8-1-Généralités sur les noms dépendants

Pour rendre compte des différents emplois sémantico-syntaxiques de ces constructions « déterminatives », il importe de connaître certains comportements morphosyntaxiques des noms dépendants autour desquels gravitent les propositions de formes déterminatives.

Les noms coréens se divisent, selon leur autonomie morphosyntaxique, en noms « indépendants » dits aussi « complets » (en coréen « calip myONsa » ou « wancOn myONsa ») et en noms « dépendants » appelés aussi « incomplets » (en coréen « Iicon myONsa » ou « pul wancOn myONsa »). Comme leur dénomination l’indique, les noms indépendants peuvent exercer, de manière autonome et sans l’appui d’un déterminant, les fonctions grammaticales sujet, objet, compléments circonstanciels, tout en exprimant sémantiquement les différentes réalités notionnelles. A cette sous-classe de noms appartiennent les noms propres et les noms communs. En revanche, les noms dépendants ne peuvent fonctionner qu’en présence d’un déterminant quelconque qui doit se trouver devant eux. Celui-ci peut être un nom, éventuellement suivi d’une particule génitive -Ii, ou un démonstratif ou encore une forme déterminative de verbe, qu’elle soit seule ou combinée avec d’autres constituants :

  • (Ex1)

  • (a)O l I n-Il / koNkjONhEjaha-n-ta /

  • adulte-p.accus / devoir respecter-inacc-STdécl/

  • Il faut respecter l’adulte.

  • (b)kI-O l I n- Il / koNkjONhEjaha-n-ta /

  • ce-adulte-p.accus / devoir respecter-inacc-STdécl/

  • Il faut respecter cet adulte (ce monsieur).

  • (c)*pun-Il / koNkjONhEjaha-n-ta /

  • ND (adulte)-p.accus / devoir respecter-inacc-STdécl/

  • (d)kI- pun- Il / koNkjONhEjaha-n-ta /

  • ce-ND (adulte)-p.accus / devoir respecter-inacc-STdécl/

  • Il faut respecter cet adulte (ce monsieur)

  • (Ex2)

  • (a)i-kake-e-nIn / mulk O n-i /man-ta /

  • ce-magasin-à-p.top./ chose-p.nom / être nombreux-STdécl /

  • Dans ce magasin des choses sont nombreuses.

  • Dans ce magasin, il y a beaucoup de choses.

  • (b)nO-ka / sajaha-l / mulk O n-i / man-ta /

  • toi-p.nom / devoir acheter-SD / chose-p.nom / être nombreux-STdécl /

  • Les choses que tu dois acheter sont nombreuses.

  • (c)* k O s-i / man-ta /

  • ND (chose)-p.nom / être nombreux-STdécl /

  • (d)nO-ka / sajaha-l / k O s-i / man-ta /

  • toi-p.nom / devoir acheter-SD / ND (chose) -p.nom / être nombreux-STdécl./

  • Ce que tu dois acheter est nombreux.

  • (Ex3)

  • (a)ca N so-puthO / kolI-ca /

  • endroit-d’abord / choisir -STexhor /

  • Choisissons d’abord un endroit.

  • (b)an-Il / ca N so-puthO / kolI-ca /

  • s’asseoir-SD / endroit- d’abord / choisir-STexhor /

  • Choisissons d’abord l’endroit où s’asseoir.

  • (c)* kos -puthO / kolI-ca /

  • nom. dp (endroit)- d’abord /choisir-STexhor /

  • (d)an- Il / kos-puthO / kolI-ca /

  • s’asseoir-SD / nom. dp (endroit)- d’abord / choisir-STexhor /

  • Choisissons d’abord l’endroit où s’asseoir.

Les noms dépendants [pun], [kOs] et [kos] présentent les mêmes caractéristiques distributionnelles que les noms indépendants qui leur correspondent sémantiquement, respectivement [pun]→[OlIn] (personne +honor.), [kOs]→[mulkOn] (objet) et [kos]→[caNso] (endroit) : d’une part, les noms dépendants, comme les noms indépendants, sont postposés par une particule casuelle qui indique leur fonction grammaticale, et d’autre part, la façon dont ils sont reliés à différents types de déterminants est identique. Mais la différence essentielle, répétons-le, entre les deux est que les premiers ne fonctionnent qu’à condition d’être précédés d’un déterminant quelconque, alors que les seconds fonctionnent tout à fait normalement sans l’aide d’un déterminant dans une structure phrastique.

