3.3. Penelope Brown et Stephen C. Levinson

En introduisant la notion de ’face’ de Goffman (1972 : 319), qui la définit comme «la valeur positive sociale demandée par le participant à une conversation», Brown et Levinson (1987) considèrent le phénomène de politesse comme le principe qui gouverne l’usage du langage et la relation sociale. Leur modèle de politesse se fonde sur le ’Model Person’ qui possède, comme locuteur natif d’une langue naturelle, deux caractéristiques principales : la rationalité et la face. D’une part, en tant qu’actant rationnel, le locuteur choisira un moyen particulier pour atteindre des buts précis dans l’interaction sociale. D’autre part, il a une ’face’ qui se compose des faces positive et négative, qui sont deux aspects différents d’une même entité. Pour Brown et Levinson (1987 : 62), le concept de face peut être compris comme les deux désirs de base d’un individu dans une interaction, comme suit :

D’après Brown et Levinson, la face peut être perdue, maintenue ou valorisée pendant une interaction, et reflète les désirs contradictoires de solidarité et d’autonomie vis-à-vis des autres. La plupart des actes de langage échangés entre les interactants sont intrinsèquement menaçants pour les faces négative et positive. Brown et Levinson baptisent ces actes menaçants pour les faces ’FTAs’ (’Face Threatening Acts’). D’un côté, on suppose que les FTAs, dans l’interaction sociale, sont réalisés consciemment ou non par les participants. La face a donc une nature contradictoire dans la mesure où elle est à la fois cible de FTA et objet de face-want. Mais d’un autre côté, les participants sont à la fois dans l’attente ou le désir de préservation de leur propre face (’face-want’), et dans le devoir de ménagement des faces d’autrui. Or Goffman (1972 : 323) établit comme une condition de l’interaction le maintien de la face qui se réalise en tant qu’effet combinatoire de la règle du respect de soi et de celle de la considération d’autrui. Pour résoudre cette contradiction, les interlocuteurs ont besoin du travail de ménagement des faces mutuelles, appelé ’face-work’. Ainsi, on sait que la conversation est un co-produit des participants, ce qui suppose la coopération sur la nécessité de ménager la face du locuteur lui-même et celle d’autrui. Autrement dit, pour qu’il y ait coopération, il faut le respect mutuel des faces des uns et des autres. En ce sens, Brown et Levinson considèrent la politesse comme une sorte de phénomène de face-work, un moyen de concilier FTA et face-want, ce qui est réalisé par les stratégies que les interlocuteurs, comme actants rationnels, choisissent dans le déroulement de l’interaction sociale. Les auteurs (1987 : 60) proposent donc cinq grandes stratégies comme le montre le schéma ci-dessous :

ne pas accomplir le FTAaccomplir le FTA (5)

non ouvertementouvertement (’off record’)(’on record’) (4)

avec une action sans action réparatrice réparatrice (1)

politesse négativepolitesse positive (3)(2)

(Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 174)

Afin de ménager la face menacée, ces stratégies s’emploient dans l’interaction. Plus un acte est menaçant pour la face de l’auditeur, plus le locuteur va choisir une stratégie d’un degré élevé dans la série ci-dessus car elle aura une efficacité supérieure pour minimiser les menaces. Ainsi, si le locuteur préfère produire un FTA d’une efficacité maximale, plutôt que préserver la face de l’auditeur, il peut utiliser sans action réparatrice une stratégie verbale (’bald on record’), de la façon la plus directe et claire. Par l’utilisation d’un FTA explicite (’baldly on record’), le locuteur maximalise les menaces de face, le FTA n’étant pas alors minimisé et/ou la face étant ignorée.

Les stratégies de politesse qui permettent d’accomplir explicitement un FTA mais avec une action réparatrice se divisent en deux types : la politesse négative et la politesse positive. Brown et Levinson (1987 : 101) définissent la politesse positive comme suit :

«Positive politeness is redress directed to the addressee’s positive face, his perennial desire that his wants should be thought of as desirable».

