1. Le tour de parole dans la conversation ordinaire

Il est essentiel de tenir compte du système de l’alternance des tours de parole dans la conversation de la vie quotidienne, car celle-ci est fortement liée à la réalité sociale et constitue un phénomène linguistique fondamental. H. Sacks, E. Schegloff et G. Jefferson se sont intéressés, à partir d’enregistrements et de transcriptions, à l’analyse systématique du tour de parole, tel qu’il s’exerce dans l’organisation interne de la conversation ordinaire dyadique et considéré comme un processus de coordination des activités individuelles. Ces ethnométhodologues ont fait du mécanisme de l’alternance des tours l’un de leurs principaux objets d’étude. D’une part, ils montrent que l’alternance des tours est accomplie à la place du changement possible de locuteur par deux techniques : la sélection par le locuteur en cours et l’auto-sélection du successeur. D’autre part, ils mettent en évidence que la conversation ordinaire, et surtout dyadique, a une structure ordonnée en matière de tour de parole, en général sous la forme : ababab. Mais celle-ci nous semble inapplicable à la conversation à trois de notre corpus car dans l’interaction médiatique qui met en scène plus de deux participants, l’alternance des tours de parole ne se limitera pas nécessairement à abcabcabc, dans la mesure où elle est à la fois plus complexe et plus irrégulière que l’alternance dans la conversation authentiquement dyadique.

Le système de tours doit en effet être considéré comme «un système d’attente» ou «un système de droits et de devoirs» au sens de Kerbrat-Orecchioni (1990 : 160). D’après elle, le locuteur en place a le droit de garder la parole un certain temps mais aussi le devoir de la céder à un moment donné ; son successeur potentiel a le devoir de laisser parler le locuteur en cours et de l’écouter pendant qu’il parle ; il a aussi le droit de réclamer la parole au bout d’un certain temps, et le devoir de la prendre quand le locuteur en cours la lui cède. Ces règles peuvent être évidemment satisfaites ou au contraire être transgressées même dans la conversation ordinaire. D’une part, ce système d’attente repose sur le principe d’optimisation du rendement de la conversation : «minimization of gap and overlap»67. D’autre part, il peut se résumer en deux devoirs des interlocuteurs : ’céder la parole à un moment donné’ et ’laisser parler le locuteur en place’, qui reposent sur le principe général : ’chacun parle à son tour’.

Cependant, ces principes sont fréquemment transgressés par l’interruption et le chevauchement, où les interactants parlent concurremment avec leurs partenaires jusqu’à ce que l’un d’eux cède la parole ou qu’on s’arrête dans un silence embarrassé. Ces incidents sont monnaie courante dans la situation de discussion, et semblent même être considérés comme normaux dans le contexte du débat, bien qu’ils violent les principes d’alternance de la conversation ordinaire.

L’alternance des tours de parole nous offre en outre un système d’interlocution qui permet de susciter des réparations par ses ressources propres en cas d’apparition de désaccords. En ce qui concerne l’aspect organisationnel des tours dans une conversation quotidienne, l’observation minutieuse du moment de l’alternance des tours nous conduit à admettre que les interlocuteurs profitent de l’organisation des tours pour réparer la nature aggravante d’un acte de langage, ou pour la renforcer. L’organisation des tours recoupe la notion de «préférence» proposée par Pomerantz (1975, 1984). Ainsi, les formes de tour des actes d’accord et de désaccord ont une caractéristique : dans le contexte où l’accord est attendu, le tour de l’accord est accompli directement et avec un minimum de délai ; en revanche, le désaccord est retardé et annoncé comme action ’non préférée’ par un délai entre les tours, c’est-à-dire par une pause qui précède la prise de parole. Ce mécanisme met en évidence que le délai qui précède un acte de désaccord a pour effet de minimiser son caractère menaçant pour la face positive d’autrui alors que la réponse immédiate, voire l’interruption délibérée, renforce au contraire le caractère menaçant de l’acte de désaccord.

Notes
67.

C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 1, Paris, A. Colin, 1990, p. 164.