Dans l’état actuel de la langue coréenne, on compte plus d’une centaine de noms dépendants dont les propriétés sémantiques et syntaxiques sont très variées. Mais leur nombre change d’un auteur à l’autre. En effet, les noms dépendants sont des unités linguistiques qui se trouvent en quelque sorte à mi-chemin d’un processus de grammaticalisation des noms, processus qui va dans le sens nom indépendantnoms dépendantsmorphèmes grammaticaux tels que particules casuelles, discursives, ou encore suffixes conjonctifs211. Pourtant, il n’est pas toujours facile de rendre compte de la totalité des noms dépendants en délimitant nettement la frontière entre ceux-ci et des noms indépendants ou des morphèmes grammaticaux. La centaine de noms dépendants qu’on dénombre généralement dans la description du coréen se répartissent en fait dans les différentes étapes de l’évolution diachronique des noms : certains se trouvent dans des contextes où ils se comportent comme des noms indépendants, c’est-à-dire qu’ils fonctionnent sans l’aide d’un déterminant, exprimant leur propre sens lexical ; d’autres ont presque parcouru cette échelle d’évolution pour fonctionner comme des morphèmes grammaticaux, souvent dénués de sens lexical. Il convient de signaler par là que de nombreux noms sino-coréens coexistent avec des noms dépendants coréens autochtones, ce qui est courant dans le lexique général du coréen. Ces noms sino-coréens s’apparentent généralement aux noms autonomes mais s’emploient fréquemment comme noms dépendants avec un sens figuré dans des expressions figées.

Il faut également noter la difficulté qu’il y a à établir un classement des noms dépendants faute de critères opératoires sur lesquels un tel classement pourrait se fonder, d’autant que leurs propriétés sémantiques et syntaxiques ainsi que leurs contraintes d’emploi sont aussi divergentes que leur nombre. Le fonctionnement de beaucoup d’entre eux, de même que leur résidu éventuel de sens, changent en fonction du contexte où ils sont employés. Il n’est donc pas étonnant que leur classification varie d’une description à l’autre selon les critères adoptés. Par ailleurs, il est plutôt rare que les grammaires du coréen proposent une classification des noms dépendants et des locutions qu’ils forment avec les éléments qui les entourent, et on se contente généralement de répertorier ces locutions comme des expressions figées.

Par commodité, nous nous inspirons, faute de mieux, de la classification des noms dépendants proposée par les linguistes K-S Nam et Y-K Ko212 et nous y apporterons quelques modifications en nous appuyant sur certaines études effectuées sur les noms dépendants213. Ces linguistes distinguent les noms dépendants selon quatre sous-classes d’après leur faculté d’emploi :

  • ND ordinaires (# cf. les auteurs « pophyOnsON IiconmyONsa ») : comme le montrent les exemples (6-8), ce sont des ND qui peuvent s’employer, comme les noms indépendants, dans différentes positions argumentales, sans qu’il y ait de contraintes d’utilisation pour les types de déterminants qui les précèdent, ni pour les particules casuelles qui les suivent. Les ND appartenant à cette classe impliquent des notions très diverses comme la « personne » : [pun] (personne respectueuse, monsieur), [i] (personne), [ca] (type); « chose » : [kOs]; le « temps » : [ttE] (moment), [toNan] (durée, pendant), [cOn] (avant), [hu] (après); le « lieu » :[kos] (endroit), [aph] (devant), [twi] (derrière), [we] (extérieur), etc. (Voir les exemples (1-3))

  • ND à caractère de « sujet » (# « cuOsON IiconmyONsa ») : ce sont des ND comme [ci] (depuis), [su] (méthode, moyen / possibilité), [li] (raison), etc. qui apparaissent souvent devant la particule nominative [ka], d’où leur appellation ND à caractère « sujet », et derrière la forme déterminative du verbe, marquée le plus souvent par le suffixe déterminatif -(I)l et occasionnellement par [-(I)n]. Ces ND postposés à la particule nominative se combinent fréquemment avec les verbes [iss-ta] (il y a : exister) et [Ops-ta] (il n’y a pas/ ne pas exister) pour former des locutions de nature différente dans lesquelles les ND perdent plus ou moins leurs sens originels concrets.
    (Ex4)
    cO-to / kI-munce-lIl / phu-l-su-ka / Ops-Oss-Ipnita /
    moi-aussi / ce-problème-p.accus./ résoudre-sd / ND (« possibilité » ) -p.nom./ il n’y a pas-acc.-STdécl.(+honor.)
    →Moi non plus, je ne peux pas résoudre ce problème.

