7-3 Les complétives et leurs noms-pivot en français et en coréen

Dans la section précédente, on a relevé d’une part que les noms qui acceptent comme déterminants des propositions déterminatives non-relatives sont différents en français et en coréen et que d’autre part le français connaît davantage de restrictions sur les types de noms admettant une complétive que le coréen.

En français, peuvent figurer comme noms-pivot d’une complétive introduite par que des noms qui expriment en général la connaissance comme bruit, nouvelle, souvenir, etc., la déclaration comme affirmation, annonce, promesse, etc., l’opinion comme espérance, pensée, supposition, etc. (H-D Béchade (1986). Il s’agit, en effet, de termes métadiscursifs, souvent associés à une modalité épistémique comme hypothèse, certitude, conviction, supposition, probabilité, espoir, idée, etc.+ [que + P]. C’est là un sous-ensemble restreint de noms abstraits qui sont souvent des formes nominales de verbes ou d’adjectifs et qui se construisent eux-mêmes avec une complétive : J’ espère / J’ai l’espoir qu’il vient / Je suis certain / J’ai la certitude qu’il vient. Rappelons toutefois qu’un certain nombre de noms comme idée, hypothèse ne sont pas morphologiquement apparentés à un verbe ou à un adjectif, mais peuvent être élargis au moyen d’une complétive qui développe leur contenu : l’idée / l’hypothèse, etc. + que + P.

En coréen, par contre, les noms admettant comme modificateur une complétive du nom relèvent non seulement du vocabulaire de la modalité épistémique comme en français, mais aussi du vocabulaire provenant de domaines très hétérogènes, à tel point qu’il nous semble difficile d’en faire la catégorisation ou la sous-catégorisation ici, faute d’études existantes consacrées à cette question.

Prenons tout de même le cas, particulièrement intéressant, qui consiste à sélectionner, parmi les divers domaines acceptant une complétive du nom, des noms issus du domaine des sensations, du genre odeur (sensation olfactive), bruit (sensation auditive), image (sensation visuelle), etc. En effet, si la sélection de tels noms est fréquente en coréen, le français ne connaît même pas cette possibilité, sauf si c’est un hyperonyme de sensation ou de sentiment comme sensation, sentiment (la sensation / le sentiment + que + P).

Examinons la phrase complexe coréenne suivante dont la proposition subordonnée est construite de façon comparable à la phrase française : Marie a la sensation / l ’impression / le sentiment que Paul ment  :

Nous avons dans cette phrase complexe coréenne une proposition subordonnée accrochée au nom-pivot [nIkkim], qui se traduit en français par sensation ou impression, laquelle peut être analysée comme étant la complétive de ce dernier, tout comme son équivalente en français que Paul ment. Contrairement à ce qui se passe dans une relative comme l’ impression que Paul lui donneimpression correspond à la position d’objet du verbe donner, ce nom-pivot ne correspond à aucune position nominale syntaxique dans cette subordonnée complétive du coréen comme dans celle du français ; il ne peut y jouer ni un rôle de sujet, ni un rôle d’objet, ni un rôle de complément datif.

De manière analogue, les propositions subordonnées des énoncés coréens suivants peuvent être analysées comme des complétives du nom, contrairement à l’analyse de certains linguistes qui les identifient comme des relatives.

C. Hagège (1982, 63) considère les propositions subordonnées des exemples (50a) et (50b) comme des « relatives implicatives ». Néanmoins, il est difficile d’admettre cette analyse, puisque leur nom-pivot, respectivement [nEmsE] (odeur) et [soli] (bruit), ne peut avoir de relation coréférentielle avec aucun argument dans la subordonnée et que celle-ci apparaît comme une proposition complète, comme le montre leur traduction littérale en français ; « l’ odeur que le gâteau brûle » (A brûle) / « le bruit qu’une souris ronge les poutres » (A ronge B). Ces subordonnées déterminatives sont construites exactement de la même façon que l’ex. (49) : l’ impression que Paul ment. Ce sont là des complétives du nom qui développent le contenu référentiel de leur nom-pivot.

