2. Discours du désaccord47

2.1. Désaccord et argumentation

Lorsqu’on prend en considération l’échange communicatif, il implique une «allocution», une «interlocution» et une «interaction». L’interaction verbale est une «action mutuelle» que les interactants exercent sur leurs actions respectives. En ce sens, «parler, c’est échanger, et c’est changer en échangeant»48, voire changer, c’est impliquer souvent un ensemble de processus coopératifs et conflictuels entre les interactants, au niveau du déroulement de l’interaction, en ce qui concerne à la fois son organisation formelle et son contenu. Les participants expriment ainsi la dimension affective de bonne foi ou de mauvaise foi, comme le note Kerbrat-Orecchioni (1992 : 141) :

‘«S’ils sont en «bons termes», les participants vont s’employer à coopérer pour «s’entendre» et s’ils sont en «mauvais termes», ils vont cultiver l’affrontement, et chercher à se mettre des «bâtons dans les roues». On dira donc que l’échange peut se faire sur un mode pacifique, consensuel, «irénique» ou au contraire belliqueux, conflictuel, «agonal»». ’

Ainsi, dans le type d’interaction finalisée, tel que le débat à la radio, un locuteur s’adressant à son interlocuteur essaye de susciter son adhésion au discours et d’influencer ses croyances. De l’ensemble de cette activité discursive naît l’argumentation qui se définit en général comme «l’art de persuader par le discours»49, et comme le débat est une interaction qui suppose la différence, celle-ci s’exprime donc ouvertement50. Dans ce type d’échange, celui qui aspire à obtenir l’adhésion d’un interlocuteur ou d’un public aurait recours à toute une série de techniques argumentatives que Anscombre et Ducrot (1976 et 1978) appellent l’orientation argumentative et la force argumentative. Les arguments ont ainsi une orientation argumentative qui est inscrite dans le sens de l’énoncé et une force argumentative qui est mesurable d’après une «échelle argumentative»51. En revanche, Plantin (1996b : 11) présente la nouvelle orientation de l’argumentation liée à l’analyse des interactions verbales, tout en distinguant deux formes :

‘«L’une, «traditionnelle», prenant pour objet typique l’orientation des énoncés vers une conclusion, dont la théorisation, volontiers normative, fait appel à la logique et à la rhétorique ; l’autre, «moderniste», prenant pour objet les troubles de la conversation, qu’elle analyse avec les instruments de la théorie des interactions.»’

La forme d’étude «moderniste», dont le point de départ porte sur la conception de l’argumentation comme une forme particulière d’interaction, est d’appliquer certaines méthodes ou résultats acquis en analyse conversationnelle à l’analyse de l’argumentation, comme le montrent les travaux d’O’Keefe & Benoit (1982) et Jacobs & Jackson (1982). Elle porte «en particulier sur les types d’actes favorisant la manifestation de l’opposition dans la conversation et engendrant un «argument» (au sens anglais) : insultes, accusation, ordres, refus d’accéder à une demande»52. Il s’agit de l’ancrage de l’argumentation dans une situation de confrontation discursive et dans «une interaction dans laquelle un différend s’exprime ouvertement»53. En ce sens, l’acte de désaccord peut être considéré comme une forme particulière d’argumentation, dans la mesure où un locuteur cherche à transformer par des moyens linguistiques «le système de croyances et de représentations» de son interlocuteur et à influencer des auditeurs dans le cas du débat radiophonique.

Dans le cadre du débat à la radio, la confrontation discursive naît des réponses contradictoires à la question posée par l’animateur, ou à l’assertion d’un des invités. En d’autres termes, l’un des deux débatteurs avance des arguments dans sa réponse, afin de parvenir à une conclusion visée par ses arguments ; l’autre avance une réfutation de cette argumentation, et propose des contre-arguments pour soutenir sa propre idée ou son point de vue dans sa réponse qui s’inscrit souvent dans une reformulation argumentée. L’acte de désaccord se réalise ainsi lorsque le locuteur considère une proposition (P) énoncée par l’allocutaire comme non-P avec le contre-argument. Il s’agit de l’acte illocutoire de la réfutation, qui est produite dans une intervention réactive à une intervention initiative. D’après Moeschler (1982 : 71-73), elle doit satisfaire au moins trois conditions54 :

  • la condition de contenu propositionnel, qui «spécifie d’une part que le contenu de l’acte de réfutation est une proposition (P) et d’autre part que cette proposition est dans une relation de contradiction avec une proposition Q d’un acte d’assertion préalable» ;

  • la condition d’argumentativité, qui «met l’énonciateur de la réfutation dans l’obligation (virtuelle, donc actualisable) de justifier, c’est-à-dire donner des arguments en faveur de la réfutation» ;

  • la condition interactionnelle qui «impose à l’énonciataire de statuer sur l’appropriété de l’acte illocutoire de réfutation, c’est-à-dire de l’évaluer».

On peut dire que la condition d’argumentativité fait peser des contraintes au niveau de la logique et de la sincérité sur la production discursive du locuteur. La condition de contenu propositionnel implique que l’acte de réfutation est fortement conditionné par un acte d’assertion préalable, ce qui établit sa nature «rétroactive» comme acte réactif à une assertion. La condition interactionnelle montre que la réfutation d’un locuteur a une nature «proactive», dans la mesure où elle est en même temps la cible d’une nouvelle réfutation de son adversaire et peut donc donner lieu à d’autres réactions verbales. Or ces réfutations conditionnent la production successive d’un argument et d’un contre-argument, et attribuent à l’acte de désaccord des propriétés tant rétroactives et proactives que contextuelles.

Notes
47.

Ce terme doit à Debyser (1980 : 43).

48.

C.Kerbrat-Orecchioni (C.), Les interactions verbales, tome 1, Paris, A. Colin, 1990, p. 17.

49.

Cette perspective se trouve aussi, selon Reboul (1991 : 99), dans la définition de l’argumentation de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958 : 5) : «des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment».

50.

C. Plantin (1990 : 133) présente deux types d’argumentation, établis par O’Keefe (1982) : En anglais ’argument’ a au moins les deux sens suivants : dans son premier sens (’argument-1’) ce terme peut équivaloir au français ’argument’ ou ’argumentation’ et désigner «un type d’énoncé ou d’acte communicationnel» (O’Keefe, 1982 : 3) ; dans son second sens (’argument-2’) désigne «une interaction dans laquelle un différend s’exprime ouvertement» (ibid, 9).

51.

O.Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris, Minuit, 1980.

52.

C. Plantin, ’Le trilogue argumentatif : Présentation de modèle, analyse de cas’, in Langue français, 1996, n° 112, p. 10.

53.

C. Plantin, Essais sur l’argumentation, Paris, Kimé, 1990, p. 134.

54.

Parmi quatre conditions proposé par Moeschler, nous ne nous intéressons qu’à trois conditions ci-dessus, dans la mesure où il nous semble que sa troisième condition de sincérité peut se considérer dans la condition d’argumentativité.