7-2-1-2-2 Problèmes d’analyse des constituants nominaux Ø : observation de quelques cas

Il faut reconnaître que, comme en témoignent d’abondantes études consacrées à ce sujet, le phénomène de l’ellipse des constituants nominaux suscite des problèmes d’analyse si complexes et délicats tant au niveau théorique qu’au niveau pratique en linguistique qu’il serait présomptueux d’en proposer une généralisation ici194. Sans nous étendre donc, il convient de signaler qu’en général, le phénomène de l’ellipse des constituants nominaux, qu’elle soit d’ordre grammatical ou discursif, est beaucoup plus fréquent en coréen qu’en français. Comme le coréen ne connaît aucune contrainte de saturation des positions argumentales du verbe, les termes nominaux supposés connus ou évidents du fait du contexte ou de la situation peuvent être effacés. Dans ce cas, il est important de distinguer l’absence interprétée comme une indétermination de celle interprétée comme un anaphore.

Il peut arriver que, dans une subordonnée comme dans une relative, plusieurs constituants nominaux soient absents de leurs positions argumentales. Le problème qui se pose alors est de discerner ce qui relève du plan syntaxique de ce qui relève du plan discursif. Cela suppose donc de chercher les différents référents des constituants nominaux absents non seulement dans le cadre phrastique mais surtout au-delà, c’est-à-dire le cadre textuel plus large ou encore le cadre encore plus large qui relève des connaissances générales partagées. A ce problème d’identification référentielle s’ajoute le problème de l’inférence de leur fonction argumentale respective dans la subordonnée.

On peut illustrer ce cas problématique par la relative suivante (35) où il manque trois constituants nominaux.

  • (Ex35)

  • paNkIm /1/ iyakiha-n /2/ salam-i /3/ nuku-(i)-ci /4/

  • à l’instant /1/ parler-SD :acc /2/ personne-p.nom /3/ pronom interrogatif (qui) -être-STdécl /4/

  • → Qui est la personnequi a parlé  ?

  • à qui (on / je / tu / il / etc.) parle  ?

  • de qui (on / je / tu / il / etc.) parle  ?

A supposer que le contexte antérieur de cet énoncé ne soit pas bien connu par l’énonciateur, la fonction argumentale que pourrait assumer le terme nominal relativisé [salam] (personne), identifié par le nom-pivot, dans la subordonnée peut recevoir trois interprétations : soit sujet (la personne qui P), soit complément datif (la personne à qui P), ou encore complément (la personne de qui P). De plus, lorsque le terme nominal relativisé est interprété comme assumant un rôle autre que le sujet dans la subordonnée, en l’occurrence lors des deux dernières interprétations, diverses interprétations sont également possibles en ce qui concerne le référent de l’élément susceptible de jouer le rôle de sujet du verbe subordonné « parler » qui peut être un sujet-élocutif (je), un sujet-allocutif (tu), un sujet-délocutif (il), ou bien un sujet générique (on).

De tels problèmes ne se posent pas seulement en coréen. Les mêmes problèmes ont été révélés par Lemaréchal (1997) pour les relatives du japonais qui sont des relatives sans pronom relatif et qui présentent, à quelques détails près, des caractéristiques identiques à celles du coréen, notamment quant à la possibilité d’inclure, outre le terme nominal relativisé obligatoirement absent, d’autres nominaux pouvant être absents du fait du contexte. On doit remarquer avec ce linguiste que, dans ce cas, les constituants nominaux absents sont de types bien différents, alors que rien ne marque cette différence en coréen comme en japonais. C’est de là que proviennent la complexité et les difficultés d’analyse qu’induisent ces langues pour disséquer tous les types différents de constituants absents, représentés aussi indistinctement par la marque [Ø]195.

Rappelons au passage qu’en français le phénomène de l’ellipse des constituants nominaux est moins fréquent en coréen et connaît des contraintes différentes. On remarque, dans certains cas de français non-standard, des relatives marquées par que, quelque peu semblables à la relative coréenne observée plus haut, dans lesquelles l’interprétation de la fonction argumentale du terme nominal relativisé est ambiguë. S’il n’est pas possible d’assigner la fonction de sujet au terme relativisé la personne, à cause de la présence du sujet indéfini on et de la conjonction que dans la relative non-standard de l’énoncé suivant, on a du moins deux interprétations possibles : soit comme complément datif-allocutif, (ce qui correspond à la personne à qui on parle), soit comme complément délocutif (→ la personne dont on parle).

  • (Ex36) C’est qui qui est la personne qu’on parle ?

