8-6-Une tentative de présentation des locutions verbales formées de noms dépendants et de verbes supports [(V)~SD-ND-verbe support] en tant qu’expressions modales

Indépendamment de l’ambiguïté structurelle que présentent ces locutions verbales coréennes, celles-ci méritent qu’on s’attarde davantage sur leur emploi en tant qu’expressions modales, car elles jouent un rôle plus important que les autres moyens linguistiques susceptibles d’exprimer les modalités dans la pratique langagière des locuteurs coréens. Répétons que dans les grammaires du coréen, les expressions verbales que nous allons voir sont rangées dans une partie consacrée aux expressions figées construites autour des noms dépendants. Mais comme nous le verrons ici, il n’est pas sans intérêt de les aborder sous l’angle de leurs valeurs modales, même si notre présentation sera assez succincte et incomplète.

En plus des expressions verbales présentées plus haut, il en existe beaucoup d’autres dans le système coréen qui permettent ainsi au locuteur d’exprimer sa subjectivité au delà du contenu propositionnel et surtout de dire des choses sans être catégorique, c’est-à-dire, d’un point de vue pragmatique, de marquer sa prudence afin d’éviter les conflits que peut provoquer le discours formulé d’une façon directe. Elles expriment des valeurs modales variées qu’on peut distinguer selon les types de modalités d’énoncé221 :

L’emploi de ces expressions françaises données comme équivalentes des locutions coréennes présentées ne peut être qu’approximatif faute d’une analyse sémantico-syntaxique beaucoup plus fine qui prendrait notamment en compte les contextes dans lesquels leurs nuances peuvent légèrement changer. Cette présentation des expressions verbales est donc loin d’être complète. Nous nous sommes contentée ici d’établir une classification assez rudimentaire, car l’etude des modalités est très complexe, suscitant des problèmes d’analyse à la fois théoriques et pratiques à propos desquels nous ne sommes pas en mesure de discuter davantage dans le cadre de notre étude. De nombreuses recherches en rendent compte comme par exemple le foisonnement terminologique (‘mode’, ‘modalité’, ‘modalité d’énoncé ou ‘modalité d’énonciation’, ‘modalisation’, etc.), un usage terminologique, des significations et des définitions variant d’un linguiste à l’autre selon que la notion de modalité est prise au sens étroit ou au sens large, le problème de leur classification dû à la difficulté de l’analyse sémantique, etc. Ce dernier problème s’avère d’autant plus compliqué qu’il s’agit de comparer les différentes classes de modalités d’une langue avec celles d’une autre langue, car elles ne se recoupent évidemment pas : les classes de modalités qui existent dans une langue n’existent pas nécessairement dans l’autre. Dans le cas du français et du coréen, nous pouvons évoquer le cas d’une classe de modalité qu’on pourrait appeler « modalité explicative » qui se trouve en coréen mais pas en français. Cette modalité s’exprime à l’aide de certaines expressions verbales que nous n’avons pas citées plus haut, faute d’équivalents en français. Prenons quelques exemples.

Les locutions [V-n-sem-i-ta] et [V-n I n-k O s-i-ta]222 expriment des nuances tellement subtiles et délicates qu’il est difficile, même pour les natifs, de voir une différence sémantique notable entre les formes verbales complexes les contenant [ani-n-sem-i-ta] (ne pas être + modalisé) et [mEtallyOiss-n I n-k O s-i-Oss-ta] (rester attaché + modalisé) et les formes verbales qui en sont dépourvues [ani-ta] (ne pas être) et [mEtallyOiss-Oss-ta] (rester attaché). Il est presque impossible de trouver pour ces locutions coréennes [V-n-sem-i-ta] et [V-n I n-k O s-i-ta] les équivalents sémantiques en français. On peut dire qu’elles sont « intraduisibles » en français et souvent « intraduites » réellement dans le texte français traduit du coréen, comme le montrent les exemples pris.

