4. Variables interculturelles dans la politesse

Il semble difficile de contester que le modèle de politesse de Brown et Levinson constitue à ce jour le cadre théorique le plus productif et élaboré. Il est tout aussi incontestable qu’il est sujet à controverse notamment par certains auteurs18 qui remarquent l’inapplicabilité de ce modèle de politesse au langage de la société non-occidentale. En effet, le choix des stratégies par les interactants est souvent fonction du contexte culturel dans lequel se produit l’échange langagier.

Dans l’examen et l’observation du principe de politesse en Chine, Gu (1990) montre que le modèle de Brown et Levinson est difficilement applicable au langage chinois en raison de la différence de valeur socio-culturelle avec la société occidentale. Selon lui, c’est la notion de face négative définie par Brown et Levinson, qui, entre autres, ne convient pas à la culture chinoise. Ainsi l’offre, l’invitation, et la promesse en Chine ne sont pas considérées dans la situation ordinaire comme menaçantes pour la face négative de l’allocutaire.

Les études du phénomène de politesse au Japon19 parviennent aux mêmes conclusions que Gu. Matsumoto (1989) indique que la théorie de la politesse de Brown et Levinson n’est pas convaincante au Japon. D’après eux, le locuteur essaiera en général de minimiser la menace de face, tout en choisissant une stratégie appropriée telle que la déférence qui sert à désamorcer un FTA potentiel. Mais le modèle de Brown et Levinson ne peut expliquer le fait que les locuteurs japonais emploient la déférence et les honorifiques même dans les énoncés qui ne sont pas intrinsèquement menaçants pour leurs faces. Ce n’est pas parce que les stratégies de politesse sont différentes, mais parce que la motivation postulée qui sous-tend le phénomène de politesse n’est pas adaptée au langage japonais. Plus fondamentalement, Matsumoto (1988 : 405) pose la question du statut de la face, et surtout de la face négative, dans la culture japonaise :

‘«acknowledgement and maintenance of the relative position of others, rather than preservation of an individual’s proper territory, governs all social interaction».’

Dans cette culture japonaise, l’intérêt principal des interlocuteurs n’est pas de demander et préserver leur propre territoire, mais plutôt de se trouver et de rester accepté par les autres membres du groupe. Par conséquent, le concept de face négative de Brown et Levinson n’est plus la fondation présupposée permettant de décrire la pratique conversationnelle japonaise. En ce sens, leur modèle ne peut donner une explication suffisante pour l’usage des formes honorifiques ou de la déférence. Cet argument se retrouve dans le travail d’Ide (1989). Celui-ci propose de classer les phénomènes de politesse linguistique trouvés au Japon, en deux types : Le premier est le ’discernment’ qui se réalise en grande partie dans l’usage des formes linguistiques formelles. Il renvoie à l’usage par le locuteur des expressions polies en fonction de conventions sociales concernant la différence de statut entre le locuteur, le référent et l’allocutaire (ex. déférence et honorifiques) et ne doit pas être catégorisé parmi les stratégies. Le second est la ’volition’ qui se réalise en grande partie par les stratégies verbales.

Dans la société Igbo (Nwoye, 1992), l’importance de l’appartenance à un groupe et les privilèges et responsabilités incombant en tant que membre du groupe l’emportent sur les considérations de face positive, et rendent aussi inadaptés les concepts de face-wants d’individus. Ainsi, Nwoye (1992 : 325-326) montre que la critique directe et sincère n’est pas menaçante dans la société Igbo, mais est plutôt considérée positivement comme un effet sociable et correctif pour sa communauté, alors que dans le cadre de Brown et Levinson, elle est un FTA accompli ouvertement et constitue, au contraire, un acte menaçant pour la face de l’auditeur. Atténuer la critique à travers un usage indirect peut être considéré plutôt comme déviant.

L’inapplicabilité du modèle de Brown et Levinson à la langue coréenne est affirmée par certains chercheurs tels que Hwang (1990), Cho (1982), Sohn (1986). Leurs observations et leur examen du principe de politesse en coréen montrent que ce modèle opère de manière différente. D’abord, Hwang (1990) indique que la politesse et la déférence sont deux conceptions sociolinguistiques différentes en Corée. La politesse est considérée comme une stratégie linguistique que les interlocuteurs utilisent pour divers buts pragmatiques, alors que la déférence est définie comme un code social qui permet de choisir le niveau de langue approprié, la forme honorifique et le respect, et qui reflète le statut relatif des interactants sur une dimension hiérarchisée :

‘«Deference levels are encoded by honorifics which are ’based on closed, language-specific system consisting of a limited set of structural and lexical elements’, but politeness markers are based largely on universal pragmatics and are from an open-ended pattern of language usage that is applicable, in principle, to any speech participants regardless of their age, sex, kinship or social status.»20

Notons par ailleurs que la déférence se réalise sous deux aspects : l’un où le locuteur s’humilie et s’abaisse, et l’autre dans lequel le locuteur hausse son interlocuteur. Comme marqueurs de politesse, le coréen dispose de l’acte de langage indirect, du modalisateur (’hedge’) et de l’hyper-respect (’hyper-respectfulness’).

Dans son travail sur les aspects pragmatiques des déictiques et de la politesse linguistique en Corée, Cho (1982 : 127) considère la déférence comme une forme particulière de politesse. L’usage des honorifiques n’est pas suffisant pour la politesse mais doit être complété par un appareil permettant d’atténuer la force illocutoire d’un acte de langage. D’ailleurs, il signale en conclusion que dans l’interaction sociale coréenne, le principe de ’self-humbling’ est le principe commun qui sous-tend les phénomènes de politesse.

Enfin, selon Blum-Kulka (1992), les Israéliens attribuent une valeur sociale plus importante à la sincérité qu’à la non-imposition. Comprendre la priorité relative d’une valeur dans une communauté culturelle donnée est utile pour rendre compte des différences culturelles et des motivations différentes de la politesse. Wierzbicka (1991) attribue également la différence de priorité à la valeur culturelle qui peut être exprimée dans le script culturel composé par les primitifs sémantiques. Ainsi, plutôt que de parler de la différence de degré d’une valeur dans la société en question, elle propose de trouver le script sous-jacent.

Notes
18.

Gu (1990); Matsumoto (1988); Nwoye (1992); Janney & Arndt (1993), etc.

19.

Matsumoto (1988, 1989), Ide (1989), Hill et al. (1986), etc.

20.

J. R. Hwang, ’«Deference» versus «politeness» in Korean speech’, in International journal of the sociology of language, 1990, n° 81, p. 49.