Par contre, comme le montre la traduction française de ces derniers exemples, on ne dira pas en français l’ odeu r * que le gâteau brûle émane de la cuisine et Le bruit * qu’une souris ronge les poutres s’entend dans le grenier, car l’occurrence de ce type de noms devant la construction complétive est considérée comme agrammaticale et inacceptable dans cette langue, alors qu’on utilisera sans problème la même construction complétive si celle-ci détermine les noms du type impression, certitude, sensation, etc. : J’ai la certitude / l impression que le gâteau brûle / qu’une souris ronge les poutres. Les noms certitude et impression trouvent leur contenu référentiel dans la proposition complétive subséquente, qui explicite en quelque sorte ce qui se cache sous ces cover-words classificateurs. Ainsi J’ai la certitude / l ’impression que le gâteau brûle se laisse paraphraser par : Que le gâteau brûle est une certitude , une impression , énoncé qui marque bien, en français, l’équivalence référentielle entre le nom-pivot et le contenu de la proposition qui lui est accrochée. On peut également présenter l’équivalence de la manière suivante : J’ai une certitude / une impression , à savoir que le gâteau brûle.

S’agissant du mot bruit, on pourra dire en français Le bruit qu’il arrive demain a couru dans le village, avec une coréférentialité comparable entre le nom-pivot et le contenu de la proposition déterminative qui le suit. Mais notons bien qu’il s’agit ici d’un bruit figuré, symbolique, d’une nouvelle. En revanche, s’il s’agit d’un bruit véritable dans l’acception la plus concrète et sensorielle du mot, la structure précédente n’est pas mise à profit : *Le bruit qu’une souris ronge les poutres s’entend dans le grenier n’est pas une tournure exploitée en français, alors que sa correspondante est usuelle en coréen. En français, on peut plus facilement dire On entend le bruit d’une souris qui ronge les poutres dans le grenier.

On constate plusieurs façons de traduire en français les complétives du nom coréennes des ex. (50a-b). Parmi les constructions françaises proposées, celles qui sont structurellement les plus proches se présentent de la manière suivante :

Il est intéressant de remarquer d’abord que d’un point de vue transformationnel tout se passe comme si les sujets des subordonnées complétives, à savoir le gâteau et la souris, étaient « montés » en position de syntagme génitival du nom-pivot appartenant à la principale et que leur déplacement a eu pour effet que les constructions complétives du nom de départ se sont transformées en constructions relatives par qui. En fait, les subordonnées déterminatives utilisées dans la traduction française sont des relatives qui s’accrochent, non pas aux noms de sensation l’odeur et le bruit, mais plutôt aux noms le gâteau et la souris qui sont devenus respectivement leur syntagme génitival.

Quant aux autres traductions françaises proposées pour les mêmes énoncés coréens comme Ça sent le gâteau qui brûle dans la cuisine et On entend le bruit d’une souris qui ronge les poutres dans le grenier, ce sont des expressions qu’on entendrait plus couramment dans l’usage quotidien des locuteurs français, en particulier à l’oral que les expressions précédemment observées : L’odeur du gâteau qui brûle émane de la cuisine / Le bruit d’une souris qui ronge les poutres s’entend dans le grenier. Dans les premières expressions comme dans ces dernières, si les subordonnées gardent les mêmes constructions relatives par qui déterminant les mêmes noms-pivot, le gâteau et le souris, ce sont, par contre, les éléments constitutifs internes de leur proposition principale et leur organisation qui ont changé dans les premières par rapport aux secondes. Ce qui nous intéresse dans ce cas, c’est l’utilisation des deux verbes de sensation du français sentir et entendre qui impliquent eux-mêmes dans leur signification lexicale des traits sémantiques [+odeur] et [+bruit ou son] : sentir signifie « dégager ou répandre l’odeur de... » et entendre, « percevoir le bruit de... ». Ceci permet de ne pas expliciter en français systématiquement les sens en question par des formes nominales. En fait, l’énoncé On entend le bruit d’une souris qui ronge les poutres peut se dire aussi On entend une souris qui ronge les poutres.

