7-2-1-2 Quelques remarques sur les relatives et les complétives du nom « elliptiques » et sur le problème d’analyse du phénomène de l’ellipse

7-2-1-2-1 Les relatives et les complétives du nom « elliptiques »

Si l’on jette un regard sur les définitions des relatives et des complétives du nom couramment données par les grammairiens coréens, on s’aperçoit qu’elles ne reposent pas sur l’absence ou non d’un constituant nominal dans une subordonnée, qui, d’après ce qu’on a vu précédemment, paraît être pourtant un critère décisif, mais portent sur la possibilité qu’il y aurait ou non pour le nom-pivot d’occuper une position nominale dans la subordonnée, s’il y figurait. La relative se définit généralement comme une subordonnée déterminative où le nom-pivot pourrait jouer une fonction argumentale et non comme une subordonnée déterminative où il manque un constituant nominal. De même, la complétive du nom se définit comme une subordonnée déterminative où le nom-pivot ne peut pas occuper une position nominale et non pas comme une subordonnée déterminative où il ne manque rien, c’est-à-dire où les positions argumentales sont saturées. On pourrait dire que ce sont deux façons de dire la même chose. Mais il convient de reconnaître qu’il y a tout de même une raison pour laquelle les grammairiens optent pour l’une et non pour l’autre, même s’ils ne le disent pas explicitement.

En effet, il est simpliste, voire insatisfaisant, de dire qu’il manque un constituant nominal dans une relative et qu’il ne manque rien dans une complétive du nom, car il est courant que l’omission, ou l’ellipse si l’on préfère, d’un constituant nominal peut avoir lieu dans une complétive du nom (→33a), comme l’ellipse d’un constituant nominal autre que le nominal relativisé est possible dans une relative (→32a), comme on le voit dans les exemples suivants. Dans la relative (32a), il y a deux positions nominales du verbe recevoir, à savoir celles de sujet et d’objet, qui restent vides, alors que dans la complétive du nom (33a), une position nominale, celle de sujet, est inoccupée.

  • (Ex32a) Relative « elliptique »

  • Ø 1 /1/ paNkIm /2/ Ø2 /3/ patatI-n /4/ ton2 /5/ → uncOnsa 1 [Mère12]

  • Ø 1 /1/ juste à l’instant /2/ Ø2 /3/ recevoir-SD :acc /4/ argent2 /5/ → chauffeur 1

  • (litt) l’argent qu’(il) a reçu juste à l’instant

  • →l’argent qu’il venait de recevoir [Trad. Mère 9]

  • (Ex33a) Complétive du nom « elliptique »

  • (a) Ø 1 /1/ caNkOli-lIl /2/ swicianko /3/ tallyO-wass-ta-nIn /4/ cINkO /5/→ cha1 [Mère 46]

  • Ø 1 /1/ longue distance-p.accus /2/ sans arrêt /3/ rouler-acc-STdécl-SD /4/ preuve /5/→ voiture1

  • (litt) la preuve qu’(elle) avait roulé sans arrêt sur une longue distance .

  • →signe que la voiture avait roulé sans arrêt sur une longue distance. [Trad. Mère 36]

Mais l’ellipse des constituants nominaux dans ces deux subordonnées est de nature différente. Dans la relative (32a), un seul constituant nominal peut être inféré par son identification avec le nom-pivot [ton] (argent) qui pourrait occuper la position de l’objet du verbe subordonné recevoir, tandis qu’il est impossible de récupérer l’autre nominal manquant qui pourrait assumer la fonction de sujet, si l’on reste seulement dans ce cadre de la construction de détermination subordonnée - nom-pivot. Il en va de même pour le constituant nominal sujet manquant dans la complétive du nom (33a). Il faut prendre en compte un contexte plus vaste, ici, celui des phrases complexes dans lesquelles ces deux subordonnées sont enchâssées. Comme on peut le constater dans les ex. (32b) et (33b) qui sont la suite des ex. (32a) et (33a), les deux constituants nominaux manquant, à savoir [uncOnsa] (chauffeur) dans l’ex. (32b) et [cha] (voiture) dans l’ex. (33b), qui occuperaient la position de sujet dans chacune de ces subordonnées, peuvent être restitués du fait qu’ils sont chacun en relation coréférentielle avec ces constituants nominaux identiques qui appartiennent à la proposition principale : [uncOnsa] (chauffeur), le sujet de la proposition principale dans l’ex. (32b) et [cha] (voiture), le syntagme génitival du sujet de la principale dans l’ex. (33b).

