7-4-1 Cas de la traduction des complétives du nom avec des noms de sensations

Nous avons vu à travers l’ex. (51) cité plus haut que dans certains cas, une complétive du nom ayant pour nom-pivot un nom de sensation en coréen pouvait se traduire en français par une relative ayant pour nom-pivot un syntagme nominal complexe, dont le syntagme génitival pourrait être analysé, en termes transformationnels, comme un élément appartenant au départ à la subordonnée et qui est « monté » en position de nom-pivot appartenant à la principale. L’ex. (55) que nous avons relevé dans la traduction française du roman coréen Emi montre concrètement cette possibilité qui est réellement exploitée par les traductrices de ce roman.

  • (Ex55)

  • hanyak- I l /1/ tali-n I n /2/ n E ms E-ka /3/ puOkh-esO /4/ malu-lIl /5/ kOnn-O /6/ anpaNan-Ilo /7/ solsol /8/ sImyOtIlOwasO nIn /9/ OmOni-Ii /10/ nEmsE-wa /11/ hapchyO-cikoiss-Oss-ta /12/ [Mère 30]

  • médicaments-p.accus /1/ faire bouillir- SD :inacc /2/ odeur-p.nom /3/ cuisine-de /4/ plancher-p.accus /5/ traverser-SC /6/ chambre-dans /7/ peu à peu /8/ pénétrer-SC /9/ mère-p.génit /10/ odeur-avec /11/ se mélanger-en train de-acc-STdécl /12/

  • (litt) →* L’odeur (qu’on) faisait bouillir des médicaments traversait de la cuisine vers le plancher, pénétrait peu à peu dans sa chambre et se mélangeait avec l’odeur de ma mère.

  • L’odeur des produits médicinaux qu’on faisait bouillir dans la cuisine, montait peu à peu en passant par le plancher devant sa chambre et se mélangeait à son odeur. [Trad. Mère 23]

Étant donné qu’il n’est pas possible d’avoir en français une subordonnée complétive déterminant le nom olfactif [nEmsE] « l’odeur », du type « l’odeur qu’on faisait bouillir des médicaments », les traductrices l’ont rendue par une relative française qui ne détermine pas directement le terme l’odeur, mais plutôt son syntagme génitival des produits médicinaux qui correspond à la fonction d’objet dans la relative. Bien que la structure interne ait changé, cette traduction permet de maintenir le même terme lexical sujet de la principale qui est « l’odeur ».

Dans l’exemple suivant, le terme nominal hirondelles, qui était le sujet dans la subordonnée déterminative non-relative du coréen, occupe la position de nom-pivot dans la traduction française, où la subordonnée en question est relative.

  • (1) cepi-tIl-i /1/ nalkE-lo /2/ ttaNpatak-Il /3/ halth-ko-cinaka-nIn /4/ moya N-Il /5/ cikhyOpo-myOnsO /6/ [Mère 17]

  • hirondelles-p.nom /1/ ailes-avec /2/ sol-p.accus /3/ passer en rasant-SD:inacc /4/ figure-p.accus /5/ observer-SC(concomitant) /6/

  • (litt) En observant la figure que les hirondelles passaient en rasant le sol de leurs ailes,

  • En les observant qui rasaient le sol de leurs ailes, [Trad. Mère 13]

  • Il existe certaines constructions de complétives du nom en français équivalentes aux subordonnées déterminant des noms de sensations en coréen et que les traductrices exploitent. (Ex56)

  • pa N an- I i /1/ to N N -e /2/ mopsi /3/ sinkyô N - I l /4/ ss I -n I n /5/ phyocô N-Ilo /6/ kichuni tEk-In /7/ nacke /8/ malhE-wass-ta /9/

  • intérieur de la chambre-p.génit /1/ situation-à /2/ très /3/ attention-p.accus /4/ faire-SD /5/ air-avec /6/ femme de Ki-Chun-p.top /7/ à voix basse /8/ parler-acc-ST.décl/9/

  • (litt) La femme de Ki-Chun me parlait tout bas avec l’air de faire très attention à la situation de la chambre

  • Elle me répondait tout bas en ayant l’air de vouloir lui demander quelque chose. [Trad. Mère 30]

Dans l’ex. (56), la subordonnée coréenne déterminant le nom lié au sens visuel [phyocôN] (air) est rendue en français par une construction infinitive déterminant le nom-pivot air.

