PREMIERE PARTIE : Objet et Méthode

CHAPITRE 1
Cadre théorique

1. Analyse des conversations

Bien que, pendant longtemps, à la suite de la déclaration de N. Ruwet, les travaux au niveau de la langue orale aient été considérés comme «travaux frontaliers», ils dominent, nous semble-t-il, ces dernières années, le champ de la pragmatique linguistique, comme en témoigne le nombre impressionnant de colloques, d’articles de revues et d’ouvrages. Ils ont été l’objet de critiques de la part des linguistes qui insistent sur la notion de ’compétence linguistique’, ainsi que de ceux qui travaillent dans la perspective ’immanente’ ayant «pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même»5. En effet, il semble que l’objet de la linguistique puisse varier selon la perspective d’étude, comme le remarque Saussure (1984 : 23) :

‘«Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet (...)».’

L’histoire de la linguistique montre une évolution qui entraîne le transfert de l’objet d’étude de la langue vers le langage. Notre approche, dans le domaine de la pragmatique, repose sur un courant de recherche interactionnel. Dans cette perspective, l’interaction verbale, principal objet, est observée en situation authentique, comme on observe un poisson dans l’eau. Pour mieux comprendre la véritable nature de l’interaction verbale, il est nécessaire de porter attention à ses diverses réalisations en milieu naturel, parmi lesquelles la conversation est un prototype, que les gens mettent en oeuvre pour parvenir à leurs fins communicatives. D’où l’analyse des conversations, par laquelle on entend au sens large un ensemble d’approches interactionnelles dans le domaine de la pragmatique. Elle se différencie, d’une part, de l’analyse conversationnelle qui reste fidèle aux principes et méthodes de l’ethnométhodologie. D’autre part, elle pose la question de son rapport à l’analyse du discours. Etant donné que le terme de «discours» peut renvoyer à une forme conversationnelle, il convient de faire une distinction relative à l’objet d’étude, selon laquelle l’analyse du discours s’occupe de manière privilégiée des écrits, alors que l’analyse des conversations a pour objectif de décrire les diverses formes d’échanges orales. Mais les analyses des conversations et du discours se retrouvent dans la pragmatique interactionnelle.

Quoi qu’il en soit, l’analyse des conversations étudie le «discours dialogué oral» à travers un point de vue qui lui est propre. Ce type de discours en tant qu’objet d’étude au sens strict correspond à la conversation qui est également le lieu typique de réalisation d’une interaction verbale, mais il en existe d’autres formes comme les interactions médiatiques ou les interactions de services. S’agissant des objets d’étude constitués de divers types d’interactions verbales, il serait plus juste de parler, note Kerbrat-Orecchioni (1997 : 24), de l’«analyse des interactions verbales» à partir du moment où la conversation est considérée comme une forme typique d’interaction verbale. En tout état de cause, l’analyse des conversations s’intéresse en priorité au type de la conversation qui est construite collectivement par plusieurs participants et par des conduites ordonnées selon certains schémas préétablis. C’est la raison pour laquelle la conversation est un processus dynamique d’influences mutuelles qui ne tombe pas dans le chaos. Pour les analystes des conversations, l’intérêt principal est donc de décrire les règles qui sous-tendent le fonctionnement des diverses formes d’échanges communicatifs, c’est-à-dire qui régissent le niveau de l’organisation de l’interaction et des relations interpersonnelles. Selon Kerbrat-Orecchioni (1996a : 8-9), ces règles sont relativement souples, fortement solidaires du contexte, et largement variables selon les communautés socio-culturelles.

L’investigation en analyse des conversations se focalise largement sur les deux niveaux du contenu et de la relation de l’interaction, à partir de corpus constitués d’enregistrements et de transcriptions des certains types d’interactions. Quant aux aspects organisationnels des conversations, il convient tout d’abord de rappeler les travaux ethnométhodologiques en analyse conversationnelle. Ils sont consacrés aux procédés qui permettent la construction progressive et collective des conversations ou qui assurent la cohérence interne de l’échange : alternance des tours de parole, paire adjacente, structuration hiérarchique, marqueurs et connecteurs, organisation thématique, activités «réparatrice» et «régulatrice», reprises et reformulations, phatiques et régulateurs, etc.6 D’autre part, l’investigation s’est souvent étendue aux aspects relationnels, lorsque la communication humaine a pour fonction de transmettre le message et/ou d’établir ou de renforcer la relation interpersonnelle entre les participants à l’interaction. Car celle-ci n’est, comme le définissent Labov & Fanshel, rien d’autre qu’«une action qui affecte les relations de soi et d’autrui dans la communication de face à face»7. Cette perspective est posée par bien des chercheurs qui s’intéressent à la politesse linguistique, domaine apparu aux Etats-Unis à la fin des années soixante-dix. En effet, certains principes de politesse interviennent largement dans les mécanismes de production et d’interprétation des énoncés, et au cours de l’enchaînement des échanges, à titre de «contraintes systémiques» et «contraintes rituelles» que Goffman définit respectivement comme une mise en rapport des signes et une mise en relation interpersonnelle des interlocuteurs. Il est, en ce sens, naturel d’examiner dans ce qui suit l’analyse conversationnelle et la théorie de la politesse linguistique.

Notes
5.

F. Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1984, p. 317.

6.

Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, ’L’analyse des conversations’, in Le Français dans le monde, 1996, n° 7. p. 31.

7.

Cité par C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales tome 2, Paris, A. Colin, 1992, p. 9.