  • ND à caractère adverbial (#« pusasON IiconmyONsa » : ND à caractère « adverbial ») : ce sont des ND comme [chE], [palam+e] (à cause de / à cause que), [panmyOn-e] (à l’opposition de / tandis que), [thas+e] (à cause de / à cause que), [tEsin+e] (au lieu de, au lieu que), etc. qui, souvent associés à des particules casuelles circonstancielles du type [e] (à/dans/en) ou [(I)lo] (par/ pour/vers) qui les postposent, participent à la formation des locutions « adverbiales ». Celles-ci fonctionnent comme des « quasi-particules circonstancielles », lorsqu’elles se trouvent après les noms qui font fonction de complément circonstanciel (ex.5-a), ou bien comme des « quasi-terminaisons conjonctives de subordination » lorsqu’elles figurent après les propositions de formes déterminatives qui font fonction de subordonnées circonstancielles (ex.5-b): (exemples empruntés à J-M Li (1991, p.55)
    (Ex5)
    (a) k I panmy O n-e /1/ i kOs-In /2/ kwenchan-In /3/ kOs-kathspni-ta /4/
    ce-ND (« contraire ») par contre /1/ ceci-p.top. /2/ être bon-SD /3/ ND (?)-sembler-STdécl (+honor.) /4/
    Par contre cela semble bon.
    (b) i kOs-i /1/ olh-n /2/ panmy O n-(e) /3/ cO kOs-In /4/ thIlly-Oss-ta /5/
    ceci-p.nom /1/ être correct-SD /2/ ND (« contraire ») /3/ cela-p.contrast. /4/ être faux-acc-STdécl /5/
    Tandis que ceci est correct, cela est faux.

  • ND à caractère verbal (# « sOsulsON IiconmyONsa ») : ce sont des ND comme [ttalIm, ppun +ita] (ne faire que), [moyaN+ita] (sembler, paraître), [yaN, chOk, che +hata] (faire semblant de), [tIs+hata] (), etc. qui s’emploient souvent devant des verbes comme la copule [ita] (être) ou sa forme négative [ani-ta] (ne pas être), ou encore [ha-ta] (faire) ou ses formes négatives [anha-ta] ou [hacimal-ta] (ne pas faire), pour construire des formes verbales.
    (Ex6)
    nEil-In / nun-i / o-l-moya N -ipni-ta/ (Il paraît que, Il semble que...)
    demain-p.top./ neige-p.nom / venir-SD-ND-être-STdécl (+honor.)/
    Il semble qu’il va neiger demain.

Ce classement des noms dépendants appelle quelques remarques. Précisons d’abord que pour faciliter la compréhension, nous avons essayé de donner aux noms dépendants des significations originelles qui ne sont qu’approximatives en français. Il est toutefois impossible de faire de même pour de nombreux noms dépendants qui, séparés des éléments qui les entourent, sont quasiment dépourvus de signification lexicale. Ils n’ont donc de sens qu’avec les éléments qui les entourent, avec lesquels ils forment des locutions verbales ou adverbiales.

En ce qui concerne les ND dits à caractère « sujet » combinés avec le verbe d’existence [iss-ta] (exister) ou sa forme négative [Ops-ta] (ne pas exister), il est bon de dire que leur caractère « sujet » ne tient qu’à la présence de la particule nominative [ka], dite couramment particule de sujet. Celle-ci devait sans doute indiquer à l’origine une relation prédicative sujet — prédicat entre le ND qu’elle marque et le verbe d’existence, mais rien de tel ne transparaît dans l’usage actuel. En fait, [ND-ka] constitue, en association avec le verbe d’existence [iss-ta] (exister) ou le verbe d’absence [Ops-ta], une locution verbale, de la même façon que les ND à caractère verbal le font combinés avec des verbes comme [i-ta] (être) ou [ha-ta] (faire) faisant office de verbes supports. Précédés généralement du verbe en forme déterminative de la façon suivante [(Nx)—Vsd-ND( ka) —issta / ita / hata], les locutions verbales ainsi formées jouent le rôle de verbes auxiliaires relativement aux verbes précédents qui apparaissent sous la forme déterminative et qui jouent le rôle de verbes principaux. Il nous paraît donc raisonnable de ranger les ND à caractère « sujet » dans la même classe que les ND à caractère verbal, étant donné qu’ils constituent tous les deux des locutions verbales ayant des valeurs sémantiques très diverses dans les expressions verbales. Précisons aussi que la présence de la particule nominative [ka] devant les ND à caractère « sujet » n’est pas obligatoire et l’usage montre qu’elle est au contraire fréquemment absente dans cette place. Nous le verrons plus en détail.

