2.2.2. Les termes d’adresse

Dans le module d’interview, la technique de sélection du locuteur suivant par l’animateur (’hétéro-sélection’) est un moyen fondamental pour solliciter l’opinion et ordonner l’interaction. L’animateur (re)prend la parole en s’autosélectionnant, et la distribue à l’interlocuteur particulier à l’aide de la nomination explicite et/ou d’une question, comme le montre notre corpus :

(1) (Répliques 7 : 105-110)

  • → 105 F : et alors les colonisateurs, les Belges, ont cependant dans les années 50, et vous y avez fait référence Bernard Debré, changé leur fusil d’épaule c’est-à-dire après avoir soutenu les Tutsis, après avoir renforcé disons légitimé avec des arguments qui étaient les leurs une hiérarchie qu’ils avaient trouvée au départ, et bien ils se sont tournés du côté des des Hutus, et alors pourquoi ont-ils agi ainsi quel est le sens de ce revirement et quelles ont été ses conséquences ses retombées dans la suite ? Alors Bernard Debré

  • 106 D : je pense que nous sommes d’accord sur ce cette analyse, euh si les Belges d’abord ont été très favorables aux Tutsis, je rappellerai qu’ils ont fait un panégyrique des Tutsis avant 1920-1930 même 1940, euh ils se sont aperçus, dans les années 1950, de deux choses je l’ai dit tout à l’heure d’une part que les pays arrivaient vers l’indépendance, ils étaient un peu hésitants, comme tous les colonisateurs à partir, et se sont dit après tout pourquoi ne pas rester un peu plus, d’autant plus que la majorité Hutu leur demandait de rester cinq ou six ans de plus parce que la majorité Hutu avait craignait euh les Tutsis et les Tutsis leur ont dit il faut partir et d’ailleurs, les Tutsis le roi Tutsi a demandé à l’ONU de faire partir les Belges un peu plus tôt. Alors pour quelles raisons d’abord parce que les Belges ne voulaient pas partir, vraisemblablement, et la deuxième raison c’était que la démocratie, que je respecte et que je réclame je suis un démocrate, euh la démocratie occidentale c’était le la majorité au pouvoir, donc il était évident qu’il fallait à ce moment-là faire des élections libres, et les élections libres c’était l’apparition d’un pouvoir Hutu.

  • → 107 F : Et d’ailleurs vous avez cette phrase quand même terrible sur laquelle nous reviendrons ’au Rwanda la démocratie à l’occidentale imposée plaquée sur un tissu social très élaboré a été vraisemblablement une des causes du génocide’

  • //vous appliquez : ça s’appelle idéologie démocratique est-ce que euh votre analyse

  • 108 D : //oui tout à fait

  • → 109 F : va dans ce sens aussi Jean-Pierre Chrétien non

  • 110 C : écoutez, je, je me pose des questions aussi rien n’est aussi simple, on approche de l’indépendance, les gens instruits sont porteurs du nationalisme, la plupart sont Tutsis, ou Ghanois dans le cas burundais. Les Belges effectivement ont des problèmes avec le Congo et veulent retarder un peu les choses, l’ancien vice-gouverneur gouverneur général, un roi entre parenthèses, qui n’était pas résident au

  • Rwanda, il était vice-gouverneur général pour l’ensemble, euh a raconté (...)

Dans l’exemple ci-dessus, l’animateur (Alain Finkielkraut) sélectionne d’abord comme prochain locuteur le débatteur (Bernard Debré) en 105 et en 107, et en 109 le débatteur (Jean Pierre Chrétien), à la fois en les appelant par leur nom et en lançant le thème sous forme de questions, pour solliciter l’opinion du partenaire. Ainsi, sélectionné par le meneur, le débatteur (Debré) a le droit de prendre la parole jusqu’au moment où l’animateur la reprend et la passe à l’autre débatteur (Chrétien). L’intervention du débatteur (Debré) se caractérise d’une façon générale par un long tour comme en 106, afin de présenter ou justifier ses positions. Pendant ce temps, l’autre débatteur (Chrétien) reste potentiellement le destinataire indirect en écoutant les propos de son adversaire, et il est présenté au tour suivant comme le destinataire direct, lorsque le meneur le sélectionne.