  • (Ex32b) relative « elliptique »

  • Ø 1 /1/ paNkIm /2/ patatI-n /3/ ton-kwa /4/ nEOlkul-Il /5/ pOnkala /6/ salpyOpwakamyO /7/ uncOnsa 1-nIn /8/ ttIspakilanIntIsi /9/ cuNOlkOl-yOss-ta /10/ [Mère12]

  • Ø /1/ à l’instant /2/ recevoir-SD:acc /3/ argent-et /4/ mon visage-p.accus /5/ tour à tour /6/ regardant /7/ chauffeur-p.top /8/ comme si c’était inattendu /9/ marmonner-acc-STdécl /10/

  • (Litt) Regardant tour à tour mon visage et l’argent qu’(il) a reçu à l’instant, le chauffeur a marmonné, comme si c’était inattendu.

  • →Regardant tour à tour mon visage et l’argent qu’il venait de recevoir, il laissait échapper quelques mots de surprise. [Trad. Mère 9]

  • (Ex33b) complétive « elliptique »

  • Ø 1 /1/ caNkOli-lIl /2/ swicianko /3/ tallyO-wass-ta-nIn /4/ cINkO-lo /5/ cha 1-Ii /6/ hutIpupun-In /7/ ttIkOpke /8/ talass-Oss-ta /9/ [Mère 46]

  • Ø 1 /1/ longue distance-p.accus /2/ sans arrêt /3/ rouler-acc-STdécl-SD /4/ preuve-comme /5/ voiture 1-p.génit /6/ capot-p.top /7/ chaudement /8/ être chauffé-acc-STdécl /9/

  • (litt) Le capot de la voiture était chauffé chaudement comme preuve qu’(elle) avait roulé sans arrêt sur une longue distance.

  • →Le capot était brûlant, signe que la voiture avait roulé sans arrêt sur une longue distance. [Trad. Mère 36]

Ce qu’il est important de souligner, c’est que l’omission de ces constituants nominaux, ou leurs équivalents, n’est pas obligatoire dans chacune de ces subordonnées, à la différence de celle du constituant nominal relativisé, ici [ton] (argent) dans la relative de l’ex. (32c), qui est obligatoire. Plus précisément, si la position du sujet de la relative (32c-i) peut être occupée par un pronom démonstratif désignant la personne [kI] (lui) et celle du sujet de la complétive du nom (33c), par un pronom démonstratif indiquant la chose [kI-kOs] (celui-ci), la position de l’objet, qui est relativisé, est complètement bloquée (32c-ii).

  • (Ex32c) relative « elliptique »

  • (i) [kI1-ka] /1/ paNkIm /2/ Ø 2 /3/ patatI-n /4/ ton 2 /5/→ uncOnsa 1

  • lui1-p.nom /1/ juste à l’instant /2/ Ø 2 /3/ recevoir-SD:acc /4/ argent 2 /5/ → chauffeur 1

  • →l’argent qu’il a reçu juste à l’instant

  • (ii) * [kI1-ka] /1/ paNkIm /2/ [kI-kOs 2 –Il] /3/ patatI-n /4/ ton 2 /5/→ uncOnsa 1

  • lui1-p.nom /1/ juste à l’instant /2/ ceci 2-p.accus. /3/ recevoir-SD:acc /4/ argent 2 /5/ → chauffeur 1

  • →l’argent qu’il l’a reçu juste à l’instant

  • (Ex33c) complétive « elliptique »

  • [kI-kOs 1 -i] /1/ caNkOli-lIl /2/ swicianko /3/ tallyO-wass-ta-nIn /4/ cINkO /5/ → cha1

  • ceci1-p.nom /1/ longue distance-p.accus /2/ sans se reposer /3/ rouler-acc-STdécl-SD /4/ preuve /5/ → voiture1

  • (litt) la preuve qu’elle avait roulé sans arrêt sur une longue distance [Mère 46]