Excepté les noms dépendants ordinaires qui ont la liberté de figurer dans les différentes positions argumentales sujet, objet, complément circonstanciel etc., et qui peuvent se combiner avec la plupart des types de déterminants et presque toutes les particules casuelles après eux, la plupart des noms dépendants à caractère verbal et à caractère circonstanciel présentent la particularité de ne s’associer qu’avec quelques types de déterminants ainsi que certaines particules casuelles ou verbes opérateurs pour former des locutions verbales ou adverbiales. Lorsque ces noms dépendants s’emploient avec des formes déterminatives, de fortes contraintes de sélection pèsent souvent sur le suffixe déterminatif (n I n/( I )n/( I )l), c’est-à-dire que celui-ci est imposé et le locuteur n’a donc pas la possibilité de choisir. Ceci témoigne du degré de figement de ces constructions que les non-natifs sont contraints d’apprendre par coeur. Par exemple, le nom dépendant à caractère verbal [su] (possibilité) n’accepte que la forme déterminative marquée par le suffixe déterminatif [( I )l] (→V-( I )l su (ka) iss-ta : pouvoir INF, Il est possible — de/que, être possible, ou capable de), alors que le nom dépendant à caractère adverbial [panmOyn] (opposition) prend exclusivement la forme déterminative n I n, si celle-ci provient du verbe d’action, et la forme déterminative en ( I )n, si celle-ci provient du verbe qualificatif (→V- n I n/( I )n panm O yn : tandis que, alors que)214.

On peut faire également des remarques d’un point de vue contrastif. Sans entrer dans le détail, nous avons pu constater que ces constructions ont des emplois grammaticaux ainsi que des valeurs sémantiques très différents, bien que leur configuration formelle, à travers le marquage par des suffixes déterminatifs, soit identique. En fait, dans la description courante du coréen, on se contente d’habitude de ranger ces constructions parmi les expressions figées, sans se donner la peine de les classer selon les emplois syntaxico-sémantiques que ces constructions peuvent avoir dans les phrases complexes où elles se trouvent. Il nous paraît particulièrement intéressant de les mettre en rapport avec les segments que le français tient pour équivalents et qui peuvent être des constructions syntaxiquement très différentes comme des relatives dites « périphrastiques » (ex. Celui qui gagne...), des subordonnéees circonstancielles (pendant que P...), des constructions impersonnelles introduisant les propositions complétives (Il est possible que P, Il se peut que P...), ou encore des verbes modaux (pouvoir, vouloir...) ou des formes verbales périphrastiques exprimant des valeurs aspectuelles (être en train de INF...). Leur comparaison permettra de mettre en évidence la diversité des emplois de ces constructions de formes déterminatives avec des noms dépendants.

Notes
211.

Yi C-H(1988) Etude diachronique des noms dépendants du coréen, Séoul, Ed. Hanseam, pp.7-8

212.

Nam K-S et Ko Y-K (1989)Grammaire du coréen standard , 7ème éd., Séoul, Ed. Tap.

213.

Nous nous référons en particulier à J-H Yi (1988) et à J-M Li (1991) Grammaire du coréen, Tome 2, Paris, PAF. Nous renvoyons le lecteur français à ce dernier ouvrage d’expression française qui donne une liste assez complète des noms dépendants en coréen et leur distribution.

214.

Nous n’allons pas inventorier ici toutes les expressions formées ainsi de noms dépendants et de formes déterminatives marquées par tel ou tel suffixe déterminatif. Nous renvoyons pour cela le lecteur français à J-M Li (1991), Grammaire du coréen : Les substantifs, les déterminants, les mots et le coréen standard (tome 2), Paris, P.A.F.