INTRODUCTION

La communication est considérée dans le schéma classique de Jakobson comme le processus par lequel l’émetteur transmet un message au récepteur. Il nous semble important d’insister sur le fait qu’elle est de nature interactive plutôt qu’unilatérale, c’est-à-dire que l’émetteur et le récepteur sont deux agents sociaux qui agissent l’un sur l’autre par un acte individuel d’utilisation de la langue. D’où l’intérêt de «la nouvelle communication», approche conçue et développée à partir des années 50, à la fois par des anthropologues (Bateson, Hall, Birdwhistell, Malinowski), des psychiatres (école de Palo Alto et de Philadelphie), des sociologues (Goffman, Sigman), des ethnographes de la communication (Gumperz et Hymes), et des ethnométhodologues (Garfinkel, Sacks, Schegloff, etc.)1.

Ce sont les chercheurs de l’école de Palo Alto, et plus particulièrement Bateson, qui ont distingué dans ce processus interactif de la communication les deux niveaux du ’contenu’ et de la ’relation’, afin de mieux saisir ce qui se passe dans l’interaction humaine. D’après eux, tous les processus communicatifs comportent deux volets : d’une part, le contenu communiqué dans une mise en relation de signes (informations, intentions ou buts), et d’autre part, la relation interpersonnelle établie entre les interlocuteurs de façon implicite ou bien explicite à travers la communication. La relation peut être convergente ou divergente avec la dimension du contenu. Tout cela se réduit à une question de «dosage» et implique qu’il y a une sorte de continuum : certains énoncés sont surtout «informatifs», c’est-à-dire qu’ils mettent l’accent sur le contenu, et d’autres sont plutôt de nature à mettre en relief le niveau de la relation.

D’autre part, lorsque l’on parle de processus communicatif, on évoque non seulement un processus harmonieux, mais aussi un processus conflictuel qu’on ne peut ignorer dans la conversation quotidienne. Les aspects coopératifs et conflictuels dans l’interaction, comme le dit Kerbrat-Orecchioni, sont deux composantes nécessaires à la poursuite d’un dialogue : «d’un côté, l’excès de conflit peut entraîner la mort de l’interaction, voire des interactants ; mais de l’autre, l’excès de consensus ne mène lui aussi qu’au silence»2. Elle arrive à la conclusion raisonnable que «la communication conflictuelle elle-même implique la coopération : polémiquer, c’est encore partager, c’est (ad)mettre en commun certaines valeurs, certains présupposés, certaines règles du jeu, sans lesquels l’échange ne peut tout bonnement pas avoir lieu»3. C’est-à-dire que le conflit se réalise fondamentalement dans le présupposé de la coopération. Ces deux aspects, conflictuel et coopératif, se combinent aux niveaux du contenu et de la relation. Il s’agit donc de quatre types d’aspects discursifs : coopération au niveau du contenu et/ou de la relation, et conflit au niveau du contenu et/ou de la relation. Ce sont ces deux derniers types de conflits qui nous intéressent dans ce travail, ainsi que les actes d’accord et de désaccord qui se produisent nécessairement dans ce contexte du conflit. En effet, ces actes existent un peu partout, des débats des dirigeants politiques ou des chefs de partis à la conversation la plus banale. Pourquoi se met-on en désaccord avec autrui ? On sait que tous les êtres humains ont un système de valeur relatif et contradictoire, et qu’ils sont membres d’une société. Il nous semble qu’il n’existe pas de société qui n’ait pas de divergences et d’intérêts contradictoires. L’existence même de l’homme dans une société nous fournit la causalité de l’existence d’un conflit et d’une coopération dans la vie quotidienne. Cela revient à dire que l’acte de désaccord est une réalité quotidienne, sociale et langagière.

Ainsi, l’acte de désaccord est omniprésent à la fois dans la société française qui a un caractère individualiste, où la valeur individuelle prime sur la valeur sociale, et dans la société coréenne, fondée sur le principe solidarité, où la valeur sociale prime au contraire sur l’individuelle. Il va sans dire que les réalisations de cet acte varient d’une communauté culturelle à l’autre, dans la mesure où les interlocuteurs sont éduqués dans des pays différents et ont différents arrière-plans socio-culturels. La divergence du style conversationnel peut être la cause d’un malentendu qui opère comme un écueil lors de la rencontre interculturelle. De plus, à l’intérieur d’une même société, cette divergence est également sensible au niveau des facteurs relationnels (distance et pouvoir), situationnels (formel et informel), et contextuels (sujet conversationnel).

