1.2.2. La notion de préférence

Depuis que Sacks a introduit en 1971 pour la première fois la notion de préférence, celle-ci est présentée par bien des auteurs41 qui l’appliquent à l’analyse des conversations. Elle est un sujet de controverse, qui peut être considéré selon trois perspectives : structurale, sociale, et contextuelle. L’argument de base d’un point de vue structural repose en général sur la notion de paire adjacente comme unité prototypique de l’organisation locale de la conversation (ex, pour offre, invitation, requête : acceptation ou refus ; pour assertion : accord ou désaccord). Le premier et le second éléments d’une paire adjacente n’ont pas le même statut, et les différentes interventions réactives possibles n’ont également pas le même statut, comme le remarque Levinson (1983 : 307) :

‘«Not all the potential second parts to a first part of an adjacency pair are of equal standing : (...) there is at least one preferred and one dispreferred category of responses.»’

Levinson montre que la préférence correspond d’une manière générale au concept de «marque» qui renvoie à l’opposition courante en linguistique entre «marqué» et «non-marqué»42. La seconde partie d’une paire adjacente est marquée ou non à la suite d’un système d’attente selon lequel les actions non marquées sont plus naturelles et attendues dans le contexte conversationnel. Levinson (1983) résume dans la corrélation du contenu et de la position séquentielle du tour, les caractéristiques des actions non préférées et de leur tours en quatre catégories43 :

  1. délai :
    1. par la pause

    2. par l’usage de préface

    3. par le déplacement utilisant la réparation initiative

  2. préface :
    1. l’usage de marqueurs (’uh’, ’well’)

    2. la production symbolique de l’accord avant de désaccorder

    3. l’usage de l’évaluation pertinente

    4. l’usage de l’excuse pertinente

    5. l’usage des modalisateurs ou adoucisseurs

    6. l’hésitation

  3. justifications : l’explication de pourquoi l’action non préférée se fait.

  4. formule indirecte ou ’mitigated’

Les actions préférées, qu’elles soient l’accord ou le désaccord, sont systématiquement non-marquées par le délai minimal ou la formulation directe (ou explicite), alors que les actions non préférées sont en commun marquées par le délai, l’hésitation, les formulations ambiguës, implicites et préfacées, ou l’accompagnement d’explication ou de justification. Ces aspects structurels de l’action non préférée se retrouvent dans le terme de «dispreferred-action turn shape» opposé à celui de «preferred-action turn shape»44, introduit par Pomerantz (1984). D’après elle, dans la situation où l’accord est préféré, l’acte d’accord se caractérise par trois formes de tour telles que l’accord renforcé (’upgraded’), la même évaluation, et l’accord affaibli (’downgraded’). En revanche, la configuration du tour de parole dans l’acte de désaccord se caractérise par le fait qu’il est accompagné non seulement par divers dispositifs de délai, tels que le silence, la demande de confirmation, la répétition partielle, et la préface, mais aussi par des éléments paraverbaux, tels que ’uh’ ou ’well’ et par l’accord partiel ou le désaccord partiel avec le connecteur (’but’). Les séquences de l’accord et du désaccord ont donc des types différents de tours : le tour de désaccord est plus complexe et plus variable que le tour d’accord. Car l’acte d’accord se présente dans ce cadre de préférence, comme le dit Pomerantz (1984 : 77 et 95), comme une expression de sociabilité, support, et solidarité, alors que le désaccord est considéré comme offensif, dangereux. Enfin, pour Pomerantz ou Levinson, la notion de préférence ne repose systématiquement que sur le point de vue structurel de l’organisation séquentielle ; elle ne tient pas compte de la connexion entre le format non préférentiel et la considération de face, bien que la préférence pour l’accord ou le désaccord soit largement fonction de la situation contextuelle, telle que le type d’acte de langage initiatif, et de la relation interpersonnelle.

En ce sens, l’intérêt des conversationnalistes est de savoir comment la préférence se manifeste dans la structure de surface d’une conversation. Il nous semble que cette observation structurale doit être suivie par une interprétation qui repose sur le niveau profond. Pour mieux saisir la motivation de l’organisation préférentielle des échanges, il est indispensable de prendre en considération la perspective psycho-sociale et normative sur laquelle Toolan (1989 : 264) a porté son attention :

‘«Preference organization is routed in the norms and psychological preference of the society, not the individual.»’