Nous avons dit plus haut qu’en général, on rencontre davantage en coréen qu’en français ces problèmes d’identification des référents des constituants nominaux absents. Ces difficultés d’identification débouchent inévitablement sur des problèmes de traduction, surtout lorsqu’on passe du coréen en français, car le traducteur français est amené logiquement, dans bien des cas, à restituer des constituants qui sont manquants dans le texte coréen. Nous pensons que la tâche du traducteur français est à cet égard doublement complexe, par rapport au cas inverse, car non seulement il doit affronter des difficultés pour identifier les référents des constituants nominaux supposés effacés dans un texte coréen, mais surtout, une fois effectuée l’identification de leurs référents, il doit, au cours de la reformulation, sélectionner les constructions linguistiques adéquates parmi les diverses constructions possibles qu’offre le français.

Nombreux sont les cas problématiques qui rendent le travail du traducteur français difficile. Nous ne pouvons pas bien sûr les présenter tous ici mais un cas mérite tout de même d’être évoqué. C’est le cas des subordonnées déterminatives du coréen qui sont dépourvues de sujet explicite, notamment celles où le sujet absent reçoit l’interprétation de sujet indéterminé et générique, semblable à l’interprétation du pronom français on. En fait, nous avons vu avec les exemples précédents qu’il existe, outre le cas où le sujet absent dans la subordonnée peut être récupéré par un élément situé dans un contexte phrastique étroit ou textuel large, des cas où le référent du sujet absent n’apparaît explicitement nulle part dans le contexte, d’où l’appellation de sujet indéterminé. Mais disons tout de suite que dans un texte coréen long, il n’est pas toujours simple de savoir si le sujet absent dans une subordonnée est anaphorique ou indéterminé. De plus, même si on l’a identifié une fois comme indéterminé, ceci ne veut pas dire qu’on doive le traduire systématiquement en français par on qui apparaîtrait en position de sujet dans une subordonnée déterminative. En fait, le traducteur français peut avoir dans ce cas le choix entre diverses constructions déterminatives.

Observons quelques exemples :

  • (Ex37)

  • (a) hanyak- I l /1/ tali-n I n /2/ n E ms E-ka /3/ puOkh-esO /4/ malu-lIl /5/ kOnn-O /6/ anpaNan-Ilo /7/ solsol /8/ sImyOtIlOwasO nIn /9/ OmOni-Ii /10/ nEmsE-wa /11/ hapchyO-cikoiss-Oss-ta /12/ [Mère 30]

  • médicaments-p.accus /1/ faire bouillir- SD :inacc /2/ odeur-p.nom /3/ cuisine-de /4/ plancher-p.accus /5/ traverser-SC /6/ chambre-dans /7/ peu à peu /8/ pénétrer-SC /9/ mère-p.génit /10/ odeur-avec /11/ se mélanger-en train de-acc-STdécl /12/

  • (litt) →* L’odeur (qu’on) faisait bouillir des médicaments traversait de la cuisine vers le plancher, pénétrait peu à peu dans sa chambre et se mélangeait avec l’odeur de ma mère.

  • L’odeur des produits médicinaux qu’on faisait bouillir dans la cuisine, montait peu à peu en passant par le plancher devant sa chambre et se mélangeait à son odeur. [Trad. Mère 23]

  • (b) Ø / hanyak-Il /1/ tali-nIn /2/ nEmsE /3/

  • Ø / médicaments-p.accus /1/ faire bouillir- SD :inacc /2/ odeur /3/

  • (litt) →* L’odeur (qu’on) faisait bouillir des médicaments

  • →L’odeur des produits médicinaux qu’on faisait bouillir

Sans porter notre attention sur les détails de la traduction littéraire de l’énoncé entier, qui est souvent loin de coïncider avec la traduction littérale, mais en observant uniquement la traduction de la subordonnée déterminative soulignée, on constate que le sujet absent de la subordonnée déterminative coréenne « l’odeur que Ø faisait bouillir des médicament », qui est de type non-relatif (nous allons voir plus loin ce type de propositions déterminatives), est traduit en français par le sujet indéterminé on occupant la position de sujet dans la subordonnée relative l’odeur des produits médicinaux qu’ on faisait bouillir .

Rien n’oblige cependant le traducteur à la présenter ainsi. Elle peut être traduite en français par une construction déterminative qui n’est pas phrastique.

  • (Ex38)

  • (a) solppuli-l I l /1/ y O kk O mant I -n /2/ kos I mtochi moya N - I i /3/ sothsol-lo /4/ kamasoth- I l /5/ pusi-l-tt E-na /6/ nalp O pha-n /7/ nophkoto /8/ k O lk O lhan /9/ moksoli-ka /10/ ulli-Oss-ta /11/ [Mère 12]

  • racines de pin-p.accus /1/ fabriquer en tressant-SD :acc /2/ forme de hérisson-p.génit /3/ brosse-avec /4/ marmite-p.accus /5/ frotter-SD-moment-à /6/ comme pouvoir se produire-SD /7/ haut /8/ rude /9/ voix-p.nom /10/ résoner-acc-STdécl /11/

  • (litt) → Une voix haute et rude qui peut se produire au moment où (on) frotte une marmite avec une brosse en forme de hérisson que l’(on) a fabriquée en tressant des racines de pin.