Selon les linguistes K-S Nam et Y-K Ko (1986)223, l’utilisation du dernier type d’expressions, notamment [V-n I n-k O s-i-ta], dans les formes verbales est, pour le locuteur, un moyen d’exprimer le contenu propositionnel de son énoncé d’une façon un peu plus catégorique par rapport aux formes verbales dépourvues de telles expressions. Par exemple, [m E tally O iss-’ n I n-k O s-i ’- O ss-ta] (rester attaché + modalisé) est plus modalisé que [m E tally O iss- O ss-ta] (rester attaché) dans la mesure où le locuteur adhère davantage au procès exprimé dans le premier que dans le second. Si infime et subtile que ce soit, une telle adhésion subjective du locuteur au procès exprimé amène à considérer les locutions verbales qu’on vient de présenter comme faisant partie des expressions de modalités en coréen.

Une observation effectuée par S-Th Kim (1994)224 révèle que dans les textes scientifiques, on trouve généralement moins de phrases terminées directement par des verbes d’action ou des verbes qualificatifs que les phrases, appelées « phrases nominales », terminées par des locutions composées de noms dépendants et de verbes supports, dont la plus employée est [V-n I n-k O s-i-ta] ou ses variantes ([V-n I n (-n / t O n)-k O s-i-(Oss)-ta])225. En revanche, c’est exactement l’inverse qui est observé dans les textes littéraires. Ceci confirme l’idée avancée par les deux linguistes précédents selon laquelle l’utilisation des locutions en question permet au locuteur d’exprimer le contenu propositionnel de son énoncé d’une façon plus catégorique relativement aux formes verbales dépourvues de telles locutions. On peut en effet supposer que dans les textes scientifiques, souvent de types explicatifs ou argumentatifs, l’auteur est plus enclin, du moins relativement aux textes littéraires, à manifester son adhésion subjective afin d’affirmer ou soutenir les idées qu’il développe. Ceci dit, rien n’empêche un auteur d’employer des phrases terminées par ces locutions verbales dans les textes littéraires, comme en témoignent nos exemples (19).

Malgré la tentative d’explication des valeurs sémantiques modales du dernier type de locutions tels que [V-nIn-k O s-i-ta], [V-nIn-th O -i-ta] et [V-n-sem-i-ta], nous reconnaissons qu’il est assez difficile d’en rendre compte clairement, car ils ont un sémantisme si peu perceptible, même pour les natifs, qu’elles pourraient être prises pour des expressions quasiment vides de sens et quelque peu superflues. Dans ce sens, un linguiste coréen d’expression française comme J-M Li (1991) explique que les deux premières locutions assurent au locuteur ou à l’auteur un répit et que c’est une façon de terminer une proposition ou une phrase sans ajouter de sens particulier226.

Pour en finir avec l’ensemble des locutions verbales modales du coréen constituées ainsi de noms dépendants et de verbes supports [~sd-ND-verbe support] que nous avons observées jusqu’ici, nous aimerions faire une remarque contrastive d’ordre pragmatique sur l’utilisation de ces locutions en tant qu’expressions modales par rapport à l’utilisation des expressions modales du français. En effet, même si l’on peut trouver pour les locutions coréennes leurs équivalents français au niveau du système comme nous venons de le faire, on ne peut pas s’attendre dans les textes français réellement traduits du coréen par le traducteur professionnel que celui-ci rende systématiquement les locutions coréennes par leurs équivalents français. En fait, les locutions verbales modales coréennes sont en général traduites en français par des formes linguistiques diverses ayant des valeurs modales correspondantes, comme en témoignent les exemples cités plus haut. Mais il arrive aussi souvent que le traducteur français se dispense de les traduire malgré l’existence d’équivalents. Bien entendu, ce choix peut être motivé par divers facteurs, linguistiques (sémantique, syntaxique, textuel et pragmatique) et/ou extralinguistiques (socio-politico-culturels, etc). Sans nous attarder sur ces détails qui dépassent le cadre de notre étude, nous aimerions faire part d’une tendance qui consiste, pour les locuteurs coréens, à davantage modaliser leurs énoncés que les locuteurs français. Il faudrait certainement pour le confirmer une étude plus approfondie à la fois quantitative et qualitative. Mais nous avons pu constater, du moins dans l’ensemble de notre corpus, d’une part qu’en règle générale les énoncés coréens sont beaucoup plus fréquemment modalisés que les énoncés français grâce à des locutions verbales et que d’autre part les énoncés ainsi modalisés ne sont pas toujours traduits avec leur valeur modale originelle dans la traduction française, mais plutôt par des énoncés non marqués ou peu marqués du point du vue modal. Le même constat peut être formulé concernant la traduction en sens inverse c’est-à-dire entre le texte français original et le texte coréen traduit.