En revanche, en coréen, ces références sensorielles sont nommées explicitement par des formes nominales. Dans les énoncés coréens correspondants aux énoncés français On entend une souris qui ronge les poutres / Ça sent le gâteau qui brûle, il est même obligatoire d’expliciter ces références sensorielles avec les noms [nEmsE] (odeur) et [soli] (bruit), comme si l’on exprimait ces énoncés français de la manière suivante : « On entend le bruit d’une souris qui ronge les poutres » / (?) « Ça sent l’odeur du gâteau qui brûle ».

On peut expliquer ceci en partie par le fait que les verbes équivalents du coréen comme [tIt-ta] (entendre) et [na-ta] (se dégager) pouvant être utilisés dans ce contexte concret, n’ont pas les mêmes emplois et les mêmes traits sémantiques que ces verbes de sensation du français. Ainsi à la différence de son homologue français entendre, [tIt-ta], utilisé uniquement dans le sens de la perception auditive, exige qu’on dise entendre le bruit de quelque chose. Le verbe intransitif [na-ta] peut se traduire en français par différents verbes comme naître, apparaître, se dégager, se manifester, émaner, etc. selon le sens lexical du constituant nominal avec lequel il se combine. Ce verbe coréen n’a pas d’emploi spécifique pour exprimer la sensation olfactive, par opposition au verbe français sentir dans certains cas déterminés comme dans l’énoncé Ce poisson sent mauvais, tandis qu’il forme avec la plupart des termes nominaux désignant cette sensation comme [nEmsE] (odeur), [hyaNki] (parfum), [akchwi] (mauvaise odeur), etc. des expressions figées qui se construisent selon le schème prédicatif [nEmsE / hyaNki / akchwi-ka na-ta] : l’odeur / le parfum / la mauvaise odeur se dégage.

Revenant sur les noms acceptant les complétives du nom en français, on doit toutefois constater que si le choix des noms entrant en jeu dans des complétives à verbe fini est relativement restreint, il s’avère que les noms admettant une complétive à l’infinitif comme modificateur sont beaucoup plus nombreux. Comme nous nous en sommes déjà aperçus, la majorité des noms qui acceptent une complétive à verbe fini comme modificateur peuvent être également déterminés par une complétive à l’infinitif. A ces noms qui sont, pour la plupart, des termes métadiscursifs, s’ajoutent toutefois bien d’autres noms qui n’acceptent que la complétive à l’infinitif comme modificateur. Leur nature apparaît relativement variée, et ils font partie d’une liste assez ouverte.

Pour illustrer cette diversité des noms susceptibles d’introduire les complétives à l’infinitif, nous présentons ici des exemples que nous avons relevés dans notre corpus, Immortalité de Kundera, sans que la liste ne soit exhaustive.

Il en existe beaucoup d’autres que nous ne pouvons pas tous citer ici204. Nous n’avons pas procédé à une étude systématique sur des corpus plus étendus. Il est permis de dire tout de même que le locuteur français emploie fréquemment des complétives à l’infinitif pour lesquelles il existe moins de restrictions non seulement au niveau du choix des noms à déterminer, plus grand qu’avec les complétives à verbe fini, mais aussi au niveau de la forme verbale, simple à utiliser et qui, d’ailleurs, n’exige pas la présence d’un sujet explicite. Il semblerait que certains locuteurs emploient et s’approprient la construction déterminative avec de + Inf. avec une certaine liberté et même parfois de la créativité.

Du point de vue de la linguistique contrastive, sachant qu’en français un certain nombre de noms n’acceptent que des complétives à l’infinitif, sans que le sujet absent de ces subordonnées ne puisse être récupéré par aucun élément du contexte (cas pour lequel Chomsky parle de « Pro arbitraire », comme dans les exemples la manie d’aller toujours d’avant, le geste de hausser les sourcils, etc.), on pourrait se demander si le coréen ne connaîtrait pas de complétives du nom semblables n’admettant pas foncièrement la présence d’un sujet quelconque dans leur structure. Nous ne pouvons donner de véritable réponse à cette question qui n’a jamais été posée ni étudiée. Néanmoins, comme nous l’avons vu plus haut, nous pouvons dire que même s’il en existe, il est difficile de séparer, en coréen, les complétives du nom dont le sujet est fondamentalement absent des complétives du nom dont le sujet anaphorique est absent, puisque rien n’indique formellement leur différence.