  • → Cette voix haute et rude résonnait comme une marmite que l’on frotte avec une brosse de racines de pin en forme de hérisson.

  • (b) Ø / solppuli-lIl /1/ yOkkO mantI-n /2/ kosImtochi moyaN-Ii /3/ sothsol /4/

  • Ø / racines de pin-p.accus /1/ fabriquer en tressant-SD :acc /2/ forme de hérisson-p.génit /3/ brosse /4/

  • (litt) →une brosse en forme de hérisson que l’(on) a fabriquée en tressant des racines de pin.

  • → avec une brosse de racines de pin en forme de hérisson.

  • (c) Ø / kamasoth-Il / pusi-l-ttE-na /

  • Ø / marmite-p.accus / frotter-SD-moment /

  • (litt) → le moment où (l’on) frotte une marmite

  • → une marmite que l’on frotte

L’énoncé coréen comporte deux subordonnées déterminatives sans sujet explicite, dont la première « une brosse en forme de hérisson que Ø a fabriquée en tressant des racines de pin  » est traduite en français par un syntagme génitival une brosse de racines de pin en forme de hérisson et la seconde « le moment Ø frotte une marmite  », par une subordonnée relative avec pour sujet on, une marmite que l’ on frotte. Remarquons au passage que ces subordonnées des deux langues ont un terme nominal relativisé différent et une fonction argumentale différente à l’intérieur de la subordonnée : cor. moment →complément de temps / fr. marmite → objet.

Il est bon de rappeler ce que nous avons déjà vu dans le chapitre 2 à travers cette fois des exemples de traduction du français en coréen, à savoir que des modificateurs du nom du français comme les adjectifs ou les syntagmes nominaux en fonction de déterminant sont fréquemment traduits en coréen par des subordonnées déterminatives souvent sans sujet explicite. Ainsi dans une traduction du coréen en français on peut s’attendre naturellement à ce que des subordonnées déterminatives du coréen soient rendues en français par des modificateurs du nom comme des adjectifs ou des syntagmes nominaux prépositionnels. Cela se passe fréquemment en effet dans notre corpus. En voici deux exemples.

  • (Ex39)

  • (a) OttOn cip-esO-nIn /1/ nam-pota /2/ ilccik /3/ k O tw O t I li-n /4/ kochu-lIl /5/ malinI-lako /6/ sIlleithI cipuN-i /7/ ttE anin /8/ kaIlphuNkyON-Ilo /9/ onthoN ppalkahke /10/ chEsEktweO isskito h-Ess-ta /11/

  • certain-maison-dans-p.top /1/ autrui-p.compar /2/ tôt /3/ récolter-SD :acc /4/ piment-p.accus /5/ en séchant /6/ toit en zinc-p.nom /7/ précoce /8/ paysage d’automne-par /9/ tout rouge /10/ être coloré-acc-STdécl /11/ [Mère22]

  • (litt) → Dans certaines maisons, leurs toits en zinc étaient colorés tout rouge par le paysage d’automne précoce, (on) séchant les piments (qu’on) a récoltés plus tôt que les autres.

  • → Une maison rappelait l’automne, avec son toit rouge d’une récolte précoce de piments qui séchaient [Trad. Mère 17]

  • (b) Ø / nam-pota / ilccik / kOtwOtIli-n / kochu /

  • autrui-p.compar /2/ tôt /3/ récolter-SD :acc /4/ piment /5/

  • (litt) → les piments (qu’on) a récoltés plus tôt que les autres.

  • → une récolte précoce de piments

  • (Ex40)

  • (a) phalans E k pheinth I -l I l /1/ chilha-n /2/ hams O k t E mun anccok-Ilo /3/ kkoma-ka /4/ mosIp-Il /5/ nathanE-ca /6/ (...) [Mère23]

  • peinture de couleur bleu-p.accus /1/ peindre-SD :acc /2/ l’intérieur du portail en zinc-par /3/ enfant-p.nom /4/ silhouette-p.accus /5/ montrer-SC (aussitôt) /6/ (...)

  • (litt) → Aussitôt que l’enfant se montra par l’intérieur du portail en zinc que l’(on) a peint en couleur bleu, / l’intérieur du portail en zinc peint en bleu.)

  • → Aussitôt qu’il entra par le portail en zinc bleu [Trad. Mère 18]

  • (b) Ø / phalansEk pheinthI-lIl / chilha-n / hamsOk tEmun anccok /

  • Ø / peinture de couleur bleu-p.accus / peindre-SD :acc / l’intérieur du portail en zinc /

  • (litt) → l’intérieur du portail en zinc que l’(on) a peint en couleur bleu / l’intérieur du portail en zinc peint en bleu.)