Pour illustrer ce que nous venons de dire, nous avons relevé les exemples suivants dans les textes traduits dans les deux sens, c’est-à-dire d’un côté, dans un texte coréen original et sa traduction française (Mère) et de l’autre, dans un texte français et sa traduction coréenne (Immortalité) :

Nous avons relevé à dessein ces exemples car on retrouve dans les deux textes les mêmes locutions verbales dont l’une est [~( I l)-su-iss/ O ps-ta] exprimant la valeur modale de possibilité ou d’impossibilité et l’autre, [~(n I n/-n)-moya N -i-ta] exprimant la valeur modale de probabilité ou de supposition.

On peut vérifier que si ces expressions de modalités sont présentes dans les énoncés du texte coréen, que ce soit dans le texte original ou traduit, par contre elles sont totalement absentes dans les énoncés français des deux côtés qui n’expriment que des procès purs et simples débarrassés de toute sorte de modalisation : les traductrices du texte coréen ‘Mère‘ ont éliminé ces expressions modales dans leur traduction française, tandis que le traducteur coréen les a instauré dans sa traduction coréenne, là où il n’y en a pas dans le texte français original ‘Immortalité’. Il est évident qu’on ne peut expliquer pourquoi l’utilisation des expressions modales chez les locuteurs coréens est plus fréquente que chez les locuteurs français, en se limitant au cadre strict du système linguistique, ni en disant que cela relève du choix individuel « hasardeux » de la part du traducteur. On devrait trouver des explications dans une perspective énonciative et/ou pragmatique, tout en prenant en compte divers facteurs socio-culturels, individuels du locuteur et ses croyances du monde, etc., car ces multiples aspects extralinguistiques influencent sensiblement les usages différents des expressions modales.

Notes
221.

Pour la typologie des modalités, N. Le Querler (1996), Typologie des modalités, Presses universitaires de Caen.

222.

Ces expressions [V-n-sem-i-ta] et [V-n I n-k O s-i-ta] ou encore [V-n I n-thO-i-ta] ont pour caractéristique que le suffixe déterminatif employé, [nIn] ou [(I)n], dans ces locutions peut être remplacé par un autre déterminatif [(I)l] : [V-I l-kOs-i-ta], [V-I l-sem-i-ta], [V-I l-thO-i-ta]. Ce changement des suffixes déterminatifs entraîne une modification des valeurs modales de ces locutions. Nous avons déjà vu précédemment que la locution [V-I l-kOs-i-ta] servait à exprimer le futur ainsi que la supposition ou l’intention, etc. (ex. 19d-20). De même, les deux autres peuvent être employées pour exprimer le procès à venir, tout en ayant une signification plus précise d’intention. On peut reconnaître que dans ces trois expressions où les noms dépendants utilisés [kOs], [sem] et [thO] sont quasiment vides de sens, le suffixe déterminatif [(I)l] étant lui-même porteur de ces valeurs modales, sa présence joue un rôle primordial pour leur rendre des valeurs de supposition ou d’intention, sémantiquement plus tangibles que celle appelée de « modalité explicative ».

223.

K-S Nam et Y-K Ko (1989) p.72

224.

S-Th Kim (1994) « Le roman et le style » Chap.4-5 dans K-S Park (éd.) (1994) « kukO munchelon » (Les styles et la langue coréenne), Séoul, Edition ‘tEhankyokwasO’.

225.

A propos de cette expression contenant le nom dépendant [kOs] suivi du verbe [i-ta] (être) [V-(nIn/(I)n/(I)l)-k O s-i-ta] qui est une des locutions la plus utilisée dans la pratique langagière des Coréens, il faut bien noter que son emploi que nous observons en (24) et même en (21) n’est qu’une partie de ses emplois qu’il conviendrait d’examiner en fait en fonction des contextes où elle peut apparaître.

226.

Li J-M (1991), p. 26