Comme on peut le constater dans la traduction française des exemples coréens qu’on vient de citer, les subordonnées correspondantes du français ne peuvent être elliptiques de la même façon que celles du coréen. En effet, si l’on revoit les ex. (32b) et (33b) et leur traduction française respective, on remarque dans celle-ci que, sauf le terme nominal relativisé l’argent dans l’ex. (32b), les autres constituants nominaux le chauffeur et la voiture, ou leurs correspondants pronominaux, qui sont omis en position de sujet dans la relative et la complétive du nom du coréen, sont repris en français dans cette position sous les formes d’indices pronominaux, il renvoyant au chauffeur, sujet de la principale dans l’ex. (32b) et elle référant à la voiture, le syntagme génitival du sujet de la principale dans l’ex. (33b) :

  • (Ex32b)→ (litt) Regardant tour à tour mon visage et l’agent qu’il 1 a reçu à l’instant, le chauffeur 1 a marmonné, comme si c’était inattendu ;

  • (Ex33b) → (litt) Le capot de la voiture 1 était chauffé chaudement comme preuve qu’elle 1 avait roulé sans arrêt sur une longue distance.

Dans ce cas présent, contrairement à ce qui se passe en coréen, la position de sujet dans les deux types de propositions subordonnées du français doit être saturée. On voit bien ici que la règle de la saturation des positions nominales dans les structures phrastiques subordonnées (il en va de même pour les structures phrastiques indépendantes) est différente d’une langue à l’autre.

En ce qui concerne la complétive du nom dépourvue de sujet en français, on peut citer encore la possibilité que cette langue a d’utiliser une complétive à l’infinitif n’ayant pas par définition de sujet explicite, dans la mesure où le nom régissant dont la complétive dépend admet cette construction infinitive, comme en témoigne la traduction française de l’énoncé coréen suivant :

  • (Ex34)

  • (a) OmOni-nIn /1/ khIn casik-eke /2/ pyOnmyON-Il /3/ nIlOnoh-Il /4/ kihwe-lIl /5/ cu-cianh-ass-ta /6/

  • mère-p.top /1/ fils aîné-à /2/ prétexte-p.accus /3/ étendre-SD :évent /4/ chance-p.accus /5/ donner-nég,-acc-STdécl /6/ [Mère 31]

  • (litt)→Ma mère n’a pas donné à son fis aîné la chance d’étendre des prétextes.

  • (a’) Ø1 / pyOnmyON-Il / nIlOnoh-Il / kihwe /→ khIn casik 1

  • Ø1 / prétexte-p.accus / étendre-SD :évent / chance /→ fils aîné

  • (b) Ma mère ne me donnait pas la chance de m’expliquer. [Trad. Mère24]

  • (b’) la chance de Ø1 m’expliquer → me1

Abstraction faite des différences de détails apportées par les traductrices au niveau lexical, par exemple le passage du complément datif coréen [khIn casik] (fils aîné) en clitique me en français et le passage de la subordonnée coréenne « étendre des prétextes » traduite par m’expliquer, on peut dire que dans les complétives du nom des deux langues, le sujet absent peut être récupéré dans les mêmes conditions, c’est-à-dire par un élément de la principale, à savoir le complément datif lexical [khIn casik] (fils aîné) en coréen et le clitique me en français.

Mais il ne faut pas oublier non plus que l’on a utilisé en français dans le cas présent la complétive à l’infinitif dont la structure diffère fondamentalement de celle de la complétive introduite par que, alors qu’en coréen on a mis en oeuvre une complétive du nom dont le sujet explicite manque mais qui, à part cela, se construit de la même façon qu’une complétive du nom « complète ».