Il apparaît que la notion de préférence pour un acte réactif est fonction du fait qu’il est considéré comme menaçant ou non par rapport au type d’acte initiatif dans une communauté donnée. Lorsque ce second élément d’une paire adjacente est menaçant, il doit être accompagné d’une organisation non préférentielle des échanges, pour atténuer les faces menacées de l’interlocuteur. Il n’est pas difficile d’observer dans la conversation ordinaire ce type de contrainte comme un principe de politesse. Il est évident que la notion de préférence repose sur la norme sociale et collective qui s’impose avec différentes nuances selon le type d’interaction et le type de relation interpersonnelle. Ainsi, dans le contexte du débat, l’acte de désaccord est considéré dans les communautés française et coréenne comme offensif, dévalorisant, et donc menaçant pour la face du partenaire. Or, bien qu’il doive se produire dans l’organisation non préférentielle, ce qui pose problème c’est qu’il se produit dans l’organisation préférentielle dans le type d’interaction qui constitue notre corpus. A cet égard, on voit dans la littérature sur la préférence qu’il y a une autre tentative d’approcher le phénomène de préférence dans la perspective contextuelle, et il convient d’en examiner l’argument et le problème dans ce qui suit.

En ce qui concerne la perspective contextuelle de la préférence, elle repose sur l’argument que l’on doit rendre compte de la préférence dans le contexte particulier où se trouve le second élément d’une paire adjacente. Autrement dit, ce second élément peut être préféré ou non selon le contrat conversationnel ou le système d’attente dans le discours. Ainsi, l’acte d’accord est préféré dans l’intervention réactive à une intervention initiative telle que l’offre, l’invitation, la requête, etc. En revanche, la préférence pour le désaccord se réalise dans la réponse à l’auto-dépréciation, l’auto-critique, ou le compliment, car le désaccord est ici considéré comme une réaction polie qui vise à redresser l’«équilibrage rituel». En ce qui concerne le problème de la préférence dans le contexte du débat radiophonique, certains auteurs45 insistent sur la préférence pour le désaccord, à la différence de la préférence pour l’accord dans la conversation ordinaire, comme le note Bilmes (1991 : 466) :

‘«Once in a state of argument, disagreement is preferred in that if one does not explicitly disagree, it may be presumed that one has not found grounds to disagree and that (however reluctantly) one agrees. It is this preference for disagreement that drives argument». ’

Il est vrai que le contexte de débat attend que les interlocuteurs montrent une opinion discordante ou opposé à celle de leur partenaire, et cela rend la discussion possible entre les participants. Or le débat radiophonique semble nous fournir, concernant l’assertion d’un locuteur précédent, un espace de la préférence pour le désaccord, dans la mesure où celui-ci se réalise d’une façon immédiate et directe. Mais, il est vrai aussi qu’il comporte des actes de désaccord qui se réalisent par certains marqueurs de l’organisation non préférentielle des échanges, tels que le délai, l’hésitation, et la réalisation indirecte. Cela revient à dire que l’acte de désaccord peut être considéré dans la situation de débat à la fois comme réponse préférée et comme réponse non préférée, avec une différence de fréquence dans les corpus français et/ou coréen. Cette ambiguïté rend difficile d’atteindre une cohérence totale dans la perspective contextuelle de la préférence. Si, dans une société donnée, une norme sociale qui définit le désaccord comme acte non préféré dans la conversation ordinaire permet à ses membres de le considérer dans un autre type d’interaction comme acte préféré, il ne s’agit plus d’une norme sociale ni collective. Sinon, il nous faudra un certain nombre de normes sociales et collectives pouvant s’appliquer à chaque type d’interaction, ce qui n’est pas économique.

En ce qui nous concerne, il est évident que dans la conversation ordinaire, le désaccord contre l’assertion initiale se caractérise souvent, tant en français qu’en coréen, par l’organisation non préférentielle avec ses marqueurs. Mais trouve aussi parfois l’organisation préférentielle, en dépit de la norme sociale, selon laquelle le désaccord doit être atténué par un procédé d’atténuation. La queson qui se pose est donc celle de la fréquence de l’acte de désaccord produit dans l’organisation non préférentielle variant d’un type d’interaction à l’autre et d’une société à l’autre. Ainsi, dans le type d’interaction qui constitue notre corpus, lors d’une assertion dans l’intervention initiative, les actes de désaccord avec organisation non préférentielle dans l’intervention réactive, vont se réduire manifestement en fonction du système d’attente, à la différence de la conversation ordinaire. On peut donc dire que dans le contexte de débat, la norme sociale n’est pas opérative, mais qu’elle reste souple ou tolérante, de sorte que le désaccord s’exprime, bien qu’il soit menaçant, souvent d’une façon directe et immédiate, ou sans être accompagné de procédés d’atténuation.

Notes
41.

Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, Paris, A. Colin, 1992, pp. 233-239.

42.

S. Levinson, Pragmatics, Cambridge, C.U.P., 1983, p. 333.

43.

Ibid., pp. 334-335.

44.

A. Pomerantz, ’Agreeing and disagreeing with assessments : some features of preferred / dispreferred turn shape’, in Atkinson et Heritage (eds.), 1984, p. 64.

45.

Cf. Kotthoff (1993), Bilmes (1991), etc.