De manière générale, les complétives du nom du coréen sont souvent traduites en français par des complétives à l’infinitif dont la latitude pour déterminer des noms de catégories référentielles diverses est plus grande que les complétives à verbe fini. Parmi les noms pouvant introduire une complétive à l’infinitif, beaucoup correspondent sémantiquement à de nombreux noms admettant une complétive du nom en coréen.

On constate que des complétives du nom déterminant un nom de sensation sont couramment traduites en français par des formes réduites qui peuvent être une nominalisation (les ex. (57) et (58)) ou un adjectif (59), et qui ont un sens littéralement ou métaphoriquement équivalant à celui exprimé dans la subordonnée déterminative non-relative du coréen.

  • (Ex57)

  • kkoma-ka /1/ n E talli-n I n /2/ mos I p-In /3/ kullONswe-Ii /4/ umcikim-Il /5/ paNpulh-Ess-ta /6/ [Mère 22]

  • enfant-p.nom /1/ courir-SD:inacc /2/ image-p.top /3/ cerceau-p.génit /4/ roulement-p.accus /5/ ressembler-acc-STdécl /6/

  • (litt) *L’image que l’enfant court a ressemblé au roulement d’un cerceau.

  • La course de l’enfant ressembla au roulement d’un cerceau.

  • (Ex58)

  • nE-ka /1/ macimak-Ilo /2/ puthcap-In-kOs-In /3/ « uiyOn »-ha-ko /4/ nacaki /5/ i-lIl /6/ ka-nIn /7/ soli-yOss-ta /8/ [Mère 34]

  • moi-p.nom /1/ dernèrement /2/ retenir-SD-ND-p.top /3/ onomatopée-« faire »-suf.cit /4/ doucement /5/ dents-p.accus /6/ grincer-SD :inacc /7/ bruit-être-acc-ST :décl /8/

  • (litt) * Ce que je retins dernièrement, (c’)était le bruit (qu’on) grince «uiyOn »  doucement les dents

  • Ce que je pouvais retenir de ce dernier murmure, ’cette...’, était un grincement de colère. [Trad. Mère 28]

  • (Ex59)

  • kIlOna /1/ imo-nIn /2/ ki-ka /3/ makhy- O /4/ cuk-kess-ta-n I n /5/ O lkul-lo /6/ na-hanthe /7/ ccEcike /8/ nun-Il /9/ hIlki-koiss-Oss-ta /10/ [Mère34]

  • mais /1/ tante-p.top /2/ souffle-p.nom /3/ boucher-passif-SC(cause) /4/ mourir-STdécl-SD /5/ visage-avec /6/ moi-à/7/ de manière aïgue /8/ yeux-p.accus /9/ en train de lancer de travers-acc-STdécl /10/

  • (litt) *Mais ma tante, d’un air qu’elle allait mourir d’étouffement, me lançait un regard aigu.

  • Mais ma tante, suffocant, me lançait un regard aigu. [Trad. Mère 26]

Parfois, les traductrices ne transposent pas la subordonnée déterminative coréenne concernée dans la traduction française, mais prennent simplement le terme nominal déterminé, comme en témoigne l’exemple suivant :

  • (Ex60)

  • anchEpuOkh-esO /1/ kichunitEk-i /2/ yOnpaN /3/ k I l I s-talk I lak k O li-n I n /4/ soli-lIl /5/ nE-koiss-nIn-toNan /6/ [Mère 39]

  • cuisine-dans /1/ la femme de Ki-Chun-p.nom /2/ sans interruption /3/ vaisselles-onomatopée-suf.verbal-SD /4/ bruit-p.accus /5/ être en train de faire-SD-pendant /6/

