportements syntaxiques entre complétives du nom introduites par que et complétives du nom à l’infinitif que H. Huot a bien étudiées dans ses ouvrages (1977, 1981). Remarquons seulement avec cette linguiste que le fait que ces différentes constructions aient un même rôle syntaxique dans les phrases où elles apparaissent n’entraîne pas pour autant qu’elles aient une même structure syntaxique, car chacune a ses particularités de fonctionnement et des contraintes que l’autre ne connaît pas.

Notes
182.

D’après D. Creissels, on peut expliquer ceci comme une simple conséquence de l’interdiction d’avoir en français des séquences J’ai l’impression *de que travailler pour rien. En revanche une telle séquence est attestée dans une langue comme l’espagnol.

183.

Pour ne citer que des travaux portant sur le français, c’est la position de M. Gross (1968, 1975), de N. Ruwet (1972), de R Kayne (1975) et de J. Dubois et al. (1970).