En tout cas, la plupart des constructions [N + de + INF] des exemples cités plus haut sont rendues en coréen par des constructions déterminatives, souvent sans sujet explicite, et avec, pour nom-pivot, des termes nominaux sémantiquement correspondants, sauf le cas où la séquence [N + de + INF] forme avec un verbe support, souvent avoir, des locutions verbales qui sont parfois, mais pas toujours, traduites par des formes verbales qui leur correspondent sémantiquement en coréen205.

En somme, en ce qui concerne les types de noms susceptibles de se combiner avec les complétives du nom dans les deux langues, on peut admettre que ce sont en général des noms abstraits qui sont sémantiquement plus variés en coréen qu’en français et que les deux langues ne sélectionnent pas les mêmes types de noms-pivot, surtout quand on compare les complétives à verbe fini du français avec les constructions déterminatives correspondantes du coréen : en français, la majorité des noms admettant les complétives à verbe fini relèvent généralement du domaine épistémique (hypothèse, nouvelle, certitude, conviction, supposition, croyance, etc. + que P, tandis qu’en coréen, par contre, peuvent figurer comme noms-pivot d’une complétive du nom des termes qui appartiennent à des domaines variés et notamment au vocabulaire des sensations, lequel est exclu en français.

Nous estimons important de souligner par là le fait que d’un point de vue énonciatif cette grande variation permet à l’énonciateur coréen d’expliciter, avec plus de liberté, la façon dont il perçoit l’événement ou le procès décrit dans cette subordonnée. Autrement dit, l’énonciateur peut préciser, grâce aux noms-pivot, les modalités de son appréhension du fait exprimé dans la subordonnée. En effet, il est courant de dire que la proposition complétive développe le contenu référentiel du nom-pivot auquel elle est enchâssée. On peut dire parallèlement que celui-ci spécifie la façon dont l’énonciateur perçoit le fait subordonné.

Ainsi plusieurs types de noms peuvent se trouvés déterminés par une complétive décrivant le fait « que le gâteau brûle » en coréen.

On peut faire le même constat pour les complétives du nom en français. Dans l’exemple suivant, le fait subordonné accomplir ce geste peut être envisagé avec autant de modalités d’appréhension que les types de noms-pivot pouvant se combiner avec cette subordonnée.

Mais il n’en va pas de même pour les complétives à verbe fini. Si l’énonciateur peut exprimer de façon diverse en coréen sa perception du fait décrit dans la subordonnée complétive du nom, en français, lorsque la subordonnée est une complétive à verbe fini, il est contraint de se limiter à des termes nominaux souvent métadiscursifs que le système de cette langue lui autorise à utiliser.

En fin de compte, en parlant du rôle des noms, il ne faut pas oublier que les noms ont avant tout pour rôle d’organisent l’expérience et d’y établir des catégories. Il en va de même pour les noms-pivot se combinant avec une complétive.

Notes
204.

D’autres types de nom sont par exemple envisagés par M. Gross (1975) et F. Kerleroux (1981).

205.

Pour que l’étude soit plus rigoureuse, il faudrait examiner la séquence [N + de + Inf] tout comme la séquence [N + que + P], en séparant les cas où le nom est totalement indépendant et ceux où il est lié à un verbe support. Nous précisons que nous ne nous intéressons ici qu’à ces séquences [N + de + Inf] et [N + que + P] ainsi qu’aux constructions déterminatives correspondantes du coréen, sans aller jusqu’à examiner leurs rapports avec le verbe principal. Nous estimons qu’un tel examen pourrait effectivement se faire, une fois délimitées les séquences déterminatives en question.