  • → le portail en zinc bleu

Dans ces traductions littérales des subordonnées déterminatives sans sujet explicite, nous avons posé chaque fois un sujet indéterminé on en position de sujet vide comme si cette position de sujet devait être occupée. Nous pensons que faire correspondre systématiquement le sujet matériellement absent du coréen au sujet indéterminé on est un peu abusif, alors qu’en coréen la présence du sujet dans une unité phrastique, subordonnée ou indépendante, n’est pas grammaticalement obligatoire à la différence du français, comme on l’a largement constaté dans les exemples coréens cités. Cette façon de présenter le sujet absent du coréen impliquerait du point de vue de la linguistique contrastive qu’on considère comme identiques une complétive à l’infinitif du français telle que l’idée de partir m’enthousiasme et une complétive conjonctive telle que l’idée qu’on part m’enthousiasme. Mais il faut préciser que c’est par comparaison au type de complétive conjonctive du français nécessitant obligatoirement la présence d’un sujet ou d’un indice de sujet que nous avons effectué la présentation de la subordonnée déterminative sans sujet explicite du coréen. En français, la complétive conjonctive sans sujet comme *l’idée que Ø part m’enthousiasme n’est pas grammaticalement admissible, tandis que la correspondante du coréen l’est. Néanmoins, nous aimerions remarquer d’abord que même si certains linguistes proposent l’interprétation d’un sujet indéterminé (Chomsky parle ici d’interprétation arbitraire avec l’étiquette « PROarb ») pour le sujet vide de l’infinitif (cf. l’idée de partir), ce que nous avons accepté faute de mieux dans cette analyse, il nous semble primordial de différencier le sujet indéterminé « arbitraire » de l’infinitif du véritable sujet indéterminé on, lorsqu’il est présent dans la complétive conjonctive196. En coréen, le problème est qu’une telle différence n’apparaît pas dans la structure de surface de la subordonnée déterminative sans sujet explicite. D’où la difficulté pour le traducteur d’interpréter le référent de ce sujet absent dans le texte coréen et de le reformuler en français par une forme adéquate.

De surcroît , nous avons vu que pour passer des subordonnées déterminatives sans sujet explicite du coréen en français, le traducteur met en jeu différents types de constructions déterminatives qui ne sont pas nécessairement des propositions déterminatives. On peut supposer que c’est ce choix même qui est susceptible d’entraîner des difficultés, puisque le traducteur doit sélectionner la construction qui conviendrait le mieux au contexte créé dans le texte français.

Notes
194.

Voir, entre autres, Fuchs (éd.) Ellipse grammaticale : études épistémologiques et historiques dans HEL (1983) tome 5-1, Lemaréchal (1997) Zéro(s). Pour le coréen, parmi les ouvrages écrits en français, K-J Jeong (1989) Relations anaphoriques et ellipses structurales en coréen : essai sur la grammaire de la phrase et la grammaire du discours, P-S Shim (1991) Les pronoms coréens : Ø / k I / caki dans la phrase et dans le discours : essai de grammaire comparée.

195.

Lemaréchal (1997) aborde les relatives du japonais ainsi que d’autres constructions dans des langues différentes dans le but de discriminer les « zéros » de natures diverses qui sont représentés indistinctement par cette marque [Ø] dans la littérature linguistique. Il convient de noter qu’un problème analogue, mais terminologique cette fois, se pose avec l’utilisation du terme « ellipse », ce terme étant utilisé aussi couramment que la représentation par la marque [Ø], pour désigner indistinctement les constituants « zéros » de natures diverses. Certains linguistes comme Chomsky (1981, 1982) essaie de distinguer ces différents types de « zéros » au moyen de concepts différenciés comme « trou structural », « ellipse structurale », « pronom nul » représentés également par des symboles différents [e], [Δ], [t], etc. Pour notre part, malgré la complexité de l’analyse de ce phénomène, nous nous sommes contentée d’employer simplement le terme « ellipse » afin d’éviter une longue discussion sur ce phénomène qui devrait faire l’objet d’une étude plus approfondie.

196.

Par ailleurs, on sait qu’en français « on » peut avoir des fonctionnements référentiels divers que n’a pas « le sujet arbitraire » de l’infinitif. Par exemple, on recouvrant tous les emplois de nous, y compris celui de nous de modestie, l’emploi de on à la place de tu ou de vous marque une certaine distance, ou encore l’emploi de on à la place de ils ou elles anaphoriques, etc. (cf. F. Atlani (1984) « On l’illusionniste » dans La langue au ras du texte, pp.13-29).