Elle est une stratégie utilisée pour sauver la face positive de l’interlocuteur et se réalise en général dans la conversation entre interactants intimes, montrant leur solidarité. Il semble qu’elle corresponde à la règle de politesse de Lakoff (’Make A feel good – be friendly’). En revanche, Brown et Levinson (1987 : 129) considèrent la politesse négative comme suit :

‘«Negative politeness is redressive action addressed to the addressee’s negative face : his want to have his freedom of action unhindered and his attention unimpeded». ’

Elle consiste essentiellement à sauver la face négative d’autrui. Cette stratégie correspond aux deux règles de politesse de Lakoff (’Don’t impose’ et ’Give options’), en minimisant l’imposition à son partenaire d’une action menaçante. Alors que la politesse positive est, notent Brown et Levinson (1987 : 129), au coeur du comportement familier et de la plaisanterie, la politesse négative est au coeur du comportement de respect. Ainsi, dans la culture occidentale, la politesse négative est un ensemble de stratégies linguistiques des plus minutieuses et conventionalisées pour réparer les FTAs. On peut dire que Brown et Levinson ne s’intéressent guère qu’à la politesse négative, au fonctionnement des FTAs.

Si l’acte de langage est réalisé par le locuteur dans l’intention d’accomplir non ouvertement un FTA, il s’agit de stratégie ’off record’, qui renvoie le plus souvent à l’acte de langage indirect et à la communication indirecte. En d’autres termes, cette stratégie est utilisée dans le cas où le locuteur a l’intention de faire un FTA mais voudrait éviter d’en avoir la responsabilité. Cette stratégie impose, en effet, à l’interlocuteur l’effort de l’inférence sur ce qu’est l’intention du locuteur, comme dans la plupart des actes de langage indirects.

Les cinq catégories de stratégies que Brown et Levinson proposent ci-dessus sont fonction de l’accomplissement ou non d’un FTA et de la manière dont il est accompli. A ce propos, il conviendrait de considérer le premier type de stratégie plutôt comme une impolitesse que comme une stratégie de politesse, et il serait également difficile de considérer le cinquième type de stratégie comme un processus de face-work, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un acte de langage qui accomplit un FTA, mais plutôt qui peut accomplir un acte contraire au FTA, comme dans la «rite de présentation» de Goffman. En ce sens, il nous semble que, comme stratégies de politesse pour ménager les FTAs, il reste seulement la politesse positive et négative ainsi que la stratégie ’off record’ qui correspondent respectivement aux rites de réparation et d’évitement de Goffman. En tout état de cause, chacune de ces trois stratégies de politesse a de nombreuses sous-catégories, dont le choix est fonction du degré de danger du FTA ; plus le danger s’accroît, plus s’élève le niveau de stratégie que le locuteur choisit, afin de minimiser le risque d’une perte de la face de la meilleure façon possible. Pour choisir le niveau approprié de politesse parmi ces nombreuses stratégies, Brown et Levinson (1987 : 74) rendent compte de trois facteurs :

  1. La relation de ’pouvoir’ (P) entre le locuteur et l’allocutaire

  2. La ’distance’ sociale (D) entre eux

  3. Le degré d’imposition (R) (’ranking of impositions’)

D’après eux, la gravité d’un FTA accompli par un acte de langage dans une situation donnée varie selon ces trois facteurs qui sont primordiaux pour déterminer le degré de politesse d’un énoncé. Ces trois facteurs se comprennent différemment dans les diverses communautés culturelles, dans la mesure où chaque culture a une valeur différente attachée à P, D, et R, même dans le même acte de langage. Or le système culturel de chaque société influe sur le poids (degré de gravité) du FTA, la définition de nature de ces facteurs, et, en conséquence, sur les formes actuelles des stratégies de politesse. D’où la relativité de la politesse qui donne lieu à des malentendus dans les interactions entre des interlocuteurs de culture différente. Malgré tout, Brown et Levinson (1987 : 244) mettent en avant trois universaux dans l’usage de la langue, que nous présentons ci-dessous. Même si ces trois universaux sont critiqués par un certain nombre d’auteurs, ils sont fondés, disent-ils (1987 : 243), sur le cadre descriptif et explicatif de l’ethos dominant au niveau global :

  1. The universality of face describable as two kinds of want.

  2. The potential universality of rational action devoted to satisfying others’ face wants.

  3. The universality of the mutual knowledge between interactants of (a) and (b).

A partir de ces trois universaux, Brown et Levinson essayant d’expliquer le phénomène de la politesse, s’attendent à pouvoir établir et développer un modèle plus satisfaisant pour l’étude de l’interaction verbale. Il nous semble difficile de nier l’existence des universaux, en tant que principe abstrait de politesse, en accord avec Brown et Levinson. En effet, la nécessité de s’orienter vers les faces dans l’interaction et la connaissance mutuelle des face-wants sont universelles alors que le contenu et la définition des faces ou des FTAs vont varier d’une culture à l’autre ainsi que le choix des stratégies.