2. L’analyse conversationnelle

L’analyse conversationnelle est un des champs les plus développés de l’ethnométhodologie, une branche de la sociologie américaine née dans les années 60 et basée sur les travaux de Harold Garfinkel qui tentait de découvrir la méthode utilisée par les membres d’une société dans la vie quotidienne pour donner un sens à l’ordre social et accomplir leurs activités quotidiennes. Elle se développe un peu plus tard avec la série de cours faite entre 1967 et 1972 par Harvey Sacks à l’université de Californie. Autour de lui, se constitue une équipe de chercheurs tels que Schegloff, Jefferson.

Si ses fondateurs s’intéressent à l’analyse des conversations ordinaires, ce n’est pas par un intérêt particulier pour le langage, le sens, et la communication, comme le remarque Heritage (1995 : 391) :

‘«In coming to an appreciation of CA, it is important to begin with the recognition that the field is sociological in origin and that it emerged not as an attempt to come to terms with language, meaning or communication but rather as an approach to the study of social action.»’

Il indique bien que la cible principale de l’analyse conversationnelle n’est rien d’autre que l’action sociale qu’il considère dans un rapport causal avec la norme sociale :

‘«(...) social action is to be understood as the causal product of internalized moral norms and rules that are engaged by relevant social contexts and function as drivers of conduct.»8

Les ethnométhodologues considèrent l’analyse conversationnelle comme une première étape pour l’observation rigoureuse, empirique, et formelle en milieu naturel des détails de l’interaction sociale. Elle part d’une position initiale et fondamentale selon laquelle elle s’occupe essentiellement de la conversation ordinaire et orale spontanée en situation naturelle d’occurrence. Elle vise effectivement à l’analyse structurale des pratiques conversationnelles, dont le savoir est une part majeure de la compétence communicative qui peut permettre l’activité communicative.

Par conséquent, les ethnométhodologues ont pour objectif de découvrir les règles explicites, l’ordre ou les structures récurrentes dans l’interaction sociale, qui sont organisés par la compétence communicative des participants lors de la production et de l’interprétation de l’action sociale. Leur intérêt essentiel est de savoir comment la conversation est gouvernée par des règles et comment elle organise naturellement l’activité sociale ; comment une fonction particulière est accomplie par des formes diverses ou par le mécanisme conversationnel. Tout en évitant une théorisation prématurée des catégories analytiques, ils insistent à la fois sur l’observation et sur la description des conversations spontanées dans le contexte naturel de leur occurrence. D’où l’approche empirique et inductive de l’analyse conversationnelle qui a pour objet d’examiner des structures formelles et des propriétés du déroulement des conversations à partir d’un certain nombre de séquences : les activités d’ouverture ou de clôture d’une communication, la construction et l’allocation des tours de parole, la paire adjacente, l’organisation préférentielle des échanges, l’organisation des activités réparatrices, l’initiation et la gestion du thème conversationnel, l’organisation du récit dans la conversation, le but interactionnel, la correction, etc.

Toutefois les ethnométhodologues ne font aucune supposition a priori sur la nature du contexte ou l’arrière-plan social et culturel des participants, et n’en tirent aucune conclusion. Ils ne tiennent pas compte de ces facteurs socioculturels qui sont essentiels à l’analyse des conversations, surtout quand le but est de décrire et expliquer comment on utilise le langage pour communiquer l’un avec l’autre, et surtout comment le sens se produit et s’interprète. Il est donc douteux que leur analyse puisse être adéquate comme modèle pour analyser la conversation qui se produit dans un contexte socioculturel. On critique également l’analyse ethnométhodologique des conversations sur sa tentative de reconstruire trop simplement des processus immensément complexes liés à la conduite des conversations. Ainsi, Labov et Fanshel (1977) indiquent que, même si l’on admet le succès des ethnométhodologues dans l’identification des principes constitutifs des séquences, ils ne sont pas arrivés à expliquer pourquoi X dit Y dans cette situation. Ou ce qui se passe dans cette conversation.

Quoi qu’il en soit, il y a dans le domaine de la pragmatique interactionnelle un certain nombre d’études qui adoptent l’approche ethnométhodologique pour examiner les propriétés formelles et les formes organisationnelles du conflit verbal. Pomerantz (1975, 1984) décrit l’organisation séquentielle de l’accord et du désaccord dans la conversation ordinaire, à partir de la notion de ’préférence’. Lorsque le locuteur réalise dans l’intervention initiative un acte de langage d’évaluation ou d’assertion, la réponse de l’interlocuteur peut être l’accord ou le désaccord. Dans la plupart des cas, l’accord est une réponse attendue et préférée. Mais quand l’acte initial est un acte tel que l’auto-dépréciation, le désaccord est préféré.

Vuchinich (1990), dans une approche semblable, décrit en détail la séquence de clôture dans le conflit verbal. Son travail est largement ethnométhodologique, dans la mesure où il examine un seul phénomène, à savoir l’organisation séquentielle de clôture de la dispute familiale. Ayant recours au travail de Schegloff et Sacks (1973) sur les problèmes de clôture dans la conversation, il identifie cinq formats de clôture : la soumission, l’intervention du tiers dominant, le compromis, l’annulation, la prise de distance (’stand-off’). En ce qui concerne la fréquence d’occurrence de chaque format de clôture, il montre que le format de prise de distance est le mode le plus fréquent de clôture, devant la résolution obtenue par la soumission ou par le compromis. Comme facteur important qui affecte les formats de clôture de la dispute familiale, il considère les relations de pouvoir entre participants. Il indique également que la plupart des conflits se terminent par la prise de distance, car ce mode de clôture permet de préserver la face. La notion interactionnelle de face est utilisée comme un outil expliquant la différence structurale entre les formes du tour ’préféré’ et ’non préféré’, comme l’indiquent certains analystes9 dans ce domaine. Ainsi, l’accord est en général préféré, dans la mesure où le désaccord est menaçant pour la face de l’interlocuteur, et doit être évité, minimisé, ou amené par un moyen atténué et indirect. Il nous semble que le concept ethnométhodologique de ’préférence’ doit être interprété dans la considération de la face ou des normes sociales.

Notes
8.

J. Heritage, ’Conversation Analysis : Methodological Aspects’, in Quasthoff U. M., (ed.) : Aspects of oral communication, Walter de Gruyter, 1995, p. 392.

9.

Atkinson et Heritage (1984), Brown et Levinson (1987), Heritage (1984), etc.