Notre travail a pour objectif principal d’examiner le phénomène des actes d’accord et de désaccord mis en oeuvre par les participants au débat, à partir d’un corpus constitué d’émissions de radio françaises et coréennes, débat qui se caractérise par le type d’interaction ’formelle’ et par l’importance du niveau du contenu. En effet, l’acte de désaccord étant reconnu en France et en Corée comme menaçant pour la ’face’, les locuteurs sont obligés de réparer dans la conversation quotidienne sa force ’perlocutoire’ à travers certains procédés d’atténuation pour ménager leur face mutuelle. Ils sont alors aux prises avec les enjeux de la politesse. D’où la motivation fondamentale de notre travail qui peut être explicité par ces quelques questions : Comment les participants au débat radiophonique dans deux pays différents expriment-ils leur accord et leur désaccord dans une situation conflictuelle, où l’expression claire de ses idées doit composer avec la contrainte sociale ? Comment atténuent-ils leurs désaccords ? Quelle est la motivation saillante qui sous-tend un certain nombre de stratégies du désaccord ? Sur quoi repose la différence, si ces stratégies sont différemment réalisées ? Pour répondre à ces questions, l’approche que nous allons adopter repose essentiellement sur la théorie de la politesse et surtout sur une «théorie contrastive des conversations» au sens de Kerbrat-Orecchioni (1994), dans laquelle il s’agit de décrire et de comparer l’«éthos»4 communicatif. Nous essaierons pour conclure de comparer les analyses des actes d’accord et désaccord produits dans les débats radiophoniques français et coréen.

Dans l’interaction du débat, les actes d’accord et de désaccord sont impliqués dans la notion de ’préférence’ par laquelle ce travail est également motivé. Cette notion nous permet de poser la question de savoir si l’acte de désaccord est une réponse ’non-préférée’ ou ’préférée’, dans la mesure où elle est traitée d’un point de vue structural (Schegloff, Pomerantz, etc.), contextuel (Bilmes, Kotthoff, etc.) et socio-psychologique (Toolan). Nous analyserons pour cela, du point de vue de la distinction ternaire du type de comportement (’poli’, ’apoli’ et ’impoli’) proposée par Lakoff, les actes d’accord et de désaccord en nous appuyant sur la transcription d’émissions radiophoniques enregistrées dans les deux pays. Ces corpus ont été choisis en considération de leur caractère approprié à notre travail et de l’homogénéité de l’objet de la comparaison, au niveau du type d’interaction, du contexte, et du cadre participatif. Ils partagent effectivement quelques caractéristiques, reposant sur le fait que ce sont des émissions radiophoniques et formelles sans public, sur un sujet donné de l’extérieur et avec la présence de trois participants (un animateur et deux invités).

Ces deux motivations sont réellement la base de notre étude pour analyser les actes d’accord et de désaccord. Dans un premier temps, nous proposerons un exposé du cadre théorique concernant le domaine d’étude, plus précisément, de l’analyse des conversations dans laquelle on retrouve un courant de l’analyse conversationnelle et de la théorie de la politesse. Nous allons aussi considérer la question de la définition du débat radiophonique dans lequel se produisent l’accord et le désaccord, à travers la notion de ’module’ et de cadre participatif. Nous allons tenir compte de la définition de notre objet d’étude en présentant la notion de ’préférence’, les trois types de comportement langagier (’poli’, ’apoli’ et ’impoli’), et les trois formes de désaccord (’désaccord adouci’, ’désaccord durci’ et ’désaccord ni adouci ni durci’), pour poser une corrélation, d’une part, entre la préférence et ces trois formes de désaccord, et d’autre part, entre ceux-ci et les trois types de politesse.

Nous allons enfin tenter d’analyser d’une façon descriptive et contrastive les actes d’accord et de désaccord à partir de corpus français et coréens. Nous verrons le schéma d’interlocution du débat à trois participants, la configuration des tours de parole, l’émergence de l’accord et du désaccord dans le contexte de débat ainsi que la gestion du désaccord. Nous allons identifier les expressions de désaccords et leur typologie du point de vue de la théorie de la politesse. Nous verrons les formes de désaccords qui vont apporter de l’eau au moulin de ceux qui affirment que l’acte de désaccord est, selon les cas, préféré ou non dans le contexte du débat. On sait toutefois que, moins un acte de langage est ritualisé, plus il est difficile à décrire, car il se réalise alors dans l’ampleur de ses variations. C’est dire combien le champ qui s’ouvre devant nous est vaste car l’acte de désaccord est beaucoup moins ritualisé que d’autres types d’acte de langage tels que la salutation, le remerciement, etc. et notre travail sur le désaccord, tout en y apportant sa contribution, ne saurait prétendre en faire le tour.

Notes
1.

C. Kerbrat-Orecchioni, ’«Nouvelle communication» et «analyse conversationnelle»’, in Verbum, 1986, VII, 2/3, p. 8.

2.

C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales tome 2, Paris, A. Colin, p. 148.

3.

Ibid., p.152.

4.

Sur la notion de ce terme, voir C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 3, Paris, A. Colin, 1994, pp. 63-64.