  • (litt) →*Pendant que la femme de Ki-Chun faisait dans la cuisine du bruit que les « vaisselles faisaient talk I lak’ »,

  • Pendant que la femme de Ki-Chun faisait du bruit dans la cuisine, [Trad. Mère 30]

Dans la séquence déterminative du coréen « le bruit que les vaisselles faisaient ’talkIlak’ », seul le terme nominal déterminé le bruit est passé dans la traduction française. Il est plausible de faire l’hypothèse que le contexte est suffisamment évident pour supposer qu’il s’agit du bruit de la vaisselle au moment où une femme est en train de la faire. La traductrice a donc estimé que l’information donnée au départ par la subordonnée déterminative du coréen qui spécifie la nature du bruit n’était pas nécessaire et l’a supprimée206.

Il serait simpliste d’expliquer que les modifications linguistiques observées dans la traduction française par rapport aux subordonnées déterminatives non-relatives du coréen sont dûes uniquement au fait que les subordonnées équivalentes du français n’ont pas la même aptitude que celles du coréen pour déterminer des noms de catégories sémantiques diverses, en l’occurrence la catégorie des sensations. En fait, des raisons d’ordre différent peuvent les justifier, par exemple des effets stylistiques, souvent culturellement marqués, qui s’expriment différemment d’une langue à l’autre. De plus, il faudrait reconnaître que les formes linguistiques du coréen constituées d’une subordonnée déterminative et d’un nom de sensation s’emploient parfois comme des expressions idiomatiques avec des sens métaphoriques, qui s’expriment en français souvent autrement. Mais il importe de souligner que pour nous, la question n’est pas ici de discuter des problèmes de traduction liés à de tels facteurs externes, ce qui dépasse amplement notre compétence. Nous avons voulu simplement montrer avec les exemples cités plus haut qu’un facteur linguistique, plus précisément syntaxique, pouvait contraindre le traducteur à choisir telle forme linguistique mais pas une autre dans la langue d’arrivée.

Notes
206.

Remarquons tout de même au passage que la subordonnée déterminative du coréen de l’ex. (60) contient une forme linguistique intéressante à observer et qui est particulièrement bien exploitée en coréen. Il s’agit de la forme verbale constituée d’une unité idéophone, en l’occurrence [talkIlak], et d’un élément verbalisant comme ici [kOli(ta)]. En effet, le coréen a cette particularité d’intégrer facilement des unités idéophones dans une unité phrastique. Ces unités peuvent y fonctionner seules, comme adverbes, ou bien comme verbes à l’aide des suffixes verbalisant qui servent à faire de ces formes initialement extra-syntaxiques des formes syntaxiques. Ainsi

(a) cha-ka / puNpuN kOli-n-ta /

voiture-p. nom / « faire ’puNpuN’ »-inacc-STdécl /

→ la voiture « fait boum boum ».

(a’) cha-ka / puNpuN kOli-nIn / soli /

voiture-p. nom / « faire ’puNpuN’ »-SD / bruit /

→ le bruit que la voiture « fait boum boum ».

(b) kkochiph-i / « phallaN  naliO » / ttOlci-n-ta /

feuille-p.nom / « flottant légèrement par le vent » / tomber-inacc-STdécl /

→ Une feuille tombe « en flottant légèrement par le vent »

(b’) kkochiph-i / « phallaN  naliO » /  ttOlci-nIn / mosIp /

feuille-p.nom / « flottant légèrement par le vent » / tomber-inacc-STdécl /

→ l’image que (où) une feuille tombe « en flottant légèrement par le vent »

Comme la traduction approximative des exemples coréens le souligne, il est souvent difficile de trouver pour ces cas des formes équivalentes en français. D’ailleurs, les formes linguistiques constituées d’unités onomatopéiques ou d’unités décrivant des attitudes se combinent fréquemment avec des noms de sensations auditives ou visuelles, comme le montrent les exemples (a’-b’). On peut comprendre par là les difficultés que peut rencontrer la traductrice en essayant de traduire la subordonnée déterminative donnée dans l’ex. (60).