Lorsque le débatteur (D1) exprime sa propre opinion dans le tour sollicité, c’est en effet à l’animateur qu’il s’adresse fondamentalement plutôt qu’à l’autre débatteur (D2), dans la mesure où son opinion a le statut d’une réponse à sa question. Le meneur se situe donc dans la position de destinataire direct en émettant la plupart des régulateurs. Il existe d’ailleurs des cas où un débatteur (D1) utilise dans son intervention le nom d’adresse (nom propre) ou le pronom de troisième personne pour désigner l’autre débatteur (D2). C’est la preuve que celui à qui le débatteur (D1) parle n’est pas D2 mais l’animateur, comme l’illustre l’exemple (2) en 016 :

(2) (Répliques 7 : 15-16)

  • 015 F : Bon alors Jean-Pierre Chrétien je vous pose maintenant la même question, comment vous réagissez à cette déclaration de Michel Rocard, pensez-vous comme lui de là où vous êtes c’est-à-dire vous n’êtes pas vous êtes chercheur historien observateur vous n’êtes pas engagé politiquement au même titre que Michel Rocard mais pensez-vous que la France à ce moment là a choisi le mauvais camp ou la mauvaise cause.

  • → 016 C : non je ne suis pas engagé euh politiquement de la même façon non plus que monsieur Debré je pense que nous parlons d’un point de vue assez sensiblement différent non seulement dans les opinions, mais aussi dans l’expérience que nous avons de cette région, (...)

En outre, l’intervention d’un débatteur peut également s’adresser à deux destinataires directs : l’animateur et l’autre débatteur. C’est le cas notamment de l’exemple ci-dessous, extrait de l’émission «Répliques (22/11/97)» où les participants s’opposent sur le problème de l’art contemporain :

(3) (Répliques 4 : 011-012)

  • 011 F : Rapport pour le moins douloureux, donc, Jean Clair que, que, comment ressentez-vous cette critique, c’est-à-dire vous et l’art vous et la haine de l’art.

  • 012 C : Ça fait 30 ans à peu près que je m’occupe d’art contemporain, quels que soient les artistes que l’on mette, que l’on range sous cette rubrique, d’art contemporain il y a des gens qui sont contemporains, il y a des gens qui travaillent en même temps que nous euh, faudrait donc que je fusse vraiment si maso, si masochiste pour détester l’objet même dont depuis 30 ans je m’occupe. Moi j’aimerais d’emblée poser une question à Philippe Dagen parce que j’ai d’autant cru que c’était une girouette en matière de critique, changeant d’idée comme de chemise à peu près selon d’un article à l’autre et d’une semaine à l’autre, en fait j’ai été, en relisant son livre j’ai été ramené à réviser ma position. C’est pas une girouette c’est quelqu’un qui a une méthode, c’est quelqu’un qui relève plutôt du caméléonisme, c’est-à-dire qu’il prend la couleur du milieu dans lequel il s’exprime, voici ce que Monsieur Dagen écrivait il y a très peu de temps, il y a pas 30 ans c’est pas comme les archives que vous êtes allé piocher pour me ressortir Picasso, il y a un an ou deux vous écriviez, ’dans une ou deux décennies il conviendra d’écrire l’histoire de l’académisme moderniste dont les années 80 ont été les 10 glorieuses, elle dressera l’annuaire des champions de ce pompiérisme municipal qui n’a rien à envier au pompiérisme du radical socialisme d’il y a 100 ans. (...), alors j’aimerais bien savoir où est-ce que vous vous placez ?

Dans l’exemple ci-dessus, l’animateur (Alain Finkielkraut) adresse en 011 sa question au débatteur (Jean Clair) en utilisant les termes d’adresse (’Jean Clair’ et ’vous’). A cette question, ce débatteur prend en 012 la parole. Son intervention s’adresse dans un premier temps à l’animateur sous forme de réponse et ensuite à l’autre débatteur (Philippe Dagen). Le passage d’adresse de l’un à l’autre est marqué par une interrogation posée par Jean Clair : ’Moi j’aimerais d’emblée poser une question à Philippe Dagen’. Après cet énoncé, le débatteur (Jean Clair) désigne son débatteur soit comme destinataire direct par l’usage de pronom d’adresse (’vous’), soit comme délocuté en mentionnant son nom (’Monsieur Dagen’). Son intervention s’oriente directement vers l’autre débatteur (Dagen) en posant la question (’alors j’aimerais bien savoir où est-ce que vous vous placez ?’).