8-5-Un problème d’analyse : phrase complexe ou une phrase simple ?

Il ne faut pas oublier que les expressions coréennes que nous venons d’observer nous ont intéressée avant tout par leurs propriétés formelles qui sont identiques à celles des véritables constructions déterminatives, comme la présence d’un des suffixes déterminatifs dans une forme verbale et la configuration de détermination entre déterminant (verbe de forme déterminative accompagné des arguments nominaux) et déterminé (le nom qui le suit). Nous avons traité jusqu’ici ces expressions comme des locutions verbales conformément à la tendance dominante de l’analyse qu’en font les linguistes coréens. Néanmoins, le problème qui consiste à décider si la phrase contenant une telle locution est une phrase simple ou complexe peut se poser si l’on y prête un peu plus d’attention. Reprenons l’ex. (16) en (17).

Si l’on examine de plus près la construction interne de la dernière partie [~su-ka O ps- O ss-ta], expression d’impossibilité, on constate que le nom dépendant [su] est relié au verbe [Op-ta] (il n’y a pas) par la particule nominative [ka] et que l’expression représente elle-même une construction « phrastique » formellement bien construite conformément au schème de prédication du verbe d’absence : [N-ka + Ops-ta] (Il n’y a pas N). Il en va de même pour d’autres expressions construites par d’autres ND suivis du même verbe ou du verbe d’existence [iss-ta] comme [~ (-Il) li-(ka) O ps-ta] (il n’y a pas de raison de), [~ (-Il) nawi-(ka) O ps-ta] (il n’y a pas de nécessité de) et [~(-In) c O k-(i) O ps/iss-ta] (il n’y a pas /il y a le moment où). Ceci étant, la question suivante peut se poser pour l’analyse grammaticale d’un exemple comme (17) : faut-il l’analyser comme une phrase simple ou comme une phrase complexe dans laquelle l’unité phrastique précédente [na-n I n / sunkanc O k- I lo / n E- kwi-l I l / I isimha-cian - I l] est une subordonnée, plus précisément subordonnée déterminative, à l’’unité phrastique’ suivante [~su-ka- O ps- O ss-ta] qui s’analyserait comme principale ? Pour la plupart des linguistes auxquels nous nous sommes ralliés, il s’agit d’une phrase simple dans laquelle le verbe se présente sous une forme périphrastique [I isimhacian- I l su-ka O ps- O ss-ta] (ne pas pouvoir ne pas douter) : [I isimhacian-] (ne pas douter) fait fonction de verbe principal négatif qui organise les constituants nominaux [na-nIn] (moi-p.top) et [nE-kwi-lIl] (mes oreilles-p.accus), alors que l’expression [~(Il) su-ka-Ops-ta], devenue figée, fonctionne comme un verbe auxiliaire exprimant une valeur modale d’impossibilité220.

Or, même si nous avons pris parti pour cette dernière solution, le débat est loin d’être clos car, tout comme certains linguistes coréens minoritaires tel que J-I KwOn (1985), on pourrait considérer la structure phrastique en question en tant que type particulier de phrase complexe du coréen, bien qu’elle ne se prête pas à l’analyse sémantico-syntaxique habituelle de la phrase complexe en principale et subordonnée.

En effet, [~(Il) su-ka-Ops-ta] conserve formellement son origine de structure « phrastique » qu’on ne pourrait expliquer qu’en termes diachroniques, mais fonctionnellement et sémantiquement il est difficile de lui reconnaître un tel statut dans l’état actuel de la langue où elle est une expression verbale figée se comportant comme un verbe auxiliaire modal du verbe précédent, principal, [Iisimha-cian- I l] (ne pas douter) qui se marque par le suffixe déterminatif [I l], en ajoutant à la signification de cette dernière une signification d’impossibilité. Le figement de cette expression peut s’expliquer par le fait que le nom dépendant [su] n’a, à lui seul, ni de signification propre, ni d’autonomie syntaxique ; il ne peut être antéposé par autre chose que le suffixe déterminatif (I)l ; il ne se combine qu’avec [Ops-ta] (il n’y a pas) ou [iss-ta] (il y a). Par contre, la particule nominative [ka] est le seul élément libre d’emploi dans cette expression. En fait, son utilisation après le ND [su] n’est pas obligatoire, et elle tend même à être omise dans l’usage courant : ([~(Il) su-Op-ta]). Sinon, là où figure la particule [ka], peuvent apparaître également d’autres particules, souvent discursives, comme [nIn] (« contraste »), [to] (aussi), [cocha] (même), [pakk-e] (seulement, unique). L’apparition de ces dernières particules a pour effet d’ajouter leur propre signification au sens exprimé par le reste de l’énoncé.

La possibilité de commutation entre ces particules après le ND [su] met en évidence le fait que l’expression [~ (Il) su-(p)- O ps / iss-ta] préserve encore son origine phrastique, même si dans l’état actuel de la langue son emploi se réduit à une indication modale dans l’ensemble de la phrase complexe où elle se trouve.

Cette expression coréenne a pour équivalent en français les verbes modaux pouvoir ou savoir (s’il s’agit d’exprimer la capacité physique ou intellectuelle) et des séquences impersonnelles comme Il est possible de/que ou Il se peut que qui introduisent la complétive. Il est intéressant de remarquer que contrairement aux apparences le rapport qui s’établit entre la séquence impersonnelle et la complétive qu’elle introduit ne se prête pas à l’analyse sémantico-syntaxique habituelle des phrases complexes qui consiste à les diviser en proposition principale et proposition subordonnée. La construction impersonnelle présente des propriétés grammaticales spécifiques qui n’ont rien à voir avec l’expression coréenne en question.

Notes
220.

Notons au passage que concernant le verbe d’absence [Ops-ta], qui s’oppose au verbe d’existence [iss-ta] lexicalement, il forme en association avec le ND [su] une locution verbale modale exprimant l’impossibilité [~su-(ka) Ops-ta] (ne pas pouvoir Inf. / il n’est pas possible que / il est impossible que), alors que le second, une locution verbale modale exprimant la possibilité [~(Il) su-(ka) iss-ta] (pouvoir Inf. / il est possible que). On peut considérer que [iss-ta] fait figure de verbe auxiliaire d’affirmation et [Ops-ta] de verbe auxiliaire de négation, du fait que l’idée de négation s’exprime lexicalement dans la relation d’antonymie qui repose sur le sens opposé de ces deux verbes.