Par ailleurs, on reconnaît qu’il est possible que la complétive du nom soit parfois elliptique en français dans d’autres contextes. Si l’on dit Le fait qu’il boit porte préjudice à sa santé, la complétive incidente au constituant nominal le fait comporte un verbe boire, dépourvu de son objet. Il en va de la complétive comme de l’indépendante, rien n’empêche d’y trouver un verbe transitif construit intransitivement : Il boit □ le fait qu’il boit. Il est évident, en pareil cas, que le personnage ne boit pas que de l’eau. La non-spécification de l’objet n’est pas ici due à son rapport coréférentiel avec un des constituants nominaux appartenant à la proposition principale, puisque rien n’est coréférentiel avec cet objet non-exprimé, mais elle correspond ici à un euphémisme. Il boit s’interprète couramment comme un équivalent euphémique de Il est alcoolique, mais une telle interprétation n’a pas de caractère obligatoire. De ce fait, on peut rétablir le mot alcool dans la position de l’objet non-exprimé  : le fait qu’il boit de l’alcool porte préjudice à sa santé. On observerait le même phénomène avec beaucoup d’autres verbes transitifs tels que manger, fumer, lire, etc. : le fait qu’il fume (le cigare) aggrave ses problèmes respiratoires. Cette réintroduction de l’argument nominal elliptique, si elle est réalisable dans la complétive du nom même si ceci a divers effets de sens193, est impossible à effectuer dans la subordonnée relative. Cela est vrai des relatives populaires comme des relatives canoniques en français : *C’est un film dont tu m’as déjà parlé de cet homme / *C’est un film que tu m’as déjà parlé de cet homme . *C’est un outil dont j’ai besoin de cet outil / *C’est un outi l que j’ai besoin de cet outil .

Si l’on s’arrête sur les grammaires du coréen, celles-ci n’évoquent pas, sinon très peu, les propositions déterminatives « elliptiques » telles que celles des exemples (32) et (33) dans la partie consacrée à la description de ces deux sous-ensembles de subordonnées déterminatives, alors que l’omission des constituants nominaux de la phrase est un phénomène linguistique fréquent dans cette langue, notamment lorsque le contexte discursif, textuel ou situationnel, permet de les identifier. Nous pensons qu’il est déraisonnable de parler des relatives et des complétives du nom du coréen en excluant de tels énoncés où l’ellipse grammaticale des constituants nominaux coexiste avec l’ellipse discursive. Certes, il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui relève de la syntaxe et ce qui relève du contexte discursif dans de tels énoncés que nous avons qualifiés d’« elliptiques », puisqu’il n’y a aucune marque formelle qui puisse aider à le savoir. C’est même une des grandes problématiques linguistiques du coréen. Mais ceci n’est pas une raison suffisante pour laisser de côté ce type de constructions elliptiques dans une description grammaticale des propositions déterminatives de cette langue.

L’attitude qui nous paraît raisonnable concernant les relatives comme celles de l’ex. (32a) est d’essayer de démontrer la nature différente de l’ellipse des deux constituants nominaux de la même proposition subordonnée : pour le constituant nominal relativisé qui s’identifie au nom-pivot, c’est une ellipse grammaticale qui est obligatoire par relativisation, et pour l’autre c’est une ellipse discursive facultative qui exige de prendre en considération un cadre beaucoup plus large que le cadre de détermination étroit pour identifier le référent du terme nominal supprimé. Pour illustrer le caractère obligatoire de l’omission du terme nominal relativisé, il est donc primordial d’expliquer le mécanisme de cette opération syntaxique. Beaucoup de grammairiens ont tendance cependant à faire l’économie d’une telle explicitation.

Dans la présentation des relatives du coréen, il conviendrait donc de présenter en premier lieu les relatives « ordinaires » (ou « canoniques »), où il manque un seul constituant nominal coréférentiel du nom-pivot et pour lesquelles il suffit de considérer le domaine de la relative [relativenom-pivot]. Viendraient ensuite les relatives « elliptiques », où il y a plus d’un constituant nominal supprimé et dont les référents devraient être cherchés au-delà du domaine de la relative, ceci sans oublier d’évoquer les problèmes éventuels d’identification de ces référents dans certains cas de constructions. Il en va de même pour les complétives du nom qui devraient être ainsi étudiées par étape.

Notes
193.

Les auteurs de la Grammaire méthodique du français (1994, 220) précisent à ce propos que la spécification de l’objet dans ce type de phrases françaises est possible, mais est jugée peu pertinente parfois pour le propos comme : Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger ; A trois ans il savait déjà lire et écrire, car la non-explicitation de l’objet permet ici d’identifier le procès verbal en lui-même sans autre spécification. L’objet reste indéterminé parce qu’il recouvre la gamme entière des objets possibles du verbe. Ce cas est à distinguer d’un autre cas où l’objet est réalisable contextuellement, par exemple dans une conversation : Je vois (ce que vous voulez dire)